L'éditorial de Christian Saint-Paul

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Michel Eckhard-Elial* « Crier à l’étoile »

Encore une très belle publication des éditions Levant :

« Poésie Organique » de Vanessa De Loya Stauber,

traduction de l’hébreu par Revital Berger Sholman, peintures de Denis Zimmermann, 57 p, 20 €.

Un vrai livre d’artiste, luxueux avec sa jaquette. Il s’agit de la première publication de poèmes de l’auteure, née au Maroc puis ayant résidé à Paris ensuite en Californie avant de s’établir à Jérusalem. Psychanalyste, elle fut influencée par sa rencontre avec Edmond Jabès.

« Un chemin de poésies traversées par les langues, les lieux, espaces de couleurs et de temps. Il y a quelque chose de mystique dans le ravissement, la gaité de ce cantique, dédié à l’élu de son cœur » nous explique dans un texte liminaire sa collègue psychanalyste Simone Wiener. Le poème réussit dès lors à « rejoindre le sacré à travers l’immanence du lien à l’être aimé ».

Les poèmes nés de cet amour sont lisibles dans les deux langues hébreu et français et en regard chacun d’une peinture de Denis Zimmermann. La beauté du texte, de la graphie dans deux alphabets et de la peinture confèrent à ce livre un aspect solennel.

L’amour est notre unique transcendance. Rien ne peut s’accomplir sans lui.

Rien sans l’autre. Tout est possible avec l’autre : « Des escales à parcourir à deux / Pour déjouer l’arbitraire / Je t’en dessinerai mon amoureux ».

Le désir de l’autre nourrit le poème et la volupté est transcendée. « Les êtres aimés ne meurent jamais » ; c’est l’amour triomphal, celui observé par Christian Bobin : « La vie de couple est sans fond, immense ».

C’est cette immensité que dessine les poèmes de « Poésie Organique ». L’érotisme y est serein et joyeux, on songe au poème de William Blake : « Que demande l’homme à la femme ? / Les linéaments du Désir Accompli / Que demande la femme de l’homme ? / Les linéaments du Désir Accompli ».

Pour cet aboutissement Vanessa De Loya Stauber préconise d’ « Arrêter de plaire / Pour enfin aimer ».

Fasse qu’elle soit entendue !

***

L’inébranlable fidélité à l’amour est la parole ininterrompue de

Michel Eckhard-Elial qui nous la livre incandescente dans sa dernière publication : « Crier à l’étoile » aux éditions de l’Aigrette

(55 p, 13 €) .

 

Cette suite de poèmes la plupart précédés de citations de poètes de génie ou de la Bible, s’inscrit dans la continuité directe de « L’arbre de lumière » (éditions Levant 2017) le précédent recueil du poète.

C’est toujours le ciel qui crée l’événement, c’est de lui que surgit la lumière et c’est lui qui renferme l’étoile.

Poèmes mystiques d’une spiritualité providentielle qui s’insère avec bonheur dans la poésie d’aujourd’hui essentiellement polymorphe.

L’étoile c’est celle qui incarne le fils Matiah prenant sa place dans le ciel à l’âge de dix neuf ans, le fils poète et musicien.

Pareille blessure détruirait le père s’il n’était habité de l’incommensurable amour sur lequel la mort même ne peut rien.

Cet amour qui fait « Crier à l’étoile » prenant le ciel à témoin de sa fidélité.

L’étoile elle était apparue dans « L’arbre lumière » : « il faut disparaître / au ciel des mots portés / comme les étoiles / sous les ailes / des anges » ; « cette étoile fidèle, / je la souffle vers toi » ; « silence / une pierre clôt / la rencontre / d’étoiles / filées de / la même nuit » ; « nous serons proches de la lumière / tombant du ciel et y montant / comme l’étoile du matin retrouvé » ; « une peau de mémoire / plus aiguë / que l’étoile / secourable ».

Déjà Michel Eckhard-Elial annonçait dans le poème que « le temps creusé par les tombes / s’envole plus haut ».

Et ce haut vol, c’est « Crier à l’étoile ».

Les citations mises en exergue dans ce livre aussi y sont à leur juste place : Rítsos, Reverdy, Char, Vigée, la poétesse israélienne Dahlia Ravikovitch, des Psaumes, Rilke, Juarroz, Heidegger, Nelly Sachs, Celan, la Bible, José Angel Valente, Hölderlin, Milosz et les hymnes homériques.

Chaque poème répond à égalité au niveau d’élévation de la citation.

A « Tout vient vers nous : / Nous n’allons pas vers rien » de Juarroz, Michel Eckhard-Elial complète : « Les noms portent sur les choses / La lumière de l’espérance / Je te dirai l’amour où je vais ».

La lumière est toujours présente dans l’étoile, car l’étoile n’est autre que l’amour : « [...] souffler / sur l’impalpable visage / de la lumière / comme sur la cendre / d’une énigme sans ciel / obéissant au plus secret / des astres : le cœur ».

L’amour à l’étoile c’est « Répondre à l’absence / par des mots » puisque « le mot vient de / plus loin / d’une porte / sans monde ».

Alors « Nous comptons les mots / Comme les étoiles / Chacun d’eux est un astre glacé / Que réchauffe le soleil ».

Il ne subsiste que cette parole « Nous nous retirons aussi / des gestes comme le sable / perd les eaux » pour dire cet amour : « Je suis à toi comme l’eau / accrochée à la lumière / creusée de toute vie / inguérissable ».

Des poèmes ciselés dans le diamant de la maturité. Une grandeur née de la frugalité des mots, d’une concision saisissante. Le style d’un poète qui s’est hissé au niveau des plus grands. L’humilité de la grandeur.

« Crier à l’étoile » une parole qui redonne la vie à celui que l’on pouvait croire, à tort, disparu.

Gustave Thibon l’avait pressenti : « L’amour avorte tant qu’on ignore qu’il faut passer par l’irréparable pour accéder à l’inaltérable. Tout se reconstruit en haut quand tout s’écroule en bas ».

Michel Eckhard-Elial lit et commente ses poèmes ainsi que ceux de Vanessa De Loya Stauber dans l’émission du mardi 16 novembre 2021 sur le site : lespoetes.site

* Michel Eckhard Elial

Michel Eckhard Elial est poète et traducteur de la littérature hébraïque. On lui doit les traductions en français de : Yehuda Amichaï, Aaron Shabtaï, David Vogel, Ronny Someck, Hagit Grossman, Miron Izakson, Dahlia Ravikovitch, Miriam Neiger-Fleischmann. Il dirige la Revue et les éditions éponymes «Levant – Cahiers de l'Espace Méditerranéen » qu'il a fondée en 1988 à Tel-Aviv, aujourd'hui à Montpellier, dont la vocation est de promouvoir un dialogue pour la paix entre les trois rives de la Méditerranée.

Parmi les publications: L'instant le poème, Levant, 2009; Un l'Autre, Levant, 2008; Poèmes de Jérusalem, L'Eclat, 2008; Début, fin, début, L'Eclat, 2008; Les morts de mon père, L'Eclat/Levant, 2001; Beth, Levant, 1995; Histoires d'avant qu'il n'y ait plus d'après, Alfil/Levant, 1994 ; Au midi du retour, Euromedia, 1993 ; L’Ouverture de la bouche, Levant, 1992 ; Exercices de Lumière, Levant 2015.

***

Extraits de « Crier à l’étoile » de Michel Eckhard-Elial :

 

 

Répondre à l'absence

par des mots

nommer l'absence

se perdant

dans chaque mot

mesuré et traversé

combien

de vivre étincelle

dans le jour du visage

le mot vient de

plus loin

D'une porte

Sans monde.

***

(Yona)

 

Le Juste eût-il les lèvres scellées sait

vers quel visage le mot est tourné

chaque mot est un visage, une île lointaine,

un estuaire d’infini, un peu plus haut,

un peu plus loin, un peu plus bleu,

recevant le souffle de face

il s’élargit à l’appel

 

cette heure

qui advint

je sais que

tu sais

dans l’intervalle

des jours

 

une peau

étoile

le monde.

