L'éditorial de Christian Saint-Paul

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2023

 

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18/03/2023

William Cliff - Guillaume Decourt -

et une pièce de théâtre d’Anne Rebeschini

 

Ne voulant pas amputer trop le temps réservé à l’invitée de l’émission du mardi 14 mars 2023, je signale en préambule la parution des deux livres ci-dessous, tous deux édités par les éditions La Table Ronde qui poursuit un important travail éditorial sur la création poétique et que nous devons saluer avec tous ces éditeurs qui donnent leurs lettres de noblesse à la poésie nonobstant un marché restreint.

 

 

William Cliff

Des destins

éditions La Table Ronde

352 p, 22 €

« Je veux de la poésie, de la poésie

Pour charmer la déroute de mon existence »

 

C’est un chemin ample, et parfaitement cadencé, que William Cliff nous propose d’emprunter avec lui dans ce nouveau livre des origines. Avec le sonnet comme exigeante charpente formelle, il transporte page après page la simplicité puissante de son univers au rythme tranquille de sa langue limpide, rocailleuse et charnue.Des destins commence par revenir sur son enfance dans la petite ville wallonne de Gembloux, brossant les portraits intimes, souvent caustiques, de quelques-uns de ses proches. Il y a sa marraine – « une femme despotique qui avait mal au foie et criait son malheur », son parrain – « mon oncle bien-aimé qui a cessé de respirer / et dont le corps est cadenassé dans un coffre bien fermé », et de sa bonne-Maman, lectrice de romans policiers et fumeuse de tabac égyptien. Chacun a nourri à sa façon le destin poétique de l’auteur. Puis, la généalogie familiale laisse place à l’évocation de premiers émois érotiques auprès des garçons du village et du pensionnat, bientôt entremêlées de récits amoureux de l’âge adulte. Portée par un allant méditatif et la grande souplesse du vers, une sagesse désabusée et amusée se glisse dans les interstices de sa poésie narrative, entre un hommage à Baudelaire et un autre à Walt Whitman. La conscience du temps qui file surgit dans la banalité de scènes quotidiennes – un retour de nuit arrosée, une méchante chute sur les pavés – tandis que le poète solitaire voit la vie et la mort se tenir main dans la main, partout, dans la texture étrange des rencontres et des choses.Ainsi « la putrescence des oignons quand vient l’été / est nécessaire pour la floraison des fleurs / lesquelles fécondées donneront la jetée / des semences perdues au fond des profondeurs ».

 

***

Guillaume Decourt

Lundi propre

éditions La Table Ronde

88 p, 14 €

« Un ciel très bleu et des citrons très jaunes »

 

« La tour Eiffel scintille chaque nuit / je porte mes bottes de Tasmanie », écrit Guillaume Decourt dans ce détonnant recueil irrigué d’images ramenées du monde entier, telles des légendes. Après une enfance passée entre Israël, l’Allemagne, la Belgique et le Massif central, le poète a vécu à Mayotte, en Grèce, et même en Nouvelle-Calédonie. De ses voyages et de bien d’autres horizons réels ou inventés, il puise un matériau singulier, à la puissante force évocatoire, distillé dans les instantanés que sont ces soixante-dix dizains à la précision millimétrée.Percutant et concret, chaque poème peut se lire comme une énigme et une micro-scène en forme de patchwork. La voix du poète pose sa douce et drôle mélancolie dans un kaléidoscope de paysages vivants et immémoriaux, peuplés de personnages charismatiques et d’oiseaux exotiques. Cheminant dans la sophistication décalée de cette géographie intérieure, on croise le fantôme d’une femme aimée, l’enfant qu’ils n’ont pas eu, des rêves d’héroïsme et de bravoure masculine dépassée par l’épreuve des années, un rien blasée. « Quelqu’un me manque, je ne sais pas qui » – « ce soir je suis presque heureux de ma vie », constate celui dont la rime et la rythmique penchent souvent du côté de l’espièglerie et de l’autodérision. Tant que subsistent quelque part « un ciel très bleu et des citrons très jaunes », l’écriture est avant tout, avec Guillaume Decourt, un art de la gaité.

 

***

L’émission « Les poètes » reviendra dans une prochaine semaine sur ces publications mais il était nécessaire de donner au public connaissance de leur existence.

 

***

L’invitée de l’émission est Anne Rebeschini comédienne venue parler de la pièce de théâtre dont elle est l’auteur, le metteur-en-scène et le chorégraphe :

 

Absence(s)

 

pièce qui nous plonge dans l’univers de la maladie d’Alzheimer

 

et qui sera jouée à Toulouse

le mardi 21 mars et le mercredi 22 mars 2023 à 20 h 30

au Théâtre du pavé

 

"Absence(s)", nouvelle création théâtre-danse-vidéo d’Anne Rebeschini de la Compagnie des Sens, raconte avec humour et gravité des facettes de la maladie d’Alzheimer.

Voici ce qu’en dit la presse :

 

Quand disparaît la mémoire sous le choc de la maladie d’Alzheimer, comment donner forme aux souvenirs ? Comment la vie se recompose-t-elle ? "Absence(s)" nous questionne, nous émeut et nous réjouit autour de l’identité du sujet et de ses liens avec la mémoire. Une leçon de vie revigorante et sensible où la beauté et la violence s’entremêlent à l’aide d’une scénographie hybride liant onirisme et réalité.

 

À la question centrale que se pose l’humanité "de quoi sommes-nous faits ?", "Absence(s)" propose une réponse essentielle : c’est l’art qui nous constitue, il est ce qui reste quand tout disparaît.

 

Absences multiples

À travers le quotidien d’un couple, et du quatuor qu’ils forment avec leur fille et la sœur du personnage principal, sous l’attention de son infirmière, se dévoilent les problématiques liées à la perte de mémoire et aux absences dues à la maladie d’Alzheimer. Une confrontation aux absences multiples : égarement, solitude, manque, défaillance, défaut, fuite, déni, absences de réaction, de goût, de volonté, d’énergie, d’envie.

 

L’écriture se fonde sur la désorientation spatiotemporelle. Séquences et tableaux vont et viennent entre passé et présent, souvenirs ou rêves, réalité ou imaginaire. L’accumulation de sensations dans l’inconscient du personnage central immerge le spectateur : partition chorégraphique, dialogues, vidéos et espaces sonores expriment la fluctuation des souvenirs et la reconstruction de repères.

 

La pièce mêle humour et gravité. D’un côté la maladie dégénérative, incurable. De l’autre, une tonalité plus ludique : des situations étranges, surréalistes qui découlent de l’incompréhension à laquelle les cinq personnages font face.

 

"Absence(s) est un témoignage où l’humain se bat pour qu’existe une communication, certes non verbale mais vraie et sincère, donc réconciliant", avance Anne Rebeschini, autrice, metteuse en scène et chorégraphe du spectacle.

 

Si cette pièce à cinq personnages parle des conflits inhérents, des dénis et distorsions d’une famille en proie à l’inconnu face à la maladie, elle traite aussi des relations aidants/aidés, du milieu infirmier, de l’empathie, du dévouement et surtout, avant tout, d’amour.

 

Comment l’épouse, la fille, la sœur s’emparent-elles de cette relation à l’être Alzheimer ? Quelles sont les dislocations du couple et de la relation familiale ? Comment l’absence du passé place l’instant présent au centre de la vie.

 

Absence(s) nous questionne, nous émeut et nous réjouit autour de l’identité du sujet et de ses liens avec la mémoire. Une leçon de vie revigorante et sensible où la beauté et la violence s’entremêlent à l’aide d’une scénographie hybride liant onirisme et réalité.

Une pièce de théâtre absolument à voir !

