insi va le
monde : nous naissons et nous mourons. Mais,
entre ces pôles, il y a les passions d’être,
parfois les peurs de n’être plus, la crainte de
quitter la Terre dans le débordement du corps
malade et des épouvantements qu’il inspire
lorsqu’il se sait incurable.
Charles Dobzynski nous a quittés le 27
septembre après trois semaines terribles ; il a
été emporté par une tumeur hépatique
foudroyante. Éliane, sa compagne de toujours,
m’avait informé de son hospitalisation. Je
l’avais appelé immédiatement. Il semblait perdu
mais il eut d’emblée des paroles chaleureuses :
elles logeront dans ma mémoire comme un
talisman. Je lui avais demandé de se battre
comme il m’avait exhorté à résister, en l’année
2013, à une tumeur de moindre envergure —
aujourd’hui je puis le dire, sachant qu’il
n’aurait pu avoir la moindre chance d’échapper à
la sienne ; il semblait d’ailleurs sceptique :
mener sa barque vers un cap aussi incertain,
pour quoi faire et qu’est-ce que la vie si nous
ne pouvons plus lire, a fortiori écrire ?
disait-il. Nous savons au fond, l’heure venue,
que le temps de la finitude, celle de nos
chairs, est à nos portes : notre inconscient,
notre corps comment l’occulteraient-ils — je
l’écris d’expérience, pour avoir accompagné mes
aimés sur le chemin de leur Rien.
J’ai
difficulté à admettre, cependant, que Charles
ait définitivement disparu ; quoi, nous nous
sommes réunis, fidèles parmi ses fidèles, sous
le soleil resplendissant de l’automne, au Val de
Fontenay, nous avons jeté une pluie de pétales
de roses au-dessus de son cercueil une fois les
allocutions de circonstance dites et nous nous
sommes éparpillés ensuite, chacun reprenant ses
gestes et ses habitudes ! Le scandale de la mort
ne cessera jamais d'effarer !
J’ai décidé
d’informer la communauté des amis des éditions
Orizons parce que, à tous égards, Charles
Dobzynski a été un être d’exception. Quiconque a
pu le rencontrer n’a pu être insensible à sa
stature, à son verbe, à sa chaleur, à sa
droiture, à sa simplicité et, par-dessus tout, à
son génie. Il en imposait par sa haute
silhouette et sans doute le souffle de son
écriture se dégageait-il de sa large poitrine.
Je l’avais lu, une première fois, au début des
années 70, après la parution de son
impressionnant Miroir d’un peuple, puis
ensuite au fil de ses publications.
Je ne le
rencontrai physiquement qu’en 2010. Il
était en recherche d’éditeur :
Hamid Fouladvind, un écrivain iranien
d’expression française, dont j’avais publié
quelques mois auparavant un ouvrage sur leur
sachem commun, Aragon, avait évoqué mon nom. Il
passa me voir, au début de septembre de cette
année-là, dans mon appartement et nous
conversâmes trois heures d’affilée —
conversation haletante et somptueuse ; d’autres
suivront, une seconde fois chez moi avec Éliane,
son épouse, à deux ou trois reprises chez lui,
et le plus souvent au téléphone, très
longuement ; j’étais abasourdi par la richesse
de sa mémoire, par la variété des sujets égrenés
au fil de l’échange, mais surtout par son humour
très contaminant. Cet homme de passion pouvait
donner un tour vif à ses propos ainsi qu’il sied
aux êtres probes. Comment échapper à sa
séduction ? Or, depuis 2013, il avait senti la
morsure du vieillissement, la difficulté à se
mouvoir, l’indifférence progressive au plaisir
des vacances ; il s’était lancé dans une course
contre la montre et jusqu’à ce que sa main n’en
puisse plus, il avait écrit et régulièrement
publié.
Il avait
été de ceux que les solidarités françaises ont
arraché au très probable assassinat sous le ciel
de Silésie : être Juif signifiait périr au nom
des lois aryennes ; puis une fois la France
libérée, il était revenu à l’école, avait
ressenti l’attraction de la Poésie et, de degré
en degré, s’était engagé auprès des Communistes.
Les désillusions après Budapest, la certitude de
la tromperie, après le coup de Prague en 1968,
lui avaient rouvert, du moins je l’imagine, les
chemins de son enfance, et fait affleurer les
sonorités opulentes de la langue yiddish —
l’incroyable magnificence de son patrimoine
presque entièrement annihilé par l’ouragan nazi.
Mais enfin il était demeuré ce qu’il avait été
d’abord : traducteur d’immenses auteurs, poète,
nouvelliste, romancier français ; livre après
livre, il avait composé une œuvre considérable,
traduite en quinze langues. Journaliste réputé
dans les années 50 et 60, il avait pris les
rênes de la prestigieuse revue Europe et
d’autres titres plus spécifiquement réservés à
la Poésie. Cet écrivain ample n’ayant plus rien
à prouver, sinon à manifester la pérennité de sa
jeunesse, avait décidé de m’honorer. Toujours je
lui en saurai gré.
À peine
étais-je revenu à l’édition que
Claude Vigée et
Jean Gillibert avaient souhaité me
rencontrer. Avec Dobzynski, s’était constitué,
sur ces premières marches, un trio de géants.