 

Dans la douleur quelle heure

du monde diffère

pour rêver encore

ou souffler

sur l'impalpable visage

de la lumière

comme sur la cendre

d'une énigme sans ciel

obéissant au plus secret

des astres: le cœur.

Transparente

jusqu'au cristal du corps

qui ne laisse plus passer

le regard.

***

Pour que le soleil ne soit jamais oublié

dans l'opacité des commencements

pour que les mots se remettent en ordre

comme les eaux alignées

révèlent ce qui est caché

pour que mon amour transforme

mes balbutiements

dans les six directions du monde

en paroles de vérité

bouche d'amour

mains de lumière

pour bénir

la puissance du visage

et la figure du secret

faisant fruit

de l'homme

et pour l'homme

un

j'écris le

poème

***

De l’autre côté de la nuit, quelle étoile t’éclaire ?

Claude Vigée, Le poème du retour, 1962

 

Crier à l'étoile

 

à perte de mémoire ce pays

est naissance

il faut avoir été

sable

jusqu'aux mers ultimes

pour qu’en tout exil

l’étoile renaisse

et porte le nom

de la présence

reconstruite

 

mon fils

est

ce temple

où l’ombre est

au cœur de la pierre

un bouquet de soleil

qui refleurit

un roc de lumière qui

soulève les cendres

du pays

 

quel fut le champ des fruits

et des sources

elles flamberont comme le genêt

dans le silence de l’orage

et de l’attente

 

9 Av 5779

***

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Joël Vernet, marcher est sa plus belle façon de vivre.

L’émission « Les Poètes » réalisée en direct le mardi 2 novembre 2021 a tenu à débuter par la diffusion de deux poèmes chantés extraits de la dernière parution de Troba Vox, le CD : « Embarrats - La prima enclausa » « Confinés - Le printemps clos ».

Il s’agit de :

1 ) « Cantic de la bruga » (Cantique de la bruyère) du poète occitan Max Rouquette, chanté par Sandra Hurtado Ros qui en a composé la musique, s’accompagnant au piano avec Claire Masson au violoncelle.

2 ) « So che un paese » (Je connais un pays) poème en italien de Gérard Zuchetto qui en a composé la musique et le chante sur des improvisations oud de Thierry di Filippo et de basse fretless de Gildas Becquet.

Faisant face à la peur du Covid19 et au confinement, Gérard Zuchetto a mobilisé ses amis artistes pour réaliser ce superbe album « en réaction à tant d’incrédulité, tant de mensonges et tant de manipulations [...] pour ne jamais oublier 2020 ».

Un CD qui rend compte de la passion de Gérard Zuchetto pour les poètes du Sud : Max Rouquette, Franc Bardou, Alem Surre-Garcia, Norbert Paganelli, Henri Etienne Dayssol, Nicolas Gouzy, Naïma Chemoul, Abdalatef Bouzbiba, Vicente Pradal, Gérard Zuchetto. (disponible chez votre disquaire ou sur le site de Troba Vox)

***

Cette période de confinement nous a valu de bonnes publications : l’anthologie « Seule, aux confins - Journal poétique en temps de confinement » poèmes choisis par Pascale Goëta aux éditions Levant (voir émission Confinement n° 42) ; « Brèves de solitude » de Sylvie Germain, roman bouleversant d’humanité ; « Séduire l’univers » précédé de « A Contre-Peur » d’André Velter (voir émission Confinement n° 63) qui a remporté le prix Apollinaire 2021 ; et de multiples allusions au confinement dans le dernier roman de Delphine de Vigan « Les enfants sont rois », cette pertinente diatribe sur les ravages des influenceuses et influenceurs sur les réseaux sociaux. A l’évidence, les artistes n’entrent pas en léthargie. Même s’ils opèrent dans le silence.

Et ce recours au silence motivant la création, à la manière du poète magnifique James Sacré, une des voix les plus convaincantes de notre époque enivrée de bruits et de fureur (pour reprendre le langage de Char), la voix de

Joël Vernet, l’emprunte comme un passage obligé.

Et au-dessus du vacarme qui règne sans partage dans tous les domaines, y compris celui, fragile, de la poésie où les fier-à-bras veulent aussi mener la danse de leurs vociférations, Joël Vernet est cette oasis qui épanche notre soif, à nous lecteurs asséchés par tous les faux-semblants.

J’ai dû arrêter un temps la lecture de :

« Marcher est ma plus belle façon de vivre » Notes éparses - aux éditions la rumeur libre (108 p, 16 €) pour ne pas être terrassé par ce sentiment de fusion avec le texte. Je n’avais éprouvé pareil vertige qu’avec le « Livre de l’intraquilité » de Pessoa. Car c’est à ce niveau de génie que se situe le très discret Joël Vernet.

Dans la dédicace dont m’honore Joël Vernet sur la page du titre, il est écrit « Marcher est ma plus belle façon de vivre, car cette vie est à réinventer de bout en bout ».

Réinventer la vie, cette chimère de tant d’artistes, à commencer par Rimbaud.

« Même l’amour, surtout l’amour et la bonté. Ces deux diamants qui se sont éteints au cours des siècles » insiste Joël Vernet.

Le temps n’est plus à dénoncer ceux qui ont éteint l’incendie de l’amour courtois allumé voici plus de sept siècles par nos troubadours prophètes. Il est à souffler sur les braises avec Joël Vernet. Avec ce qui fit la légende de René Char : l’attente et la simplicité.

Oui, pour Joël Vernet il « nous manque le plus simple que nous avons relégué aux oubliettes ».

Le plus simple est de vivre comme lui : d’instinct et d’écrire de souffrance et de joie. Et de voyager pour ne plus douter que « la douleur est dans chaque maison ».

C’est l’expérience de cette vie d’errance et de solitude mais aussi d’amitié et de fraternité qui va fonder « L’homme désaffecté », recueil de textes courts et d’aphorismes, puissants comme ceux de Char, mais eux, immédiatement perceptibles. La simplicité ! Oui, Joël Vernet réussit l’impossible simplicité.

Et l’on frémit de ces fulgurances transies de vérité éprouvée : « Qui a peur vivra tétanisé » ; « Celui qui n’attend plus rien, recevra. Celui qui prend, perdra tout. Même ce qui ne lui appartient pas » ; « On s’abîme dans la parole. Et dans le silence ? » ; « La solitude : ton gagne-pain. Cet état dont personne ne veut. Vivre avec la pluie, toutes ces larmes en soi » ; « La lassitude, c’est l’élan ».

La simplicité appelle l’enfance : « c’est cela l’enfance, quand on est tout à son inspiration première, dans le calme et la quiétude et non dans les empoignades. Dans le monde, oui, mais juste à côté, sur ses marches, sur ses marges. C’est là, en effet, que j’écris aujourd’hui, dans cet écart nécessaire, entre le soleil et sa brûlure sur ma peau ».

Se tenir à distance, « ce fut ainsi ma vie » révèle le poète.

Ainsi, il se tint à distance des villes, trouvant abri dans le langage et « dans ce que la vie offrait de plus banal, de plus insignifiant, de plus lointain, de plus inaccessible », c’est-à-dire l’essentiel, peut-être la nature.

C’est Antonin Perbosc qui avait ce rêve impossible : « n’être ni le soldat ni le chef de personne ». Joël Vernet tente de le réaliser : « Combien sont capables de cela : s’en tenir à leur vérité et en payer le prix ? Accepter de n’être rien et de n’exercer aucun pouvoir sur quiconque ? »

La simplicité conduit à la lumière. Celle qui illumine toutes les parties de ce livre « Marcher est ma plus belle façon de vivre ». Car, nous assure Joël Vernet « Il y a dans le monde une lumière ressemblant à une lueur presque invisible. Elle ne nous est délivrée que par intermittences, par éclairs, comme la foudre ou l’orage, comme ces lectures imprévisibles qui nous font rencontrer un très grand écrivain, c’est-à-dire un sourcier, un guérisseur, un voyant ou un ange qui a face terrible ».

Et il poursuit : « C’est si rare, un grand livre, un livre où la parole est habitée par la vie vivante ».

Cet hymne à la beauté et donc à la nature, que constitue ce livre : « Marcher est ma plus belle façon de vivre » est assurément un de ces livres rares !