 

Réservations : 07 66 39 04 26

 

Billetterie en ligne :

 

https://absences.festik.net

 

Distribution :

 

Conception, direction    Anne Rebeschini

Interprétation           Adolfo Vargas

                               Isabelle Saulle

                               Nathalie Broizat

Texte et chorégraphie Anne Rebeschini

Musique originale et espace sonore     Iván Solano

Lumières      Amandine Gerome

Vidéos         Clément Combes

Costumes   Olivier Mulin

Objet plastique   Marie Thomas

Sonorisation Ludovic Kierasinski

Adolfo Vargas : Celui qui oublie (Paul Pinadesco)

Isabelle Saulle : L'inconsolable (Natalia Pinadesco : son épouse)

Nathalie Broizat :  - L'inoubliable (Anaïs Pinadesco : sa fille)

                               - L'étrangère (Corinne Pinadesco : sa soeur)

                               - La protectrice (Camille Casadesus : son infirmière)

 

Extraits :

 

TABLEAU III scène 7 : le roman

 

(...)

Celui qui oublie ramasse le calepin de La protectrice. 

Il lit en marchant.

 

CELUI QUI OUBLIE : « Une nuit de garde dans la salle de repos. Il fait froid, les étoiles ne semblent pas se joindre à la fête lunaire. Je somnole sur le lit d’appoint. Sur ma gauche, des baies vitrées pour surveiller si quelqu'un, un patient passe. En sourdine assez loin, la chanson 10 000 fois fredonnée par Monsieur Henri, I put a spell on you. »

 

La protectrice apparaît en ombre. Camille est derrière l’écran.

 

LA PROTECTRICE en ombre : Allongée, je me laisse bercer par sa voix lointaine, pour tenter d'apaiser mon dos perclus de douleurs, dues aux heures interminables et épuisantes.

 

CELUI QUI OUBLIE lisant : « Je susurre, chuchote, soupire. Des souffles venus du fond de l'antre de chair s’agitent. Mon corps rythmé, contracté et souple, énergique et voluptueux s'élève, se gonfle, se perd, divague par vagues : souffle, vent, rafales, tout est démesure ! Le coeur bat l'allure d'un cheval au galop, il tape fort, tape fort dans le corps. »

 

LA PROTECTRICE en ombre :  Dans ce délire délicieux, soudain je sens une présence. J'ouvre les yeux, Monsieur Henri est là... courbé... à quelques centimètres de mon sexe... sa bouche ébahie devant l'antre de ma blouse blanche qu'il tente de soulever de son souffle. Dans un élan de survie, je me relève d'un bond sur le lit. Surpris, il me dit : « - Vous êtes jolie Mademoiselle Camille, vraiment jolie ». Dans un effroi qui me glace, je tente calmement de lui dire « - Monsieur Henri, vous devriez dormir à cette heure-ci. » Il me fixe de ses yeux bleus avides. La seconde de silence dure une éternité. Je le repousse à l'extérieur de la salle. Il me regarde stupéfait. Je referme la porte, prends son calmant, de l'eau, puis ressors avec la force d'une femme déterminée à ne pas se laisser impressionnée.

 

Les voix sont simultanées au départ, lui voix basse qui monte, elle voix haute qui s’amenuise. 

 

CELUI QUI OUBLIE et LA PROTECTRICE  simultanément:

« Je lui donne le médicament, il boit mécaniquement.

Il repart vers sa chambre. Je respire, referme la porte à clé, m'écroule sur le lit, paralysée de douleurs. 

J'apprends à mon retour de week-end que Monsieur Henri est mort. »

(...)

 

 

TABLEAU III scène 8 : le deuil

 

Scène 8 : le deuil

 

Appartement des Pinadesco. 

Nuit.

L’inconsolable, vêtue du haut de pyjama de Paul. Assise sur le fauteuil de Celui qui oublie, lit une lettre.

 

L’INCONSOLABLE lisant : « A ma femme chérie, aimée, adorée, vénérée par son mari comme nulle autre pareille. Ma mie, une fleur pour son retour mais une fleur, si belle soit-elle, est peu de chose au regard du bouquet qu’elle représente elle-même.

L’absence ne compte pas quand on s’aime dit le poète. Mais l’absence, c’est le vide absolu et dans le vide, il n’y a rien. Il n’y a pas l’air qu’on respire, la chaleur des rayons du soleil sur la peau, la légèreté des nuages, ni la douceur de l’herbe que l’on foule aux pieds. On n’entend même pas l’écho des voix familières, peut-être, seules, les larmes glissent sur la joue. Alors, je ferme les yeux. Nous sommes faits de l’étoffe des songes et notre petite vie, un somme la parachève a écrit Shakespeare. Bonne nuit ma chérie. »

 

***

 

 

 

 

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L’émission du mardi 21 février 2023 est exclusivement consacrée à la poète : Imasango

 

Imasango naît et grandit en Nouvelle-Calédonie, dans une famille dont l’arbre généalogique témoigne de la complexité de l’île et de l’archipel. Ses origines métisses suscitent très tôt sa soif d’ouverture à l’autre et sa volonté d’œuvrer avec lucidité en artisan de paix pour contrer la lourdeur des legs de l’histoire. Agrégée d’espagnol et poète, avec constance elle a mené en parallèle enseignement et actions culturelles citoyennes, pour accompagner les jeunes de son pays et

participer activement à la construction d’une société post-coloniale plus apaisée. Elle décide de se consacrer exclusivement à la poésie depuis deux ans et vit entre la Nouvelle-Calédonie et Bordeaux.

Elle sera reçue Maître es-jeux de l’Académie des jeux floraux de Toulouse le jeudi 4 mai 2023.

 

Sa poésie, parole unique et incontournable de la littérature calédonienne, lui vaut d’être invitée en tant que voix contemporaine d’outremer.

Auteure de plusieurs ouvrages, présente dans diverses revues, elle participe à plusieurs anthologies, notamment aux Éditions Bruno Doucey où sont édités son recueil Pour tes mains sources (2011) Se donner le pays, Paroles Jumelles, co-écrit avec Déwé Gorodé (juillet 2016), Ce pays dans mes veines (août 2022).

Elle signe également des livres d'artistes aux Éditions de la Margeride, en collaboration avec Robert Lobet, peintre et éditeur, Le baiser des pas de nos silences (2013), Le poème est nomade (2013), Le souffle du silence (2016), Arbre (2018). La voix des paysages (2021).

Elle publie un recueil de poésie jeune public, Les poètes marchent pieds nus, aux éditions Plume de notou, illustré par Stéphane Foucaud, à Nouméa, (juin 2022), avec l’espoir de guider la jeunesse de son pays, sur les chemins du vivre ensemble.

Kaléidoscope de l’âme humaine, son œuvre se nourrit de beauté, sensualité, spiritualité et engagement sur les chemins d’humanité.

 

Cette artiste donne des récitals de poésie, est familière du festival « Les voix vives » de Sète, et se produira dans quelques jours en récital à la Maison de la Poésie Jean Joubert de Montpellier.

Elle figure dans diverses anthologies dont la dernière « L’Ephémère 88 plaisirs fugaces » Anthologie établie par Thierry Renard & Bruno Doucey, avec la participation d’Ernest Pignon-Ernest, aux éditions Bruno Doucey, 235 pages, 20 €.

 

« A pas de vies multiples, j’habite une lumière, j’en garde souvenirs et afflux, abymes de mémoires orphelines » écrit-elle dans le poème de cette anthologie.

Et partant, révèle sa posture pour habiter le monde en poète, s’irradier de lumière, celle de toute spiritualité vivante, et d’en conserver la trace qui prolongera la lumière venue du lointain des âges , une lumière où s’épanouit la liberté.

 

Car toute l’œuvre d’Imasango peut être lue comme une ode intarissable à la liberté. Pas de beauté, pas de poésie, pas de fraternité en dehors de la liberté. Elle chante son pays, celui qui coule dans ses veines avec cette joie pure chère à Simone Weil, mais elle ne s’y enferme pas.

La liberté se partage, comme le poème qui est un don, pour lequel elle peut s’unir à d’autres artistes : les plasticiens pour un échange d’émotions, mais aussi une compatriote poète comme le fut Dewé Gorodé. Elle a vécu ce bonheur de nous offrir à lire un livre de poèmes à quatre mains.

 

Ecoutons cette voix venue de ce pays qu’on imagine de beauté foudroyante, écoutons ce cri d’amour à un pays, et à travers lui, ce cri d’amour au monde qui la fait chanter.