J’y aurais ajouté très certainement Liliane
Atlan, écartée impitoyablement des grandes
scènes françaises ; une foi différente lui avait
préféré d’autres sacres et d’autres manières ;
qu’elle demeurât, à mes yeux et aux yeux de
quelques autres, l’une des plus grandes
dramaturges de son temps est une opinion qui
vaut le silence des bien-pensants ; la maladie
l’avait clouée puis tuée. L’absence de ses
œuvres à mon catalogue est un inapaisable
chagrin que Charles partageait d’ailleurs ; il
me le répéta après son décès en 2011. Je l’avais
lue adolescent, comme j’avais vénéré Claude
Vigée, au même âge ; Dobzynski passa la ligne de
ma vingtaine ; jamais, depuis, je ne lui fus
indifférent ; enfin j’accueillis Gillibert à
l’âge de raison, le plus beau peut-être car le
goût est fixé et risque moins les emportements
et leurs désillusions.
Je
m’étonnais que des auteurs de cette envergure se
contentent d’un éditeur peu pourvu d’entregent ;
depuis, j’ai publié quelques pointures, surtout,
des chefs-d’œuvre de la littérature universelle
dans des traductions contemporaines ; mais la
lecture exigeante, le livre comme pierre de
taille de la civilisation, l’écrivain passeur de
nos émotions, de nos angoisses, de nos
espérances, ainsi qu’on l’avait signifié au
moins jusqu’au derniers tiers du siècle
précédent, ne semblent plus ou presque plus être
la première des préoccupations éditoriales ; le
monde s’est fripé depuis ; les grands ensembles
ont vacillé et la technologie a fait rouler des
océans d’images au détriment de celles que la
littérature avait, des siècles durant,
engendrées par pure suggestion.
Lorsque la
Société des Gens de Lettres couronna, en 2012,
Charles Dobzynski pour l’ensemble de son œuvre
poétique, le lauréat tint à évoquer mon travail
éditorial et à m’en remercier publiquement. Il
savait que Paris ne prête qu’aux riches, déteste
l’immodestie mais méprise, tout autant, la
modestie. Et lorsqu’il s’agit d’offrir son
splendide
Ma mère etc., roman, il n’hésita pas
à me choisir au détriment d’un confrère mieux en
vue : or, à cette époque, j’étais très malade et
inapte, entre radiothérapie et chimiothérapie, à
lui offrir un peu plus que la simple vue de son
livre chez tel ou tel libraire. Les incertitudes
concernant le support livresque ont rendu fort
nerveux éditeurs, décideurs, libraires,
arc-boutés à leurs convictions ; enfin les
journaux en berne, le rabot a fini par laminer
la moitié du lectorat de jadis : on a désormais
tendance à privilégier le plaisir des échanges
immédiats et moins la célébration du livre. Et
ceci a fragilisé cela.
Mais
qu’importe : j’avais rencontré un auteur, et
quel auteur ! Voyez l’incipit magnifique de son
Miroir d’un peuple — Anthologie de la
poésie yiddish, (paru une première fois chez
Gallimard, en 1971). « Je viens d’un océan qui
n’a pas de limites. Qui a pris profondeur de la
fonte des siècles, de la mémoire sans fin
recommencée, des épreuves et des espérances. Un
océan qui a pour sel le temps, lui-même par quoi
se forme l’identité d’un peuple à son langage,
la longue expérience de vivre et de mourir avec
des mots qui sont votre mère et votre pain,
votre refuge, votre salut et votre trace dans le
désert que nul vent ne peut effacer ». Cette
Anthologie est peut-être le plus beau de ses
ouvrages, tant il y a mis le respect de ses
pères et celui, ô combien, du français au
service d’une langue qu’on a voulu déterrer (son
passé), décapiter (au temps des tueurs) et
incendier afin qu’elle disparaisse des pays où
elle avait rayonné jusqu’aux confins de la
Terre ; cette Anthologie, dis-je, fait
partie de notre bien commun et, en ce sens, elle
dépasse la personne même de Charles Dobzynski.
Il est ainsi des livres qui atteignent à
l’universel. C’est pourquoi le projet de la
rééditer aux éditions Orizons, dans son très
ample développement, en double-miroirs, à gauche
en notre langue, à droite en langue originelle,
avait rempli l’écrivain d’un grand bonheur ; il
avait tenu à me rappeler, quinze jours avant son
extinction, qu’il s’agissait d’une consécration
à laquelle il n’avait pas osé rêver. Ce travail
je n’aurais pu et ne pourrai le mener sans
l’inlassable contribution de Sarah Weiss, une
femme inspirée et énergique ; par son équipée, à
travers États-Unis, Europe, Israël, elle a
retrouvé la source exacte des poèmes visés par
Dobzynski, les a scannés et remis à des
yiddischisants afin que la syntaxe soit unifiée
en vertu de la réforme instituée, au vingtième
siècle ; et ainsi offrir, à tous points de vue,
une édition impeccable.
Peut-être le
temps est-il venu de dresser le livre définitif
qui évoquera l’œuvre et la vie du poète. C’est
un espoir et une attente.
Bref, de
quelque côté je prenne l’amitié nouée avec
Charles Dobzynski, j’y vois grandeur et force.
Il a rejoint notre Mémoire, d’une certaine
manière sa postérité et, autant qu’il m’en sera
permis, je la servirai.
Paris, le 7
octobre 2014
Daniel Cohen,
Directeur-fondateur des Éditions Orizons.
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