Vous pouvez écouter des extraits de ce livre sur le site : lespoetes.site à la rubrique « Pour écouter les émissions » au mardi 2 novembre 2021.

 

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Elisabeth Aragon de l’intime à l’épopée

https://www.espritoccitanie.fr/podcasts/tempo-poeme-181/2021-11-25-tempo-poeme-elisabeth-aragon-1083 

 

Jean-Luc Maxence des éditions Le Nouvel Athanor a fondé une collection « Poètes trop discrets ». Certainement, la plupart des poètes qui déambulent dans notre belle Toulouse y auraient leur place tellement ils avancent sans faire de bruit.

Et en premier lieu, sur la scène poétique depuis près de trois décennies, Elisabeth Aragon !

Elle avance dans son œuvre d’abord à pas furtifs, et maintenant avec la marche sûre et puissante des faiseurs d’épopées.

D’emblée les poèmes d’Elisabeth Aragon dans « La Découvrance » en 1987, révèlent un ton, une voix où les surprises des images, illuminent la parole du poème.

Car ses poèmes sont des poèmes de l’oralité. Ils se situent dans le vécu. Les expériences de la vie accompagnent, selon sa propre expression, « le chemin poétique qui [la] tient ».

Le poème dit alors l’amour toujours reçu comme une découverte :

« je découvre mon corps à ton corps emporté / et je sais maintenant / nos yeux cyclopéens / se riant de la terre / comme une ondée ».

 

Mais elle subit aussi le tourment de l’absence :

« Je suis la perte, la déchirure à l’infini / Blessure léchée de l’enfance, / je ne sais que le martèlement / de mon âme qui grêle / dans ton silence. »

 

Elisabeth Aragon va poursuivre son long chemin d’écriture dans l’illustration parfaite de l’assertion de Joël Vernet : « Je ne connais qu’un beau mariage : celui de la langue et de la vie. Il est toute ma joie ».

 

C’est cette joie d’unir dans l’harmonie la langue et la vie qu’elle nous offre dans ses poèmes.

 

Son nom apparaît dans les revues : Décharge, Verso, Comme en Poésie, mais surtout Encres Vives. En 2000, elle publie aux éditions du Petit Véhicule à Nantes, « L’Echappée belle ».

 

Des poèmes plus resserrés, une extrême précaution dans l’ajustement des mots, une sobriété qui signe une grande tension pour concentrer les épousailles de la vie et de la langue dans un poème dépouillé de toute scorie, de toute fioriture qui en dilueraient la puissance.

 

Elle saisit et magnifie les fulgurances de la vie.

 

Mais la parole se fait plus ample dans son recueil « L’Echo venant du monde » paru en 2010 à Encres Vives. Le poème se fait célébration, l’intensité dramatique s’estompe au profit d’une volupté née toujours de cette union réussie de la vie et de la langue.

 

La célébration sera aussi celle des lieux. L’Italie avec « Lieu-dit du Grand Silence » aux éditions Encres Vives.

 

Enfin, l’épopée jaillit, avec « Horizon Andalou » ( az’art atelier éditions) magnifique dans son envol, son ampleur qui force le vertige de plaisir de la fusion inégalée de la vie et de la langue.

 

L’amour du village Gorafé, dans ce qu’il a de plus intime et donc de plus difficile à exprimer, résonne comme une cavalcade de tintements de cloches pour le fêter.

 

Elisabeth Aragon s’empare de ce monde andalou qui non seulement l’accueille, mais encore la renferme en son sein, comme une de ses nécessaires composantes.

 

Nous demeurons à l’écoute de cette grande voix d’Elisabeth Aragon.

 

Ecoutons-la dans ce poème sur la mort de Federico Garcia Lorca fusillé le 17 août 1936 à Viznar près de Grenade, à deux pas de la Fontaine « La source aux Larmes ».

***

 

La poésie est dans le fossé

 

Il y a en premier ce gouffre étroit de la route, la

venta del Molinillo encerclée de pins et de dents de

pierre. Il faut s’habituer, une fois encore, à cette étendue

neigeuse du blé coupé, juste tachetée d’oliviers et

d’amandiers.

Bien auparavant, oublier le nom d’un village, Viznar.

S’obliger à ne pas penser aux coups de feu, s’obliger à

lutter contre la révolte, la bêtise humaine, politique.

Ils l’ont amené là, à quelques pas du pueblo, dans le

chemin resserré par le calcaire.

La fuite soudaine d’une effraie, l’air chargé d’arômes.

Celui du foin battu près de la place, auréole verdie de

poussière, la trace desséchée du sabot des mules. Celui du

lait d’amande fermenté dans la cruche, celui plus doux

amer du jambon sec, et la lampée du gras fondant, l’âpreté

de l’olive brune, plissée, une grappe de raisin, fendue par

le miel. Toute la suavité des goûts confondus, tout cela

dans l’instant même, dans cette acuité exacte d’une mort

rapprochée, émousse ses sens.

Tout ce qui dans ses derniers moments n’aura pas de prise

sur ce qui va s’achever.

Il pense à la robe du vin, velours enivrant, le sucré du

melon, le galbe d’un pied. Il pense à sa course d’enfant

entre les roseaux, le sexe battant du jeune berger, luisant.

L’entrejambe de son premier désir, l’acceptation

première, sans vergogne de ce qui allait, en partie, le

condamner. Il resserre le col de sa chemise beige, froissée,

salie, comme le papier moucheté des écritures sous la

petite lampe verte de son bureau.

Il a peur par avance du moment aigu de l’explosion du

cœur.

Il a peur de la souffrance, qu’elle puisse durer, dans le

ricanement abject d’une cruauté, celle des quatre

hommes qui l’entraînent.

Le vent a rabattu d’un coup sec son veston comme la

dernière faena de son ami Ignacio Sanchez Mejias. Les

feuilles des amandiers crissent. Tout, autour de lui,

conspire, entre le chuchotement des feuilles, le silence

intérieur des troncs des chênes lièges, au couperet du

temps choisi pour son exécution.

Il le sait à l’irréalité du filet d’un nuage faiblement éclairé

par la lune, dague de coton.

Il le sait par la transparence du cristal qui éblouit encore

sa poitrine.

Il a toujours eu cette connaissance terrible de ce qui allait

être sa fin, impartageable, indicible. Rencontrée plus

d’une fois dans les yeux d’un amant, les lèvres

carnassières, cannibales du désir.

Dans ce regard détourné, celui de l’ultime estocade aux

arènes de Manzanares.

Maintenant ils contournent la fontaine, arrivent au repli

de la petite carrière alourdie de pénombre. La masse de

l’olivier près du sol forme sa dernière couverture.

Il sent la tension des hommes. Il en connaît deux, la

traîtrise d’un autre. Par lui il va mourir, même si il n’est pas

là, présent dans cette nuit qui tarde à appeler le jour.

L’autre, celui des certitudes abjectes, celui du non désir.

Il aura toujours ses initiales à lui, comme une blessure

infectée, les barreaux de son lit empalant à tout jamais les

saisons à venir.

Il sera le supplicié vivant du crime qu’il fait commettre.

Ils le plaquent face contre la pierre, dernière empreinte,

éraflure, la première goutte de sang sur les lèvres. Il

entrouvre la bouche, en savoure le goût unique, son

identité.

Elle lui fait tout aussitôt penser à la fulgurance d’une

jouissance, aux différences odorantes de son sperme. Il en

serait presque à rire, à hurler face à l’incongruité du

moment, dans la déchirure intérieure de son existence,

dans l’ultime rappel du plaisir.

Il n’est plus question de quelques secondes certainement.

Et pourtant, ce sentiment d’infini, accompagné

d’incomplétude.

Il s’oblige à réciter les prénoms aimés de lui seul. Il en

espère la clémence du non oubli.

Ses omoplates joignent le centre de son dos, elles

aiguisent son souffle.

Ses poignets brûlent, serrés par la corde.

Il commence à saisir la terreur dans les yeux de l’animal.

Il se sait lui-même l’animal, dans l’inacceptation de ce qui

va suivre.

Dans un ultime sursaut, il lutte contre lui-même, il essaye

de s’étouffer de poussière.