***

Poèmes extraits de ses livres :

 

Une œuvre au ventre

Le souffle créateur imprédictible impénétrable tresse

l’aube à nos vœux les distances aux rencontres

Il offre l’énergie de l’océan prête à rejoindre la sève des

espaces inconnus où découvrir l’autre et traverser ses

lieux

Je me suis si souvent retrouvée tel un arbre que l’éclair

foudroie habitée des couleurs du vivant quand par

magie mon œil n’était que vertige

Etirant le vert du monde et le bleu des attentes le poème

ouvre son territoire sur les iris des visages

Eloignant le monde de l’enlisement des limites insulaires

je suis une œuvre au ventre tel un pèlerin sur les

chemins

Rituels de soleils intérieurs reconquis pour l’écho de la

vie se côtoient en silence pins colonnaires écho des ifs

d’un autre continent

Ailleurs les nuances contrastées de l’île se taisent

peu d’incendie de lumière plutôt une brise sereine

s’échappant des couleurs d’automne

S’avancer sans geste d’envergure pour approcher le

flamboiement des reconnaissances portée sur nos

paumes ouverts

Le temps s’invite sur le seuil de l’intense je suis femme

enracinée aux espaces dispersés de notre humanité en

quête de sens

***

Pour tes mains sources

Carte de séjour

Tu donnes vie

A mes heures territoires

Alchimiste forgeur

De versants intérieurs

De haltes et départs

A la limite de toute frontière

 

Tu mesures démesures

Mes errances

Sur ta bouche

Offrant

Verdict d’horizons

A mes battements de cœur et d’ailes

 

Je me tais sur les embruns

De terre promise

Née à ton pouls

Ventre-océan

Artisan des instants-plaines

 

Je prends ma carte de séjour

***

Face à l’œil froid

 

Je refuse les étoiles placées sous cellophane

Je refuse les pierres évidées de leur moelle

Je refuse les entorses clouées aux pieds des arbres

Je refuse la noirceur des mille marées montantes

Je refuse les fugues agitées de regrets

Je refuse les colères des marches à l’aveuglette

 

La vie des uns chante l’exil des nuits de craie

Quand il pleut

Sur les escales d’intolérance

Se délitent les parcours

Demain s’efface des collines à gravir

Si les grilles et la rouille moulent l’éclair des accords

 

Le monde tremble de nuances à bâtir

Sur les faces abruties des âmes toujours en quête

Pétrifiées

D’incertitude glacée de cicatrices

Par les mots que l’on crache des griffes qui résonnent

 

Je t’offre l’éclat des mousses humides

Je tisse tendresse à ta veine cave

J’agenouille mes soupirs

Sur l’autel des espoirs

 

Je t’offre l’amour sans artifice

Le bohémien que rien n’encage

L’inachevé

L’oiseau vif

Prêt pour ensemencer

L’ardeur du soleil

Aux frontières généreuses

***

Renaître au sort

 

Tu pêcheras la lune des horizons sacrés

Tu chanteras le feu des voyages hors frontières

Tu mangeras le sel des douceurs que l’on offre

Tu iras où les mots bercent et captivent

 

Tu ouvriras les conques où repose l’histoire

Tu graveras la fable du temps qui emboucane

Tu panseras les bouches orphelines d’innocence

Tu prêteras tes ailes à mes évasions d’encre

 

Tu tairas les séjours gainés d’indifférence

Tu offriras le germe des chemins praticables

Tu guideras les mâts éclosant sur les monts

De nos jardins mystères

Où tout devient possible

 

Alors

Tu enfanteras les éclosions

De notre destin

***

Pour les soleils accumulés

Je porte ce pays dans mes veines son passé déchiré

ses limites et étroitesses lieu de rencontres qui

bouleversent fertile ancrage de ma présence au

monde

 

Où que débordent le ciel et les soles accumulés pour

accepter ma cage insulaire il m’a fallu coudre l’océan à

la face des linceuls

 

Sublime pays-village postcolonial me propulsant à la

table pour écrire trouver une aire de plénitude où

fonder des lieux d’élan faire jaillir l’outre-vie

 

Des fruits nichés sous la pluie brute des peaux cherchent

la nuance du foncé au clair j’ai mis à nu une balise un

phare des gestes vrais

 

Ainsi je vis j’écris ce lieu et l’ailleurs portés en moi

bouturant la terre océanienne sur l’horizon tel un

aveu de présence fébrile au seuil des mutismes

 

Sur mes paupières ouvrant la porte du temps la vie

affirme son évidence où je deviens une main tendue

vers l’autre

 

Appelant les pirogues et la marée montante adossée à

l’âme du pays tissant des liens malgré l’orage j’écoute

les paysages et la mémoire des repas partagés

***

La forge subversive

Parfois regarder le monde c’est avaler une pierre

marcher sur des tessons à cloche-pied

porter la montagne sur son dos

 

on se demande incessamment comment rester

une femme avec ses hanches osant ses seins

et la douceur d’aimer

 

doit-on être l’amazone convoquant le samouraï

et partir en croisade sur volcans et cratères

abîmés de l’absurde

 

les copeaux de nos yeux libèrent la vérité

rendant la pierre à son destin le cœur à sa bonté

on reconquiert les liens intimes de l’équilibre

 

évitant l’égarement forçat de dénouements de braise

le vaisseau de nos gestes assouplit la forge subversive

pour qu’advienne le miracle de notre foi en l’homme

****

 

 

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Yves Charnet - le modèle c’est lui-même -

 

Les circonstances et ce que tout le monde oublie dans la fuite éperdue de sa vie : la part de l’inconnu, ont eu raison de la régularité de mes éditoriaux. Dépassé par le temps. Les semaines s’enchaînent chacune avec son émission, chacune avec un auteur dont il importe de dire tout le bien qu’il se doit. De faire partager l’enthousiasme qui fut le mien à la lecture de livres. Propager la passion de la littérature comme une contagion inextinguible.

C’est donc avec un grand retard que je reviens sur une émission du mardi 29 novembre 2022 consacrée à mon invité Yves Charnet.

Né à Nevers en 1962, ce Toulousain d’adoption (professeur responsable du module Arts & cultures à SUPAERO depuis 1996) s’est fait connaître, depuis son premier livre (« Proses du fils », La Table Ronde, 1993), par une œuvre où l’enquête autobiographique reste inséparable d’une quête poétique.

Chacun des douze livres parus invente un nouveau chapitre de cette autofiction sans fin dont l’originalité tient une place singulière dans le paysage littéraire contemporain. Le dernier en date, « Chutes » (Tarabuste, 2020), a notamment été salué par des romancières & critiques comme Sarah Chiche & Camille Laurens.

C’est précisément le bel article de Sarah Chiche « Autopsyves » paru dans la revue de littérature « Les moments littéraires » n° 48 (160 p, 16 €) que je choisis dans le cours de l’entretien avec Yves Charnet pour rendre compte de sa singulière posture d’écrivain-poète. Et cet article, j’ai demandé à Yves lui-même de le lire. Charnet lisant ce que l’on écrit sur Charnet. L’analyse toujours pertinente de Sarah Chiche déchiffrée avec l’inimitable ton et résonnance de lecture de Charnet :

« Il y a presque 2500 ans, Diogène fit scandale en demandant à ses disciples qu’à sa mort son corps soit jeté par-dessus un mur, où il serait dévoré par les bêtes. Ce geste, Yves Charnet l’accomplit lui-même , de son vivant, à chaque phrase. »

Cet artiste tout en désordre permanent comme sa « péniche » (son logement près du canal du Midi) et sa psyché selon son propre aveu, a fait de la poésie « la grande affaire de sa vie », comme le révèle, mais on le savait depuis « Proses du fils », son amie écrivaine.

Dans cette émission qui se veut une répétition au sens théâtral du terme, du « Tempo Poème » qui lui a été consacré quelques jours plus tard à la Maison de l’Occitanie à Toulouse, seul lieu ouvert à la présentation des poètes (de bibliothèque et autres) à Toulouse, ville et région richissimes en poètes, mais dans le misérabilisme le plus affligeant pour leur accueil et leur promotion au public, Yves Charnet revient sur les poèmes en prose de « Chutes » (édition Tarabuste, 289 p, 18 €) qui avait fait l’objet de l’émission du mardi 21 décembre 2021 (toujours accessible sur lespoetes.site).