Le froid de l’aube du mois d’août étonnamment le

transperce.

Il ne sait plus si cela est du temps de cette fin de nuit, ou

du détachement soudain de son cœur. Il lutte contre son

propre corps, anguille sanglante, démesurée, qui le trahit

une dernière fois.

Il est à l’inutile du désespoir.

L’éclair des mille doutes a déchiré le monde.

Lui qui n’avait jamais pu se départir, au fond, du rêve, de

l’assurance, de l’outrancière intelligence, irrévérencieuse.

Lui qui jonglait dans la lumière, dans la musique, dans les

mots.

Il faut du temps pour continuer la route, laisser filer les

phares des camions.

La poésie tapie dans le fossé.

Elle a la chair fendue de la mère de l’aube.

***

 

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15/11/2021

André Velter séduit l’univers

Dans ce livre* de plus de deux cents pages, véritable livre d’art par les illustrations (les quatre ciels) de Marie-Dominique Kessler et les tracés sonores de Jean Schwartz, André Velter livre à ses lecteurs l’intimité de sa posture d’où naît le poème dans, en premier lieu, la période contrainte du confinement sanitaire « A Contre-Peur » et par la suite dans l’aventure nomade retrouvée et mémorisée.

Le confinement est le passage obligé du poème. L’auteur rappelle ce que disait Breton : « La pensée poétique [...] se charge en milieu isolé. »

C’est le sursaut. Le temps de l’éveil. De l’amour : « Je ne suis là / Que pour moi / Ne suis là que pour vous ».

A l’arrêt, le poète s’irrigue des relents d’âme du voyageur qu’il ne peut cesser d’être. Il crée son slogan : « ne pas oublier de s’évader », et de la même manière que « l’art du karaté est celui des mains vides » la sédentarité forcée le rapproche de lui-même : « j’ai communié avec moi ».

Les ancrages l’envahissent dans une affectueuse cajolerie : le flamenco en écoutant Pedro Soler et Gaspar Claus, l’Inde avec une écharpe presque transparente. Il est « en exil / d’un pays qui n’existe pas ».

Ancrage encore avec la Milalonga, la musique qui l’a poursuivi dans toutes les musiques du monde. Ainsi le poème apparaît « à l’altitude alertée / Qu’échafaudent mes passions singulières ». Et le poème s’enfonce dans l’absolu : « J’hymne pour te perpétuer ».

« A Contre-Peur » s’achève sur un long texte en prose qui embarque le lecteur, de la via Domitia, des vers d’Ovide, au Népal en traversant le Gange, le Ladakh région d’altitude qu’il préfère au monde, Flaubert, Pessoa, T.E. Lawrence et sa moto, la position du diaphragme dans le chant, la plaza de toros de Séville, la spiritualité indienne et le sommet Le Manaslu au Népal.

Un long et enchanteur voyage offert par la magie de la mémoire qui faisait dire à Eluard : « Je peux vivre entre quatre murs sans rien oublier du dehors ».

***

Avec « Séduire l’univers » le lecteur s’immerge dans le monde plus familier de la création poétique d’André Velter, celui du grand voyageur.

La route le « libérait insolemment d’on ne savait pas vraiment quoi » et il en a oublié de voir « l’incurable effondrement des temps ». Reste à trouver « Une vérité inconnue, réelle, à peine liée à la peau du monde / [...] Pour peu que l’on s’entête à ne rien usurper ».

Si le poète doit se prémunir de toute imposture, il ne doit se livrer dans le poème qu’avec « la noble impudence de ne jamais se justifier ».

On retrouve dans « Séduire l’univers » la guitare flamenca qui avait peuplé la solitude du confinement « A Contre-Peur », cette guitare qui « broie du souffre et de l’or ». Et elle nous entraîne dans le paseo avec Pedro Soler, dans l’envoûtement des chanteurs flamenco, de Lorca et même de La Joselito, notre Joselito qui dansait à Toulouse avec notre amie philosophe Monique-Lise Cohen.

Et parce que « La poésie dit exactement / ce qu’elle dit qui ne peut se dire », André Velter écrit pour ceux qui n’ont pas la parole, les « oubliés de la vie ».

Plus qu’un poète des lieux, André Velter est le poète du voyage, « Cavale inespérée, superbe / N’oubliez jamais » pour celui qui est « en exil de soi autant que du monde / et que l’on aime à en mourir / ce qui s’est abîmé à l’autre bout du monde ».

Après une corrida à Algésiras, le voyage s’effectue dans le temps avec le troubadour Guilhem d’Aquitaine. Et l’hommage aux « consanguinités d’esprit » (Julien Gracq) se déplace vers les poètes chinois proches du Tao, le non-agir, ses compagnons de route.

Nulle place à l’amertume ni à la nostalgie pour ceux « qui ont cessé d’exister » lorsqu’il a, lui, cessé « d’écrire les noms ».

Un peu de vin suffit à enchanter la nuit, alors « C’est être seul, / Et séduire l’univers. » Survient alors l’ivresse de l’altitude et du vide, du sommet : « Tout est divin sur terre ».

Allant au-delà du vers terrible de Patrice de La Tour du Pin à la naissance de son enfant : « J’ai fait un mort », le séducteur de l’univers atteste que « Ce qui commence est une fin en soi ».

Les poèmes d’André Velter sont une cartographie de l’existence. Et se revendiquer d’un lieu est une usurpation « puisqu’il coïncide en restant à distance, notre lieu n’appartient à personne ».

« Tracés sonores » sont des poèmes intégrés à ce livres sur des « sonogrames », visualisation du spectre sonore réalisés par Jean Schwarz ingénieur au CNRS.

André Velter calque ses poèmes « en écho de musiques pareilles à [des] mirages ». Esthétique, émotion et harmonie garanties !

« Trois récitatifs » donnés à la Maison de la radio succèdent à ces tracés sonores, dans un mouvement à trois temps : « Avant, Alors, Ici ». Célébration de « La terre par miracle advenue ».

Et l’auteur de conclure : « Séduire l’univers ! Vaste programme s’il en est [...] mais qu’importe [...] ça ne peut que me plaire ».

Et à nous donc !

****

*André Velter "Séduire l'univers" avec sept tracés sonores de Jean Scharz précédé de "A contre-Peur" avec quatre ciels de Marie-Dominique Kessler

nrf/Gallimard 2021, 210 p, 25 €

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09/10/2021

Annie Briet, Chantal Dupuy-Dunier deux voix pour un même lieu

 

La vallée de La Roya « tyrannisée par l’histoire vit aujourd’hui à l’heure du tourisme, fière de sa ligne de chemin de fer, aux cinquante tunnels, aux trente ponts et viaducs, mais elle regarde de haut le pays de la mer qui s’est laissé corrompre par l’argent et se décompose dans ses temples du vide où l’on ne cultive que l’apparence » écrit Annie Briet dans son recueil « Novembre à Saorge » qui constitue le 179ème volume de la collection Lieu des éditions Encres Vives (6,10 € à commander à Michel Cosem, 2 allée des Allobroges, 31770 Colomiers).

 

Depuis octobre 2020, la vallée de La Roya a été défigurée par un violent déluge qui a tout emporté vers ce bas pays mercantile.

 

L’émission « Les poètes » a voulu faire revivre par la parole de deux femmes poètes la sérénité, la magnificence de ce pays, lieu séculaire de contemplation et de méditation incarné par le couvent franciscain « Notre Dame des Miracles » devenu lieu de résidence pour artistes et écrivains.

 

Annie Briet et Chantal Dupuy-Dunier ont chacune séjourné à des dates différentes dans ce couvent mythique et en ont ramené un livre de poèmes, en vers ou en prose,

Chantal Dupuy-Dunier ayant publié :

« Saorge, dans la cellule du poème », gouaches de Michèle Dadolle, préface de Bernard Noël, Voix d’Encre éd. 2009, 18 €.

 

Vous pouvez écouter cette émission sur le site lespoetes.site à la rubrique « Pour écouter les émissions » à Confinement n°61.

 

***

Extraits de « Novembre à Saorge » d’Annie Briet :

 

Mardi 22 novembre.