C’est un jet ininterrompu de proses qui enserre dans ce langage de haute lignée la poésie. Le regretté Michel Baglin qui aimait tant ces proses là, disait qu’elles cherchaient « à retenir dans ses filets ce que la vie nous offre et nous reprend aussitôt » et il ajoutait « quant à la poésie, elle est bien là, partout entre les lignes, elle est celle du désir impossible. De la ferveur et de l’élan retombé.»

L’autofiction ne s’arrêtera qu’avec son auteur. C’est la loi du genre. Dobrovsky vivait l’autofiction comme une autre forme de la poésie. Et c’est bien de cela dont il s’agit. De cette forme de poésie qui prend naissance directement dans le tréfonds du corps et de l’esprit de l’artiste qu’elle habite. Une nouvelle forme du romantisme que pratique celui qui aurait « aimé vivre parmi les types de 1830. Le clan des romantiques.»

« Il y a des soirs où je me prends pour Pessoa dans ma péniche dérangée » avoue-t-il. L’autofiction :« le moyen de décrire son psychisme le plus complètement possible ». Et « c’est toujours un testament depuis Villon un poème. »

Ainsi tous les livres de poésie sont posthumes. De chutes en chutes, Yves Charnet revisite sa vie, la fige par sa langue cruelle car elle cerne les ombres, celle du poème. Comme Van Gogh il est son propre modèle. Et comme Cendrars il trempe sa plume non dans un encrier mais dans la vie.

La vie, inséparable de la chute. Comme la marche, nous n’avançons que par chutes successives. Mais sans nous affaisser vraiment. D’angoisses en angoisses, de doutes en doutes, devenant toujours l’ex, l’autre en soi. Mais la littérature est toujours en filigrane dans les incessantes proses qui fabriquent ce long poème qu’est ce livre « Chutes ». La littérature, il connaît, ce professeur Normalien, tout comme la chanson dont il saisit dans chacune sa part de « vérité » universelle, cette vérité populaire qui « vous rend moins amer ».

Pour son « Tempo Poème » le poète a choisi de lire des pages évoquant Claude Nougaro dont il fut l’ami de 1981 à sa disparition en 2004. Intitulé : « Nougarostalgie », ce premier ensemble a été publié dans le n° 9 de la revue du poète-éditeur-dessinateur Bernard Deson « Instinct nomade » entièrement consacré au chanteur en octobre 2021.

Yves Charnet avait déjà évoqué son amitié avec Nougaro dans un livre qu’il était venu présenter à l’émission « Les poètes » dont j’avais alors rendu compte en ces termes :

"Quatre boules de jazz - Nougasongs" aux éditions Alter ego de Céret ( 192 pages, 19 €).

Ce livre, dont le personnage qui se promène au fil des pages, est Nougaro, est une suite de l'œuvre toujours en cours de construction d'Yves CHARNET. Tous les livres d'Yves Charnet pourraient être mis bout à bout : il en résulterait un long poème commencé avec "Proses du fils" et qui laboure les blessures d'une vie où l'abandon, la terreur du rejet de l'amour, seul sujet qui vaille, l'appel à l'amitié, à la générosité qui le bouleverse jusqu'à la moelle, creusent les sillons infinis d'une écriture spontanée, épidermique et pourtant si empreinte d'expérience, qui signe les grands poèmes de notre histoire littéraire.

Car si le vécu se taille la part du lion dans ces écrits, la culture littéraire, artistique, tauromachique même, s'y est agrégée en un conglomérat inséparable. C'est de là que provient cet énorme plaisir à lire les mots de Charnet : ils sont terriblement compréhensibles, faits de notre quotidien, mais aussi de nos réminiscences, les chansons populaires, et pas que celles de Nougaro, les poètes comme Stanislas Rondanski.

Et ce livre, même s'il est un fabuleux cri d'amour, à Nougaro, et de rage devant sa disparition, est bien au-delà d'un simple exercice de mémoire et d'exorcisme.

L'autofiction qu'il pratique inconditionnellement est la forme la plus élaborée de sa poésie. Et le lecteur s'y retrouve. Il ressent les mêmes émotions que l'auteur; Charnet abolit les distances, aucun subterfuge, les choses sont dites comme elles sont. Et cet accent inouï de vérité tient le lecteur dans un constant état d'émotion, ce qui fait l'indéniable grandeur du livre.

C'est un poète qu'il cite en exergue du livre : Jean Cocteau qui évoque Edith Piaf. C'est encore un autre poète, Jacques Audiberti qu'il cite et qui a quelque temps partagé l'appartement de Nougaro, l'un en bas, l'autre à l'étage. Audiberti qui le qualifie de "petit taureau dans l'arène du disque" en 1962. Et Charnet évoque aussi Breton, "Nadja".

Nougaro avait notre accent d'Occitanie et parlait "avec ses mains de chamane toulousain" comme ne pouvait que le remarquer avec fascination Charnet.

Cette chanson populaire, elle aura tout donné à Charnet, lui qui a réussi de savantes études à Normale Supérieure. Et Nougaro perpétue la tradition des troubadours, c'est le "troubadour de la blue-note" écrit Charnet.

Ce livre est un long poème où Nougaro et son fantôme apparaissent en filigrane; Charlet ne se complait pas dans un quelconque hommage, l'amitié vaut bien mieux que ça.

Aujourd’hui voici ce qu’il écrit sur cette amitié, celui même qui donna à un de ses livres le titre rédhibitoire de « La tristesse durera toujours » (La Table Ronde éd.) :

Yves Charnet

NOUGAROSTALGIE

La plume de Venise.

Au retour d’un voyage en Italie, Nougaro m’avait offert une plume & de l’encre. Une grosse plume en verre de Venise. Je revois encore ses torsades baroques. Ses torsades bleuâtres. Je m’accrochais à cette plume. Comme à une baguette de magicien. Je m’y tenais. Une rampe pour ne pas dégringoler. Était-ce dans Moulin rouge, le film de John Huston, en 1952, que j’avais vu cette scène qui traumatisa durablement mon enfance. L’interminable chute du tout jeune Toulouse-Lautrec dans un grand escalier du château familial. Il y avait ainsi des événements dont on ne pouvait pas se relever. De véritables catastrophes. Après de tels désastres il ne restait plus qu’à peindre. Écrire, chanter. Personne ne guérissait de ce genre de blessures. Jamais, nulle part. On ne pouvait que les entretenir. Comme des putains de luxe. C’est ce que fit le prodigieux portraitiste de la Goulue. Jean Genet, Claude Nougaro. Mon enchanteur avait une théorie des races. Pour les artistes. Un jour cette plume si précieuse s’est cassée. En tombant brusquement par terre. Elle s’est éparpillée en mille morceaux. Sur les carreaux de notre minuscule cuisine, au 64 avenue Ledru-Rollin. C’étaient deux chambres de bonnes récemment reliées entre elles. Au sixième étage d’un appartement collé contre le clocher de l’église Saint-Antoine. J’écrivais souvent dans ce recoin de notre studio d’étudiants. Sur une table bancale. C’était dans les premières années de mon amour. Mon amour fou pour Marie-Pierre. Cette femme douce deviendra, bien plus tard, la mère de nos deux enfants. Agathe & Augustin. Ma préférence préférait les livres de Bresson. Les films de Dostoïevski. Le chanteur viendra même lire, à voix nue, les paroles de « Assez ». Pour le baptême de Agathe dans l’église Saint-Antoine-des-Quinze-Vingt, le dimanche 12 janvier 1992. Il avait revêtu pour la circonstance son impeccable costume de chez Smalto. Son costume vert du dernier Olympia. Je ne savais pas encore que la vie serait, pour finir, plus fragile que cette plume. Cette grosse plume en verre torsadé, cadeau ramené par Nougaro de Venise. Clôde espérait que, un jour, j’écrirai des livres. Des chansons en prose. Que je finirai par le dénouer. Le garrot dans ma gorge. Ça m’étranglait. Depuis toujours déjà. Je ne pouvais pas la sortir. Cette parole étouffée. Je commentais les mots des autres. Chacun son tourment de silence.