 

A l’est plus de battements d’ailes de colombes pour annoncer le soleil. Une brume épaisse voile les pics les plus lointains. Tout le ciel est peint avec de la cendre. Quelques flocons de neige, papillons d’hiver, divaguent. Un coq s’est tu. L’autre l’appelle. Les sitelles s’agitent davantage. Premier jour de l’hiver.

J’ai trouvé les écrits de Jean De La Croix à la bibliothèque et je retiens cette unique pensée sur le feu.

« Le feu transforme le bois et se l’unit, puis si ce feu devient plus intense et qu’il continue, il rend ce bois plus incandescent et plus enflammé, jusqu’à ce qu’enfin, devenu feu à son tour il lance des étincelles et des flammes. »

N’en est-il pas ainsi de nous transformés par l’écriture au point de devenir écrivains à notre tour ? Joël Vernet ne croit pas si bien dire lorsqu’il écrit « Il y a un feu au cœur des mots. »

***

Les fresques réalisées en divers endroits du couvent nous parlent plus encore que de l’histoire de Saint François (racontée sur les murs du cloître) de l’âme franciscaine qui porte une attention pleine à toute vie, qui aime la nature et tout ce qui est simple, harmonieux. Elle est là présente encore sur les murs comme dans son jardin qu’il a fallu gagner sur le roc mètre après mètre, à pleines mains, à plein cœur. O vous moines franciscains tailleurs de pierre et de misère dans le pays sauvage !

***

Saorge sera-t-il dans le souvenir comme ces fleurs mises à sécher entre les pages d’un livre et qui glissent un jour inopinément ? Quelles traces laissera-t-il dans le grand livre de la mémoire ?

***

Extraits de « Saorge, dans la cellule du poème » de Chantal Dupuy-Dunier :

 

Au puits,

nous puisons des mots.

***

Cette cellule est orientale.

Une alcôve blanche soulignée d’une mauresque.

Deux cintres croisés

comme ciel de lit.

Des lauriers bordant le patio.

Les mille et une nuits.

Siestes différentes, autres fantasmes.

***

Nous retrouvons la chambre du Prieur,

plus proche de ce qui pourrait être le divin.

Fresques à profusion,

grands tableaux naïfs entremêlés de médaillons

notre macchabée fétiche aux dents surnuméraires.

Lumière tombant des fenêtres

sur le dallage noir,

plissement des ardoises

faisant écho au relief subalpin.

L’étagère d’angle sous les fouets entrelacés.

La longue table

où nous croisons nos écritures.

Le lit.

***

Soirée lecture au réfectoire :

L’humilité n’est pas présente,

ce salon parisien sous l’œil des vertus franciscaines,

le partage qui n’a pas eu lieu.

 

Mais les mots du livre,

ce qui suffisait...

***

Le sol a tremblé,

qui remémore le feu et les racines,

dit la continuité des corps avec la terre.

Nos jambes sont de glaise

et nous claquons des dents.

Ce matin,

chacun observe les montagnes.

Rien...

Dieu est tombé depuis longtemps déjà.

***

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20/09/2021

Monique-Lise Cohen et Henri Meschonnic

 

Durant cet été 2021, plusieurs émissions ont été consacrées à des poètes récemment disparus. Le privilège des poètes est que leur parole leur survive. A nous lecteurs, de perpétuer celle-ci.

Nos poètes désormais hors de ce monde ne sauraient se passer de nos louanges.

Pour eux, nous devons observer ce précepte de Rainer Maria Rilke : « Recommence toujours à nouveau la louange ; parfaite, elle ne fut jamais ».

 

Obéissant à cette injonction, j’ai uni dans la louange, l’élève et le maître, la philosophe poète Monique-Lise Cohen

et le poète Henri Meschonnic.

 

Cette émission « Confinement n° 57 » est la rediffusion d’une émission de 2009 qui était consacrée à un hommage à Henri Meschonnic professeur d’université, linguiste, écrivain, traducteur, poète né en 1932 à Paris et décédé cette même année 2009.

 

Pour cela, j’avais demandé à Monique-Lise Cohen ( 1944 - 2020), écrivain, poète, qui fut bibliothécaire, d’organiser cet hommage et de présenter quelques thèmes essentiels de la pensée de Meschonnic. En effet, Monique-Lise Cohen avait eu comme maître de thèse pour son doctorat le professeur Meschonnic.

 

J’avais introduit le sujet en citant le travail de Meschonnic sur la poétique (Pour la poétique essai Gallimard), ouvrage très polémique car il instaure des concepts qui découvrent l’unité de fonctionnement et de sens dans un texte, d’une forme et d’une histoire.

C’est la recherche d’un langage textuel, d’écriture lecture, ou le signifiant n’est pas séparé du signifié. Monique-Lise Cohen avait renchéri sur cette notion essentielle à la pensée de Meschonnic qui rejetait le sacré et le religieux si éloigné du divin.

 

Elle développa longuement l’explication de cette démarche iconoclaste. Des textes de Meschonnic sont ensuite lus, extraits de « Légendaire chaque jour » et de « Dans nos recommencements » recueils publiés chez Gallimard.

 

La ville de Toulouse ayant accueilli la proposition de Claude Sicre Président du Carrefour Culturel Arnaud Bernard, sur l’organisation annuelle d’un Forom des langues place du Capitole, cette proposition relevant d’une action soutenue et inspirée par Henri Meschonnic, vous trouverez le texte d’introduction d’Henri Meschonnic ci-dessous :

Introduction d'Henri Meschonnic

 

Le préambule de la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » de 1789 tenait à rappeler « à tous les membres du corps social (…) sans cesse leurs droits et leurs devoirs ». À voir le monde aujourd’hui, il n’y a rien de changé, sinon que, comme le disait ce préambule, « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme » se sont beaucoup aggravés. Mauvais état général des sociétés.D’où l’urgence d’inventer un rapport entre l’éthique et la politique qui est encore une utopie. Le paradoxe du langage est que c’est par lui, par lui seul que peut passer ce rapport. Or c’est le lieu d’une méconnaissance maximale. Et par le langage, j’entends la fonction d’expression de la pensée, et une langue est un système social de signes. Les implications ne sont pas les mêmes.Défendre le langage ? Mais il n’est pas attaqué. C’est pire : il est méconnu sans même qu’on le sache. Mais comment ? Avec tant d’études et de savoir. Justement, c’est ce qui est paradoxal, tout ce savoir ne sait pas qu’il produit de l’ignorance, une ignorance spécifique, et il empêche de la savoir. Question de point de vue. Il y a un point aveugle dans le statut du langage, et ce point est vital. En quoi ce n’est pas le langage qui est menacé, c’est chacun de nous.

Parce que c’est d’abord et toujours avec les mots qu’on agit, qu’on fait mal, et la question de la défense des langues n’est que l’aspect ostensible d’une ignorance, d’un oubli et d’un mépris qu’on ne mesure pas, qu’on ne connaît pas, parce que toute notre culture humaniste n’a pas appris à les reconnaître.C’est que le langage n’est pas seulement le lieu et la matière de la communication, il est avant cela même, et pour cela, le lieu et la matière de la constitution de chaque être humain dans son histoire. Le langage est donc indissociablement matière éthique et matière politique. Et matière épique au sens où s’y constituent les aventures de la voix humaine.C’est en tant que matière éthique qu’il est matière artistique. Parce que c’est en lui que nous inventons, où l’art, tous les arts, jouent un rôle fondateur. Et méconnu. Le problème de la défense des langues déborde donc infiniment ce qui est mis en avant, et isolé, comme si c’était isolable, c’est-à-dire la question du droit, et la question des langues.Au lieu de mettre en avant de manière simpliste, parce qu’elle semble crever les yeux, l’hégémonie économique et politique d’une langue sur les autres, il devrait s’imposer que le problème majeur, d’autant plus vital qu’il est méconnu, pour défendre les langues, est l’incommensurable ignorance de la pensée du langage, qui n’est enseignée nulle part, et qui s’étale dans le réductionnisme et la régionalisation qui marquent le traitement du langage dans notre culture. Dans toutes les cultures.En ce sens, c’est tout un procès de civilisation, et même une sorte de révolution culturelle qu’il y aurait à penser, à réaliser, pour penser et pratiquer des rapports entre langue et culture, entre langue et littérature, entre langage, art, éthique et politique, qui ne sont ni pensés ni pratiqués. Étant donné ce qui est en jeu dans le langage d’histoires individuelles et collectives, on peut dire qu’il n’y a rien de plus profond et de plus vital pour les sociétés, et pour la civilisation, que le sens du langage.Ce sens est à lui seul le préambule d’une déclaration universelle des droits du langage. C’est-à-dire des devoirs de l’enseignement des langues, de l’enseignement des rapports entre langage et société, de l’enseignement des littératures, de l’enseignement de l’éthique et de l’enseignement de la philosophie politique, tous ces enseignements dans leur interaction.