L’eau verte du canal du Midi.

Je savais que, un jour ou l’autre, je ne pourrai plus. Plus échapper à ce mal d’enfance. Il y eut la saison à Sainte-Anne. Pour passer le cap des 25 ans. Il y eut l’Année Blanche. Pour les 45èmes rugissants. Mon enchanteur était mort depuis quelques années. L’année des fissures au plafond surveillées depuis mon lit muet. Il pouvait rester, lui aussi, de longues périodes sans parler. Sans sortir de son appartement, sa chambre. Ça se produisait, le plus souvent, à la fin des tournées. Parfois pendant la composition d’un nouvel album, l’impossible traque des chansons. Hélène prévenait que ça n’était pas vraiment la peine de venir. Ou alors juste pour un bref bonjour. Il l’avait trouvée, selon sa formule. La femme de sa mort. Elle le protégeait de lui-même. Dévotion amoureuse, oblation de soi. Il y avait quelque chose d’admirable & de bouleversant. Dans cette tendresse lucide, cette bienveillance désintéressée. Le hasard avait bien fait les choses entre ces deux-là. Le hasard objectif de certaines rencontres. Les elles au pluriel, c’est fini. La panoplie du donjuju au placard. Ulysse est enfin de retour à Itaque. Chiffre deux, nombre d’or. L’heure est maintenant venue d’être tendre. Un dernier mot pour toi avant de m’endormir. Près de son Occitane notre petit taureau retrouve la quiétude d’un nourrisson comblé. Le voici comme un enfant suçant sa laine. Il faut écrire un nouveau chapitre du livre. Les dernières pages, difficile sérénité. Il faut chanter la belle Hélène. Mieux qu’un troubadour du Moyen Age. À cette femme Claude doit, sans doute, les années les plus apaisés de son existence, les moins tourmentées. Pour ne rien dire, ici, de l’accompagnement sans faille jusqu’au dernier souffle. J’étais trop jeune pour piger. Le mystère de mes années Nougaro. Je serai passé de vingt à quarante ans dans sa turbulente compagnie. Et lui de vie à trépas. Il y aura bientôt vingt ans depuis la mort de mon ami. Bientôt quarante depuis le début de notre conversation dans le temps. Je la continue ce soir d’octobre 2021. À la terrasse des Tilleuls. C’est un bistrot de quartier. Une table sans chichis dans sa ville natale. C’est à quelques pas de l’eau. L’eau verte du canal du Midi. Nous avons la chance de quelques journées merveilleuses. Après cet été pourri. Il fait encore doux. Dans notre nuit d’automne. Il n’y a plus personne depuis triste lurette. Dans l’appartement du quai de Tounis. Je ne la reverrai plus. Cette vue imprenable sur la Garonne. Il n’y plus que le passage furtif de quelques fantômes. Trafics dans ma mémoire hantée. Je l’ai donc réparée comme j’ai pu. Cette plume en verre de Venise. J’ai bricolé les morceaux de mon existence éparse. Billes éparpillées sur le tapis du passé. Clôde avait, bien sûr, ramené une chanson. De sa visite au Pont des Soupirs. Cette chanson d’amour s’intitulait « Venise ». Tout simplement. Ce mois de novembre, ta bouche est si tendre que j’en oublie mon mal. Je finirai bien par le boucler un jour ou l’autre. Ce foutu bouquin sur Nougaro.

La cuisine de l’avenue Junot.

Ce sont nos premiers rendez-vous. Dans sa cuisine. Ça se passe au début des années 80. Les albums Assez, Chansons nettes en studio ; Claude Nougaro au New Morning (public d’un des meilleurs clubs de jazz à Paris). Qu’est-ce que je fous là. Vie baroque & picaresque. J’ai vingt ans. Et des poussières du temps éperdu. Je suis médusé. Mon rond de serviette sur ce radeau radieux. C’est une cuisine enchantée. Une grotte fabuleuse. La sirène qui l’habite est un sacré coco. Un mec abracadabrantesque. Ce n’est pas tout à fait un dieu. Déjà plus qu’un humain. C’est un chamane. Un sorcier de la voix. Il boit du champagne. Dans la bulle de cette cuisine. C’est un boxeur de chansongs. Un trappeur de sortilèges. Il les fait rimer avec la neige. Toutes nos vieilles histoires de manège. Il danse. D’un mot sur l’autre. Il sculpte. Sa parole dans l’air. Il triture sans cesse. Cette glaise des sons. Notre bonhomme fait ça de tout son corps. Les syllabes entre le pouce & l’index ; silences sur ses babines brusquement retroussées. Les yeux sont des écureuils furtifs. Dans la cage des verres de lunettes. Sa cinquantaine continue de darder sur le monde des regards de gosse écarquillé. De jouer aux billes dans une cour de recréation imaginaire. Son ivresse ne parle pas pour ne rien dire. Devin aux proie aux énigmes. Il essaye depuis tant d’années déjà d’entrouvrir cette putain de porte. La porte du Mystère. Il te dit ça. En griffonnant des créatures sur le papier trop fin d’un paperboard maculé de taches. Toute ma vie j’ai tenté de faire ça… De poser le pied sur le seuil du Mystère… Et maintenant je voudrais pouvoir garder mon pied à cet endroit précis… Histoire d’empêcher la porte de se refermer… Tu comprends… Yves… C’est ça que je veux faire, maintenant, en scène… Sinon rien… Yves ne comprend goutte. Facinéfaré. Sa mémoire prend des notes. À l’envers du temps. Yves regarde de tout son cœur ce druide parler en remplissant des coupes de champagne. Ces traces de mots, là, dans l’air ; cette sueur dorée. Le front du magicien s’appuie sur mon front. La peau, les mots. La main de rimes se pose sur mon épaule. Le fluide, l’alcool. Tu es mon frangin mental… Mon frère en poèmes… On est de la même race… Toi & moi… Il faut juste que tu dénoues ta gorge… Ce garrot dans ta gorge… Yves ne comprend rien. Idiot de la famille. Il se demande si ce ne serait pas quand maime un port d’attache. Cette fichue cuisine de l’avenue Junot. Si l’on ne surveillerait pas, pour une fois, son style. Après vingt ans à nager pour rien dans cette mauvaise mer. Si la star de l’Olympia, oui le type, là, dans la cuisine à bulles, ne serait pas en train de lui tendre enfin la main. La main. Ne finirait pas par les dire au bâtard échoué sur son rivage d’île. Ces mots attendus en vain depuis vingt ans. C’est toi, on t’attendait. Fiston. Yves a trois ans quand, en 1965, Nougaro chante « Schplaouch ! ». Sur une pétulante musique de Michel Legrand. C’est l’année des raids américains sur le Vietnam du Nord ; première bombe au napalm au sud d’Hanoï. Nougaro perd son propre père symbolique. Mort du cher Jacques Audiberti, ce chef de gang mystique. Quinze ans plus tard c’est devenu ma rengaine. « Schplaouch ! ». C’est, parfois, tout un poème. Le sentiment existentiel des chansons, leur intime retentissement à l’intérieur de nous, résonance secrète. Tu n’as pas en corps vingt ans. En octobre 1981. Quelqu’un te tend, enfin, une rame. Une coquille de noix. Et c’est ton seul chanteur de blues. Le fabuleux Claude Nougaro.

****

 

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J.M.G. Le Clézio et Abdellatif Laâbi

 

En préambule à l’entretien avec Abdellatif Laâbi, dans l’émission du mardi 31 janvier 2023, je signale la parution d’un livre dont il faut dire tout le bien qu’on lui doit dans l’approche de la poésie classique chinoise. C’est le livre de :

 

J.M.G. Le Clézio

« Le flot de la poésie continuera de couler »

Avec la collaboration de Dong Qiang

Gallimard - folio cat. F15

 

Selon la légende, en 762 le poète chinois Li Bai, âgé de 61 ans, épris de boisson aurait plongé dans un fleuve attiré par le reflet de la lune, incarnation de blancheur et de pureté. C’était un maître de la poésie des Tang et son neveu fera mettre en épitaphe sur sa tombe : « Sur la colline de la famille Xie, voici la tombe du noble Li / Le flot de la poésie continuera de couler au long des âges ».