À en juger par l’état actuel des sciences sociales dans le monde, des sciences du langage, et des disciplines universitaires dans leur régionalisation, sans oublier les enseignements primaire et secondaire, il s’agit là d’un programme onirique ? C’est pourtant la situation actuelle qui est un mauvais rêve. De plus, il y a une urgence. Il va y avoir, au printemps 2004, un Forum international des langues et des cultures à Barcelone. Ce sera une rencontre mondiale de la plus grande importance. Elle a toutes chances de reconduire la Déclaration universelle des droits linguistiques issue de la Conférence mondiale des droits linguistiques tenue à Barcelone en 1996. Or cette Déclaration est exclusivement juridique. Elle ne connaît que les notions de langue et de groupe linguistique. Ces notions courantes sont légitimes, mais tout à fait insuffisantes, par leur carence de toute conception générale du langage, sans la moindre mention de son enseignement, qu’on devrait rendre partout obligatoire. D’où une grande pauvreté de la notion même de la langue, réduite à la communication.Le complément indispensable à ce juridisme doit donc être une pensée d’ensemble des liens entre le langage, l’art, l’éthique et la pensée de la politique. Cela ne pourrait que renforcer l’efficacité et le sens des revendications.Il semble alors que le rôle urgent et spécifique des Forums des langues du monde qui se sont répandus en France à partir du Forum des langues de Toulouse depuis 1992, devrait être de combler cette carence de la pensée, et d’apporter une réflexion d’ensemble qui pourrait caractériser une contribution française, et qui constituerait dans l’idée forte qu’on ne défend pas les langues sans une pensée d’ensemble du langage et de la société.

 

Henri Meschonnic

Carrefour Culturel Arnaud-Bernard

 

 

 

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20/08/2021

ADONIS nouveau troubadour de l’Académie des jeux floraux.

 

Jeudi 18 novembre 2021, Adonis sera à Toulouse reçu Maître-ès-jeux de l’Académie des jeux floraux.

Après la mort de Mahmoud Darwich, il est le plus grand poète arabe vivant.

Ce Syrien naturalisé français en 1995 a été fait Commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres en 1997. En 2016 il a reçu le prix littéraire Prince-Pierre-de-Monaco.

Son œuvre poétique aussi abondante que puissante dénonce sans verser dans la systématisation de la poésie dite engagée, l’injustice, la dictature, la guerre, la misère, l’inhumanité des grandes métropoles. Iconoclaste par rapport à l’Islam il dénonce le port du voile.

Pour amorcer l’événement de sa venue à Toulouse le jeudi 18 novembre et son intégration comme nouveau troubadour dans la haute tradition poétique de Toulouse, ville des sept troubadours ayant conduit à la création de l’Académie des jeux floraux, Radio Occitanie a diffusé cet été une émission de 2008 étant bien précisé que l’œuvre d’Adonis a encore prospéré depuis cette période. Mais il est important de se familiariser avec un des plus grands poètes de notre humanité.

L’émission « Confinement n° 58 » reprend donc une émission réalisée en juillet 2008.

En préambule, est mis en exergue la position particulière de ce poète arabe sur la problématique de la poésie et de la liberté.

Pour ADONIS, la poésie est problème d’existence, d’identité et de destin.

« La poésie, avant l’Islam, était une parole ontologique, libre et indépendante. C’était une parole souveraine. Tous les autres discours lui étaient assujettis. » Mais « l’Islam a disqualifié l’époque qui lui était antérieure, celle qui trouvait dans la poésie sa lumière de beauté et de connaissance. (…) L’Islam a fermé la porte devant la vision du poète. La connaissance qui émane de la poésie ne peut être selon lui, qu’égarement et erreur. »

Ainsi « toute écriture poétique réelle dans la langue arabe d’aujourd’hui doit émaner par nécessité d’une vision qui est radicalement contraire à la vision religieuse. Toute poésie qui ne provient pas de cette vision est une poésie fonctionnelle et asservie ; plus encore, elle ne peut être que l’alliée de la religion. »

 

Adonis est né le 1er janvier 1930 en Syrie, il a fait des études dans un lycée français, publié ses premiers poèmes en 1949 avant de suivre des cours à l’Université de Damas. En 1956, licencié en philosophie, après avoir passé 11 mois en prison sur ses 24 mois de services militaires pour activités subversives, il s’installe à Beyrouth où il fonde une revue de poésie « Shi’r ».

En 1960 il séjourne un an à Paris, publie l’année suivante un important recueil « Chants de Mihyar le Damascène », voyage à New York en 1971 et publie « Le tombeau pour New York », puis un essai :

« Le temps de la poésie ».

 

Bien qu’ayant choisi dès 1962 la nationalité libanaise, en 1986 il s’installe de nouveau en France en 1986.

A Paris, il publie « Célébrations » et un autre essai sur la poésie avant l’Islam : « La parole des origines ».

Naturalisé français en 1995 il vit à Genève où il enseigne. Il est lauréat de prix prestigieux de poésie comme le Prix Nâzim Hikmet.

Tous les chants de ce poète sont des échappées. Ce sont des psaumes libres.

Lecture des psaumes d’ADONIS extraits de son recueil « Singuliers ».

 

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07/08/2021

Jacqueline Saint-Jean

une poésie de la célébration métaphysique du monde

 

La deuxième moitié du XX° siècle est marqué par l’essor de la place des femmes dans la poésie, ce que le XXI° siècle confirme.

Parmi elles, Jacqueline Saint-Jean a, depuis les années soixante -dix, multiplié les publications de poésie, mais également de romans, de romans jeunesse, s’est illustrée dans l’action en faveur de la poésie avec des lectures, des contributions aux festivals, des ateliers d’écriture et des notes de lecture pour les revues.

Toujours membre du Comité de rédaction de la revue Encres Vives, elle a de 1980 à 2009 dirigé la revue Rivaginaires qui bénéficia dès 1997 d’un site sur la Toile : rivaginaires.fr.fr animé par sa fille Isabelle.

Lauréate en 1999 du prix Max-Pol Fouchet et du prix Xavier Grall en 2007 pour l’ensemble de son ouvre poétique, elle rayonne depuis cinquante ans d’une vie intense pour et par la poésie.

Marie-Josée Christien qui dirige la revue Spered Gouez lui a consacré en 2017 une excellente publication : « Jacqueline Saint-Jean entre sable et neige Anthologie, entretien et approches » dans la collection Parcours, 130 p, 13 €.

En 2020, c’est Michel Cosem qui complète ce brillant panorama avec le n° 506 de la revue Encres Vives qui lui est consacré : « Jacqueline Saint-Jean Lectures plurielles » qui réunit des notes de lecture de ses nombreuses publications (6,10 € à adresser à Michel Cosem, 2, Allée des Allobroges, 31770 Colomiers).

Le numéro précédant, le 505, était constitué par un recueil de poèmes de Jacqueline Saint-Jean : « Sauver l’hiver »

(6,10 €, abonnement à Encres Vives, 34 €).

 

Dans l’émission « Confinement n° 54 » diffusée par Radio Occitania, deux autres livres de poèmes sont présentés :

1 ) « Hôpital des poupées » avec des photographies de Francis Saint-Jean, éditions Alcyone, collection Surya, 47 p, 15 €.

Ces poèmes sont nés de l’émotion profonde qui ébranla Jacqueline et Francis Saint-Jean lors de leur visite à l’Hôpital des poupées de Lisbonne.