J.M.G. Le Clézio reprendra l’idée bienheureuse de cette épitaphe dans le titre de son livre magnifiquement illustré sur la poésie de la dynastie des Tang. Dong Qiang, professeur à l’université de Pékin et ami du Prix Nobel de littérature 2008, termine cet ouvrage d’une exceptionnelle facilité de lecture par des précisions techniques sur la poésie chinoise. Cette anthologie commentée nous révèle un univers littéraire insoupçonné. C’est l’apologie de la poésie chinoise, elle inaugure une ère nouvelle. Nous apprenons que la Chine est le pays du Livre alors qu’elle n’a jamais engendré de textes sacrés comme la Bible ou le Coran. Quatre siècles avant nos troubadours, les poètes chinois introduisaient dans la littérature le raffinement, la célébration de la nature, l’altruisme de la compassion face à la condition humaine. Les poètes usent de toute la force du langage pour exalter leur amour de la femme, le plus souvent leur femme et déplorer la séparation de leur famille quand les vicissitudes de la guerre ou leurs fonctions impériales les obligeaient à s’éloigner. Les femmes elles aussi sont poètes. Le sort des femmes, facilement abandonnées, est dénoncé par les poètes Tang. Cette poésie ne peut se détacher du réel. En chinois la réalité - zhen - est composée du radical « œil ». Il est le symbole de ce réel chinois qui ne se préoccupe que de ce qu’il peut voir. Le poète reste avant tout un homme. Il dénonce la violence du pouvoir, le peuple étant victime des guerres de succession. La guerre n’est pas glorifiée, elle apparaît dans le poème dans l’horreur de sa cruauté. Le poète Du Fu compose une élégie à son cheval malade. Sa pitié s’adresse au monde entier. Cette sincérité de la poésie Tang est plus forte que les métaphores des troubadours qui finissent par être des clichés. Cette humilité qui sublime l’art est la contrepartie de l’égoïsme et de la volonté de possession de la gente masculine. Car la solitude est le quotidien des femmes, les hommes jouant leur vie à la guerre. La poésie évoque la vie du peuple soulignant la fracture qui le sépare des gouvernants. Dans cette époque rude, les poètes ont la grâce, celle de la langue, de l’inspiration. Sans rechercher la sagesse, ils se confient à la nature, le bienfaitrice, la nourricière, se faisant ainsi l’écho de l’éternité du monde et des astres. Cet abandon à la nature est proche du chamanisme et de la pensée taoïste. Face aux périodes troubles la poésie est une fidélité à soi-même. Elle instaure les lois du langage supérieures à celles de l’empereur. Ce puissant culte de la littérature crée une poésie d’une force de l’ordre du miracle. Elle réconcilie le monde et l’être humain. Hélas, elle ne reviendra pas avec cette force, même si le peuple chinois a une passion pour les poètes qui ont su exprimer leur compassion pour la souffrance populaire.

La forme qui atteindra son apogée avec les quatrains ou les vers en huit lignes de sept caractères (la langue chinoise est monosyllabique) influencera toute la Chine jusqu’aux poèmes de Mao pendant la Longue Marche.

Comme pour nos troubadours les poèmes, particulièrement les quatrains étaient rédigés spécialement pour la musique. Ils étaient accompagnés par la flûte ou des instruments à cordes. Certainement la musique favorisa l’écoute populaire. Mais la poésie va acquérir de plus en plus d’indépendance par rapport à ces accompagnements musicaux et va établir des règles propres de musicalité de la langue chinoise avec une alternance d’accents forts et d’accents doux.

La lamentable condition sociale de la femme dans la Chine de la dynastie Tang a suscité de certaines lettrées des poèmes de révolte dans lesquels elles manifestent leur douleur, leur détresse et leur désarroi. Elles lèguent ainsi des chefs d’œuvre au contenu universel.

Tous les poèmes de cette brillante anthologie sont à lire comme les poèmes atemporels d’une extravagante modernité !

 

Deux poèmes de Li Bai cités par J.M.G. Le Clézio :

 

Dure est la route, dure est la route

Tant de détours et de bifurcations ! Où se trouve la route royale aujourd’hui ?

Un jour viendra dans le grand vent et les fortes vagues

Je hisserai ma voile de nuage et naviguerai librement sur la mer !

***

Tu demandes pourquoi je vis sur cette Montagne verte

Je souris sans répondre, mon cœur bien en paix

Les pétales du pêcher suivent la rivière qui s’en va loin

Il existe des mondes au-delà de celui des êtres humains

***

Place est donnée ensuite à l’invité.

J’ai souvent évoqué durant les longues années de l’émission « Les poètes » l’œuvre du poète marocain d’expression française Abdellatif Laâbi.

Né à Fès en 1942, premier artisan de la résistance intellectuelle au règne d’Hassan II au Maroc avec la revue Souffles, il poursuit une œuvre de plain-pied dans la dure réalité humaine depuis 1965.

Cette longévité exceptionnelle qui révèle une capacité de renouvellement dans le fond et la forme le long de six décennies riches d’histoire, tout en ne trahissant jamais - quel que soit le succès - la fidélité à soi-même et à son idéal humaniste et culturel, fait de ce poète un des plus prestigieux poètes d’expression française. A lire ses deux derniers livres de poèmes :

 

« La poésie est invincible »

Préface de Jacques Alessandra

Collection « Poche / Poésie »

Le Castor astral, 9 €

et

« Je n’ai pas dit mon dernier mot »

(à paraître)

Si la forme s’est condensée, épurée pour solidifier l’architecture du poème, l’esprit, l’enthousiasme et la conviction qui éclataient dans son premier recueil « Le Règne de barbarie » sont intacts. Comment ne pas être stupéfait d’admiration pour cet artiste qui incarne cet absolu de résistance qui habite quelques grands hommes, fait de courage de générosité.

 

En 1963, l’UNFP le parti d’opposition à Hassan II de Ben Barka fait peur au régime. Sous prétexte de complot la police organise des rafles dans tout le royaume et arrête avec violence près de 50 000 personnes. Beaucoup sont séquestrés et torturés. C’est une horreur.

La revue Souffles naît dans ce contexte politique. En 1969, des dizaines de militants formés dans des camps militaires en Syrie rentrent au Maroc avec mission de renverser le régime. Mais ils sont trahis par un des leurs, Mounadi, petit commerçant de Marrakech qui est vite abattu par l’UNFP. De nouveau, une vague de répression sévit. Des intellectuels, dont des poètes, sont emprisonnés.

Je me suis rendu au Maroc pour tenter d’avoir un contact avec ces prisonniers. En vain.

En 1971 à Skhirat pour le 42ème anniversaire d’Hassan II un attentat contre le roi échoue. La vieille garde de l’armée avec Oufkir rivalise avec les jeunes officiers qui pourraient mener la révolution à sa place, une fois le roi liquidé.

Hassan II autocrate absolu terrasse alors les héritiers du mouvement national jusqu’à en faire des sujets dociles et repentants. Il châtie ceux qui se sont dressés contre lui, poètes compris, avec un raffinement de cruauté digne d’un empereur chinois.

S’ouvrent alors au Maroc des prisons secrètes, la police procède à des rafles massives, elle torture et la corruption est partout.

Après avoir réduit à néant tous ses adversaires, Hassan joue au peuple une berceuse télévisée qui va l’envoûter pendant 50 ans et certainement continue.

C’est un homme d’une intelligence hors du commun, tel que me l’a décrit en 1970 à Rabat son précepteur français, un Ariégeois. Hassan renouvelle le genre de l’autocratie féroce avec, il faut bien l’admettre de la substance et du style.

L’attentat du Boeing royal en 1972 est un nouvel échec pour les conspirateurs.

C’est précisément cette année 1972 que le poète Abdellatif Laâbi est condamné à 10 ans de prison.

Il restera huit ans et demi dans les geôles écrivant des poèmes d’une stupéfiante spiritualité.

A sa libération, il gagne la France et s’installe à Créteil, multiplie les publications et fait des aller-retour entre les deux pays.