Francis l’exprima par la capture de l’image, Jacqueline par l’évocation dans le tissu des mots. A l’un, le regard, à l’autre la parole. Et les deux fusionnent comme pour un film parlant.

Le génie de l’expression poétique de Jacqueline Saint-Jean rejoint celui du photographe. Les deux achèvent l’œuvre indissociable.

Paradoxalement, ces poupées de celluloïd, voire de chiffons, incarnent mieux que leurs modèles vivants, l’essence de la vie humaine.

Elles sont l’expression démultipliée de la beauté, du faste mais aussi de la tragédie d’une vie humaine.

L’expression de leurs visages, pourtant de matière inerte, réussit à nous crucifier de compassion.

Jacqueline l’extirpe par les mots que Francis confirme par la révélation concrète de l’image.

C’est tantôt leurs blessures, tantôt leur renaissance qui provoquent, selon l’expression d’Alain Duault « la déflagration immobile que porte tout poème ».

De l’œuvre abondante de Jacqueline Saint-Jean, les poèmes de « Hôpital des poupées » empruntent une voie inhabituelle chez une artiste dont le souffle poétique court de la mer à la montagne, dont la parole voyage pour une multiple célébration.

La dimension métaphysique de cette poésie de célébration du monde exploré est plus intime quand l’objet de célébration est une représentation inerte que l’imaginaire immédiat, voire inconscient, métamorphose en sujets vivants.

A lire ces poèmes si expressifs, ce n’est plus notre regard qui interroge ces poupées, mais les poupées elles-mêmes qui nous observent, goguenardes mais ravies du tour qu’elles nous ont joué.

Les deux artistes qui signent ce livre, par l’œil, par la pensée, ont exaucé le rêve de Pinocchio. Les poupées sont devenues de vraies personnes de chair, révélant une humanité qu’elles laissent découvrir à qui sait porter son regard à l’intérieur de l’être.

***

2 ) « Matière ardente » avec 6 compositions originales de Henri Tramoy, éditions Les Solicendristes, 59 p, 15 €.

La mise en page, la magnificence des compositions de Henri Tramoy font de cette publication aussi, un livre d’artiste somptueux.

Ici, nous retrouvons la Jacqueline des voyages, avec la Norvège.

Mais le livre ne fait aucune place à l’anecdotique ou au typique caractère d’une terre.

Le froid, l’eau, le feu ne sont pas des décors mais les témoins d’une vie interne qui prend possession de l’auteure comme le poème toujours se fraie un chemin dans les ruines des émotions.

« Matière ardente » est l’œuvre évidente de la maturité.

Le bilan n’a pas d’utilité, mais le regard a ajusté sa lucidité. Elle jaillit comme le feu de la terre, rien ne saurait l’arrêter.

La mission du poète avant tout qu’est Jacqueline Saint-Jean, est d’emprisonner ces murmures intérieurs que font naître l’observation des nouveaux paysages traversés dans le poème. Lui seul, peut figer et fixer la fugacité de la prophétie qui habite tout poète.

La vie nous brûle copiant le feu échappé de la terre. Vient le moment où « L’incandescence s’est éteinte » où « le poème chante / sa disparition ». Mais plus loin, le « poème soudain aimante l’épars / au plus vif du présent ».

L’enfance que l’on ne peut retenir, s’invite dans le poème. Elle assure que l’aspiration à la contemplation fervente du monde l’a poursuivie sa vie entière pour la gorger « de mémoire et de lumière ».

L’écrit a laissé sa trace dans l’enveloppe charnelle de celle qui n’a cessé d’apprivoiser les poèmes « sous le grain érodé / de la peau écrite ».

Cette « Matière ardente » est la lave d’une poésie d’une haute spiritualité, somptueuse par l’équilibre des vers, faits de mots presque parcimonieux, pour ne pas encombrer ce qui serait superflu quand on se dépouille de toute ornementation qui cacherait la pensée à nue, celle qui s’impose après un long parcours dans le monde, dans la parole qui nous crée.

Difficile pour le lecteur de ne pas percevoir comme une brume de tristesse et de nostalgie sous cette matière ardente, mais la puissance du poème habille de vers salvateurs ce qui, pour le commun, constitue la panique de l’existence ; et puisque la lumière a surgi des ténèbres, elle réconcilie dans une fière sérénité les contraires « jusqu’à ce puits voluptueux / où naissance et mort / ténèbres et lumière / fusionnent s’embrasent / au feu de l’éphémère ».

****

Vous pouvez écouter cette émission à « Confinement n° 54 » de la rubrique Pour écouter les émissions du site lespoetes.site

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Extraits de « Hôpital des poupées » :

A désirer le large

ton regard s’est voilé

Amalia

 

Ta voix s’est retirée

au labyrinthe nostalgique

où courent les ombres

 

Orpheline comme un fado

dans un rêve de caravelle

 

Sur l’étagère des jours

tu tends encore l’oreille

au tempo du Tage

***

La photo sculpte la fête

l’accord convalescent

des maux et merveilles

masques et visages

blessures parures

 

Colombe caresse

le cou d’une manchote

L’unijambiste s’épaule

à sa muette voisine

et la princesse emmitonne

l’enfant bleu dans ses jupons

 

Tous font corps un instant

dans un sourire multiple

 

****

Toute repliée

dans la lente parenthèse

de pénombre

où le temps se défait

 

Dehors l’œil du soleil

et son insolence

 

Ici les sutures sèchent

sur le corps de mémoire

 

Seuls quelques battements de cils

sur désir dormant

quand un volet s’ouvre

au souffle d’aval

****

Extraits de « Matière ardente » :

 

Mais en nous les heurts

la tectonique des peurs

des poussées contraires

 

Viendra la dérive

des continents intérieurs

des failles qui se dilatent

 

On s’appellera de loin

d’un bord à l’autre

orphelins

***

A sept ans couchée dans l’herbe

pour sentir tourner la terre

écouter son cœur puissant

 

Maintenant ce soir assise

en pierre patiente gorgée

de mémoire et de lumière

 

tu gardes la chaleur des heures

sous le grain érodé

de la peau écrite

****

Eclats cruels du monde

qui glacent les os

et nous désagrègent

 

L’insoutenable

enserre les côtes

et l’oiseau du souffle

cogne dans la cage

 

Un vent adolescent se lève

pour un devenir respirable

****

Façons de mourir des Succulentes

Colonne affaissée d’un seul bloc sur le flanc

Mammulaire lentement vidée de l’intérieur

rabougrie en tête d’épingle

Ruche qui s’ennuage d’un cocon de survie

telle une étoile en fin de cycle

Reine de la nuit prostrée

membres épars sur la terre

 

Comment comment finir murmure Jelle

****

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29 juillet 2021

Les bourlingueurs et « brahmanes à rebours » : Frédéric Pajak, Frédéric Jacques Temple et Stéphane Amiot

Il y a trop longtemps que nous avons dépassé nos origines et oublié l’influence de l’instinct. Nous naissons dans la culture, l’apprentissage et la confrontation à l’autre. Nous devons d’emblée piller le monde qui précède.

Cette évidence, personne mieux que Fernando Pessoa ne m’en a convaincu.

Au-delà de voler comme tout homme de culture le patrimoine littéraire, il volait de plus fort l’identité sociale, psychologique et artistique de ses contemporains fantasmatiques, ses 383 hétéronymes.

 

Ses assertions contradictoires m’ont toutes ravi mais entraîné dans un vertige de la pensée et même, avec l’hétéronyme Bernardo Soares, dans une tristesse indéfinissable.

 

Impatient de lire les pages que Frédéric Pajak consacre à cette bombe atomique de la littérature du XX° Siècle, dans son dernier « Manifeste incertain » 9, qu’il illustre de ses dessins qui ont la précision photographique et une expression saisissante, je ne m’attendais pas à un tel plaisir de découverte.

 

Un livre magnifique de 350 pages où le texte s’achemine avec le dessin, main dans la main, pour nous faire visiter les émois de l’auteur, sur Pessoa bien-sûr mais aussi sur Benjamin Constant, sur sa propre vie à lui, l’auteur de ce Manifeste, tissée de voyages, de rencontres comme autant de résiliences à ce gouffre de l’intraquilité qui a pu l’amener autrefois, à quelques tentatives de suicide.