Aujourd’hui, à 80 ans le poète met sa maturité et son génie au service de la poésie et des poètes et peuples opprimés.

Dans notre entretien du mardi 31 janvier 2023 à Radio Occitania il évoque certains épisodes de sa vie, trop longue et trop riche pour être contenue en une heure d’écoute.

Il parle encore pour et à ses frères comme lorsqu’il était incarcéré et s’adresse au poète Ashraf Fayad qui a été détenu comme lui plus de huit ans dans une prison saoudienne de janvier 2014 à août 2022.

Il lui dédie son dernier livre, dont le titre confirme la constance de son engagement : « Je n’ai pas dit mon dernier mot » (à paraître).

Toute le poésie de Laâbi, même surgie du long voyage de la réflexion et de la méditation est une poésie éthique qui va à l’essentiel en se voulant « recevable comme le fonds commun de nos peines et espérances ». C’est avec cette volonté qu’écrit ce témoin grandiose de l’absurdité tragique du monde. C’est par la simplicité de sa langue, même lorsqu’elle était au tout début sous l’effet de la rage, prolixe et heurtée, qu’il atteint cette capacité à incarner toute l’humanité.

C’est aussi le poète de l’amour et de la femme, la sienne en premier lieu, mais aussi la femme éternelle qu’il vénère.

Jamais le poète n’est grisé par le succès de sa parole poétique. Il cultive cette dérision de soi qui est l’apanage des plus grands. Il cite Robert Solé en exergue de son livre : « Rire, et d’abord rire de soi, est en effet une manière de ne pas pleurer ». Lui aussi connaît « Les larmes du rire », titre d’une partie de son recueil à paraître.

Ecoutons-le, lisons-le. Son œuvre antérieure est publiée aux Editions de la Différence. Et espérons avec ses poèmes qu’advienne la liberté et qu’elle recouvre notre humanité fragmentée où sévit toujours quelque part « Le Règne de barbarie ».

***

Extraits du livre « La Poésie est invincible »

 

Regain

 

Jours de plus

 

Jours de plus

merci pour l’hospitalité de l’air

la discrétion de la lumière

la sérénité des arbres

Je vous compte lentement

sur le bout des doigts d’une main

puis de l’autre

vous venez et vous partez

sans jamais dire « ce fut hier »

ni « à demain »

Jours de plus

merci du pain

du vin

de l’eau fraîche

des fruits de saison

de la musique ininterrompue

du fleuve de la vie

merci de me permettre

à votre discrétion

d’ouvrir…

d’ouvrir simplement

les yeux

et de me dire

non sans malice :

tiens, tiens

je suis encore là !

***

vieux compagnon

 

On s’accroche autant qu’on peut

à l’espoir

notre vieux compagnon

Comme nous

il n’est plus très vaillant

même s’il s’entête à marcher

sans canne

à cacher sa main

quand elle tremble

Comme nous

jeté dans l’océan déchaîné

des atrocités

il arrive tant bien que mal

à garder la tête hors de l’eau

à ne pas perdre de vue l’horizon

à gueer l’oiseau messager

la voile salvatrice

Comme nous

il s’accroche

aux rares mains tendues

s’abandonne

à la musique

du désert inspiré

des oiseaux

faisant le bonheur des arbres

du cœur nu

caressé par l’aile de l’amour

voilà pourquoi

et quoi qu’il advienne

nous lui restons fidèles

***  

le visage de l’assassin

À la mémoire, brûlante, de Samuel Paty

 

C’est un jeune homme

à peine sorti de l’adolescence

Le visage est racé

loin d’être laid

dans ses yeux

difficile de lire la haine

ou l’amour

la soif de sang

ou la peur panique

ce qui peut s’apparenter

à l’ange

ou au démon

On aura beau chercher

on ne trouvera pas le moindre indice

laissant deviner

derrière le masque humain

le monstre

C’est un jeune homme

à peine sorti de l’adolescence

il a un nez

une bouche

un sexe

un cœur

des poumons

des mains et des pieds

il a une mère et un père

des frères et sœurs

des amis

il mange

défèque

dort

rêve

il a eu une enfance

et songé parfois à un avenir

il a des souvenirs

des cicatrices

des tics de langage

il lui est arrivé de rire

de pleurer

de danser peut-être

C’est un jeune homme

à peine sorti de l’adolescence

il s’est renseigné

a tout planifié

s’est armé d’un bon couteau

a repéré sa victime

a bondi sur elle

et lui a tranché la tête

comme ça !

aux trois éternelles énigmes :

la vie

la mort

l’amour

sur lesquelles nous nous cassons les dents

depuis les origines

voilà que vient s’ajouter

une quatrième :

Comment l’un de nous

un jeune homme

à peine sorti de l’adolescence

en arrive-t-il à bondir sur son prochain

et lui trancher la tête

comme ça !

***

Extraits de « La Poésie est invincible »

 

Je puis l’attester :

la poésie est invincible

Je le sais

Je l’ai vu

Je l’ai vérifié

cent fois plutôt qu’une

rien ne l’arrête

ni la cruauté des hommes

ni celle des dieux

ni les rodomontades des puissants

ni les verdicts irrévocables de la mort

de l’homme à son humanité

la poésie est le chemin le plus court

le plus sûr

de la folie à la raison

et vice versa

elle offre le voyage

et les visites guidées

La poésie est fière

Face aux pires tempêtes

elle ne plie

ni ne rompt

effrontée

insoumise

féroce

excessive

mutine toujours

elle ne mâche pas ses mots

et ne se refuse aucune licence

amorale ? immorale ?

Le qu’en-dira-t-on l’indiffère

dans ses jardins suspendus

la poésie cultive

la distraction

la lenteur

le frisson d’avant le regard

d’avant le toucher

elle défriche

le sixième sens

puis le septième

le huitième…

La poésie désaltère

neoie les yeux

débouche les oreilles

attendrit la langue

parfume la bouche

et quand le ventre est plein

elle dit à la tête :

Chante !

art premier

la poésie est dans le secret

des origines

et du futur

elle a déjà des souvenirs

La poésie

tantôt fait du bien

tantôt fait mal

il arrive aussi qu’elle fasse du bien

en faisant mal

La poésie est de tous les combats

elle a la victoire modeste

la défaite placide

de la déconvenue

elle apprend davantage

que de la bonne fortune

[...........................]

alors

qu’on se le dise

haut et fort

ici et partout

aujourd’hui

et dans les siècles des siècles :

oui

la poésie est invincible !

***

Extraits de : « Je n’ai pas dit mon dernier mot »

« Les larmes du rire »

 

 

Dans quelle vie ?

 

Dans quelle vie

ai-je été artisan sellier

assis devant l’établi

à la place de mon père

dans son échoppe

de la rue Saqqatine

à Fès ?

 

Dans quelle vie

ai-je été guérillero

dans une montagne du Rif

le fusil sur l’épaule

après avoir prêté serment

les poumons gonflés

de fierté

méprisant la mort ?

 

Dans quelle vie

ai-je été guitariste

et compositeur

parlant castillan

dans un de ces pays

où l’on coupait les doigts

des chanteurs du peuple ?

 

Dans quelle vie

ai-je été un ermite

dans une grotte inaccessible

creusée à même la roche

à peine vêtu

ne buvant que de l’eau

mangeant

juste une poignée de dattes ?

 

Dans quelle vie

ai-je eu un pays

une demeure

des ancêtres

une progéniture

des racines comme on dit

et où j’aurais été anonyme

inoffensif

fataliste

heureux sans le savoir ?

 

Dans quelle vie

suis-je mort

à l’âge de six ans

sans avoir compris grand-chose

à la vie

la mort

le pouvoir des adultes

l’existence sur terre ?

 

Dans quelle vie

ai-je été enfermé

pendant une éternité

dans une petite pièce

d’une espèce de cimetière

et où

je peux le dire

« j’ai lu tous les livres »

en pensant à la chair

la réjouie

l’heureuse

l’enchanteresse

la glorieuse ?

 

Dans quelle vie

ai-je été sur le point

de commettre l’irréparable

parce que

en paraphrasant mon cher Maïakovski —

la barque de l’utopie

s’était fracassée contre le roc de la réalité

parce que le ciel humain

s’était avéré

irrémédiablement vide

lui aussi ?

 

Dans quelle vie

ai-je franchi

le seuil de l’éternité

naturellement

sans herbe ni autre terrifiant

sans rien demander

Cadeau !

De qui, de quoi ?

Inutile de chercher

 

Dans quelle vie

me suis-je reconnu

sans doute possible

moi

et non quelqu’un d’autre

une copie

un sosie

un travesti

un joueur quelconque

à la roulette des apparences ?

 

Dans quelle vie

quelle préhistoire

ai-je été un des ancêtres

ayant déjà acquis

une forme de conscience

mais pas encore la parole

ne connaissant de la musique

de la peinture

que les improvisations de la nature ?

Bref

un homme en projet

une page blanche

que ma main

mue par le plus grand des mystères

a commencé à remplir de signes

inventant ainsi

l’écriture !

 

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Christian Bobin poète pour l’éternité

 

Pour l’émission du 25 octobre 2022, après avoir signalé les événements majeurs autour de la littérature et de la poésie dans notre Occitanie, c’est-à-dire à ce moment-là le colloque « Les mondes de José Cabanis » de l’Académie des jeux floraux de Toulouse et la création de Laurence Pagès au Centre Joë Bousquet de Carcassonne et enfin la parution du dernier livre de poèmes de James Sacré dans la collection Poche/Poésie des éditions du Castor Astral Une rencontre continuée « Mais comment s’y prendre à cause des épines ? », 202 pages, 9 €, livre d’une grande puissance qui fera l’objet d’une émission à part entière début 2023, et avant d’aborder l’univers envoûtant de notre plus grand poète français : Christian Bobin, dont je ne pouvais ou voulais imaginer qu’il allait bientôt quitter ce monde qu’il savait louer mieux que quiconque, j’ai fait appel aux citations * d’une grande figure de notre poésie : Joël Vernet, proche de l’éthique poétique de Bobin, mais lui, plus grand voyageur sur les chemins terrestres.

Ce qu’il dit de sa posture de création poétique pourrait s’appliquer à notre poète disparu du Creusot :

« J’écris car la parole orale m’abandonne. C’est par l’écriture que je parviens à retranscrire cette beauté qui me traverse chaque jour, qui me fait baisser parfois les yeux. »

« Le poème rassemble l’essentiel, l’éclair. C’est l’art qui me convient le mieux. Il demande du courage, de l’obstination, de l’abandon. »

« J’ai écrit pour voir mieux, voir plus loin, bien peser ce que sont la joie et la fraternité. »

« J’écris pour vivre mieux, pas tout seul dans mon coin, terré comme une bête traquée, mais à l’unisson, même si les autres, je ne suis pas obligé de les croiser constamment . »

* : puisées dans la revue Rumeurs n° 8 d’Octobre 2020

 

Joël Vernet donne la main au maître Christian Bobin pour ne pas être écrasé par les facéties délétères du monde mais au contraire pour triompher singulièrement de la mort et emporter l’inépuisable beauté du monde à portée de notre regard pour peu qu’il soit fraternel.

Mais l’angélisme n’est pas de mise chez les poètes, et cette volonté fraternelle ne masque pas les dangers d’un monde qui, au fond, sera toujours à reconstruire spirituellement pour le rendre habitable en poète.

C’est cette force spirituelle, époustouflante chez Bobin, magnifique chez Vernet, qui fait la grandeur de la poésie.

« Le monde est un couperet, une trop grande sensibilité y signe votre arrêt de mort » lit-on dans :

« Eclat du solitaire » de Christian Bobin paru aux éditions Fata Morgana en 2022, 45 pages, 11 €.

« Un matin sur le rebord de la fenêtre, il y a eu dans cette chambre, d'un côté le dessin d'un visage, de l'autre un bouquet de pivoines. Ils sont entrés en lutte. Ce livre est la chronique de leur guerre."

Ce bref recueil se construit à partir d’un autoportrait de Gilles Dattas. Ce dessin recèle en soi, toute l’humanité, celle d’un gardien du musée du Louvre, artiste véritable et inconnu qui fige toute une vie de combats triviaux et laborieux dans son propre visage sans concession, piégé dans le miroir des toilettes du Louvre dans la nuit vide du musée.

Et le génie de Christian Bobin est de restituer par le poème, par cette pure parole de l’esprit, toute sa grandeur à cet homme qui représente tous les hommes.

« Le vrai est humain, impossible à incarcérer dans un chiffre » poursuivra-t-il dans son autre recueil de l’année 2022, un pur chef-d’œuvre, qui apparaît aujourd’hui comme son chant du cygne :

« Le muguet rouge » aux éditions Gallimard, 80 pages, 12,50 €.

Un administrateur culturel, pour mettre certainement en valeur la poésie de performance qu’il est censé promouvoir, raillait avec un manichéisme affligeant « les poètes de bibliothèque ». Mais ce sont les poètes de bibliothèque comme Christian Bobin qui ont fait et feront avancer l’humanité dans son aventure spirituelle !

Dans « Le muguet rouge » le poète retrouve la figure de son père mort en 1999. Il lui fait injonction d’aller au-devant de sa famille jusqu’alors inconnue qui a inventé le muguet rouge. L’onirisme du poème n’est que le faire-valoir du regard prophétique du poète. Et ce livre sublime est maintenant un testament dont l’humanité, en se révisant, devra exécuter. Lautréamont avait raison : la poésie a une utilité pratique.

En premier lieu Christian Bobin nous met en garde contre la sacrosainte modernité. Il tempère le : il faut absolument être moderne du très jeune Rimbaud par cette assertion : « La modernité est le crime parfait - même le mort ne s’aperçoit pas qu’il est mort. »

Moi qui vais démuni de Smartphone, je ne me suis plus vécu comme un laissé-pour-compte en lisant : « La fausse présence dans leur poche, sur leur table, c’est leur pain, leur bible, leur père, leur mère, une toute petite pierre tombale vitrée sur laquelle ils se penchent jour et nuit pour tutoyer des ombres pendant que leur vie se décolore. »

A ma grande jubilation, Bobin fait l’apologie du livre : « Mes mains sont ce lutrin fait pour accueillir les ailes battantes d’un livre. »

Cet amoureux des arbres s’est retiré de lui-même pour laisser venir à lui l’écriture. « Et voici qu’elle me le rend au centuple » s’émerveille-t-il.

Même s’il n’accorde aucune confiance aux hommes de pouvoir : « Les hommes de pouvoir ont des têtes de lion en pierre. De leur bouche, aucune eau ne coule. Ces fontaines sont mortes », même si « Chacun est le génie de sa propre ruine », il ne faut jamais s’abandonner au nihilisme : « Que jamais le nihilisme ne vienne prendre son impôt sur le bord de mes lèvres. »

Toute la poésie de Christian Bobin est une éthique de vie et la dramatique finitude humaine « nous crée un devoir envers ceux qui nous ont précédés ».

Jamais un poète en si peu de pages nous aura légué un tel constat de lucidité, cette vraie arme de la poésie qui ne touche que par les salves de la parole. Cette lucidité est celle de la prophétie poétique qui échappe totalement à ceux qui s’arrogent le droit de nous gouverner. Ceux-là sont bien dans le monde de l’illusion : « Opinions et discours sont des fientes chaudes sur la paille électronique. »

La parole poétique est un raccourci lumineux vers la réalité. Elle condense tout le travail d’Hannah Arendt sur la banalité du mal en deux phrases : « Hitler n’était personne. Il était juste la totalité des gens qui le suivaient. »

Aujourd’hui qui suit Poutine et les autres ?

Et puisque « la vie n’est qu’un bivouac »il ne restait à notre plus grand poète français qu’habiter le seul monde possible pour ce grand agoraphobe, celui du poème : « Je n’ai jamais rien su faire dans le monde que m’asseoir sur les marches d’un poème et mendier. »

« Le muguet rouge » : un livre qui a déjà sa place dans l’histoire éblouissante de la poésie française.

 

 

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