 

Et puis, il achève son livre, passionnant d’un bout à l’autre, par le portrait du Christ, par les mots et les images.

 

Pessoa occupe toutefois une place majeure dans cet ouvrage et il permet au lecteur de profiter de la somme des découvertes sur la vie et l’œuvre du poète mythique de Lisbonne.

Les paradoxes et volte-face d’un des plus grands génies du XX° siècle s’exposent dans une pédagogie et un style brillant. Il est précisé, par exemple qu’à sa mort est trouvée dans ses papiers, une notice de Pessoa, reniant son apologie de la dictature militaire du Portugal.

 

En effet, Pessoa, épris d’ésotérisme prit faits et causes contre la loi de Salazar, qui en 1935, avait dissoute les sociétés secrètes, afin d’extirper les francs-maçons de toutes les sphères du pays.

Très influencé par les ordres initiatiques, par leurs langages cryptés comme par leurs rituels, toujours paradoxal, il révèlera à son ami Casais Monteiro qu’il n’a jamais appartenu à aucun ordre initiatique, quel qu’il soit.

 

Pajak relate aussi un épisode qui révèle l’humour particulier de Pessoa et son goût de la mise en scène dans la frénésie des postures littéraires de ses hétéronymes qui marqua sa vie.

En 1930, il organise le faux suicide de Aleister Crowley, intronisé Maître Maçon le 17 décembre 1904 à la Grande Loge de France. Il fait croire que celui-ci se serait noyé à « La Bouche de l’Enfer », une arche qui enjambe la mer à la station balnéaire d’Estoril. Il laisse découvrir un étui à cigarettes et une lettre destinée à Hanni, la maîtresse de Crowley, contenant ces seuls mots : « Je ne peux vivre sans toi. » Entre-temps, Crowley avait rejoint sa maîtresse en Allemagne et Pessoa devra avouer à la police qu’il est l’auteur de la lettre et de la mascarade.

 

L’énigme du génie mélancolique, fantasque de Pessoa, homme solitaire vivant chichement et alcoolique dans les dernières années de sa vie, alimentera les chroniques littéraires encore longtemps, et c’est heureux.

 

Frédéric Pajak cite en forme de réponse la conclusion de Leyla Perrone-Moisés : « Pessoa n’offre aucun secours philosophique à ses lecteurs. Dans la tristesse infinie de ses propos, il leur apporte cependant la plus grande joie esthétique. » Et Pajak ajoute : « Pour Pessoa, là où la science et le rationalisme cherchent à établir les faits, la poésie s’efforce de les remplacer. Ne considère-t-il pas celle-ci comme la seule vérité ? »

 

Ce livre « Manifeste incertain 9 » de Pajak est une merveille par l’attrait des dessins de l’auteur, l’aspect baroque des récits personnels mais d’une parfaite clarté, œuvre d’un artiste lourd et renforcé d’expériences de la vie qui ont décuplé sa lucidité.

Il jette sur notre monde le regard perçant du vieux sage qu’il est devenu par les accidents de la vie, l’errance, la durée.

Il brosse le constat de notre époque, sans rien abandonner par ailleurs de sa création d’artiste : « Les démocrates d’aujourd’hui s’efforcent de rendre impossible tout gouvernement par le peuple. La démocratie directe leur fait horreur, qui menace leur emploi. L’élection présidentielle n’est pas seulement la parfaite caricature de la démocratie : elle est l’ultime signe de la servitude volontaire. »

 

Les dernières pages du livre prenant le Christ pour Epilogue identifient Jésus à Isaac Laquedem, celui qui avait refusé de lui donner à boire dans sa marche au Calvaire et pour cela a été condamné à marcher jusqu’à la fin des temps. Jésus est aussi le Juif errant « las de cette vie sur terre et à qui son Père refuse de mettre fin à ses jours ». Pajak rejoint alors Nietzsche et s’interroge sur la mort de Dieu.

 

Un livre saisissant dont la valeur esthétique est gage de plaisir.

***

Nous sommes les seuls responsables de la mort des poètes si nous ne les lisons plus et les oublions.

 

Alors honorons :

Blaise Cendrars et Frédéric Jacques Temple.

 

Dans le n° 5 de la revue « Les Croisés d’Oc » de septembre 1987, F.J. Temple consacrait un bel article à « L’été de Blaise Cendrars ».

En à peine trois pages, il démontre la haute valeur spirituelle de celui dont on ne retient généralement que le caractère bourlingueur :

« Pour beaucoup, il n’est que le voyageur impénitent, l’avaleur de kilomètres, une sorte de vagabond globe-trotter. Pour d’autres, de plus en plus nombreux, se cache sous le masque un contemplatif avide de se plonger dans le temps immuable et toujours changeant de notre profond aujourd’hui, ce réel permanent dont parlait Hölderlin.

 

Dans une formule célèbre, il se qualifie très justement de « brahmane à rebours. Proche, à sa manière d’un Villon, d’un Nerval ou d’un Michaux, l’expérience poétique de Cendrars s’impose, par sa modernité, comme l’une des expériences limites du siècle ».

 

L’article est suivi d’un poème de Cendrars sur le renaissance du Brésil : « Brésil, des hommes sont venus... » [ une grande immigration / Tous les pays / Tous les peuples /J’aime ça ] (Fata Morgana éd.)

***

 

Enfin l’émission « Confinement n° 56 » est consacrée au poète vivant en région toulousaine Stéphane Amiot pour la parution de son dernier livre « La nuit m’a soufflé sa lumière » éditions unicité, 67 pages, 13 €.

 

« Poèmes écrits dans les terres-d’après, cette marne de silice et de sel » nous prévient l’auteur, « Pourtant, dans les terres-d’après, voyage encore la lumière que rien n’arrête. / Nous ne sommes pas clos d’obole. / Nous ne sommes pas de l’autre rive. / Nous ne sommes pas de ceux que l’on pleure. / Nos jours sont rétiniens et nos nuits leur persistance. / Ces poèmes de la nuit intérieure constituent le recueil des fugues vers le jour. Tant ce qu’il reste est cruellement beau. La vie. »

 

Poèmes de l’épopée de la vie de tout homme qu’il remplit avec ce qu’il a : « qu’il faut / d’enfance / de fossés / et d’orties / de profondes saisons / d’ondées / et de fol espoir / pour arriver / jusqu’au soir. »

 

« Quelle tâche que la vie, quand on l’a mal commencée ! » s’exclamait dans son Journal le 21 mai 1804, Benjamin Constant.

Même pour ceux qui l’ont bien commencée, la vie est une tâche, dans la durée. La vie pour Stéphane Amiot est percée de lumière : « cette seconde / éternelle / où s’arrête la lumière / belle d’une vérité d’ambre / dans chaque secousse du jour / la poésie » ou : « nul n’arrête / la balle / tirée / la lumière / de l’espoir / dans le ventre / des gouffres ».

 

Aucun pathos dans cette recension de la vie avec sa rumination silencieuse du deuil : «  la douleur est une cathédrale / vide / sans écho / que la douleur ».

 

Des poèmes aux vers très brefs pour mieux scander le temps et l’arrêter dans le poème.

De cette nostalgie et du chagrin jamais nommés, jamais consentis, monte une fraternité pour le vivant et une apologie des « livres qui enivrent / nos nuits ».

 

Encore un beau livre de poèmes que nous proposent les éditions unicité et un poète maintenant familier que nous pouvons suivre sur son blog : Alentours de Sudème.

***

Vous pouvez écouter cette émission qui a été diffusée par Radio Occitania sur le site : lespoetes.site à la rubrique « Pour écouter les émissions » « Confinement n° 56 ».

 

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Avoir du chaos en soi

J’ai regardé cette semaine, une émission de télévision « La Grande Librairie » sur la poésie.

Dans le standard de ces grands médias, Rimbaud incarne la modernité, la jeunesse, le génie précoce qui fait effondrer les vieilles valeurs.

Fatalement, était présenté un livre autour de l’inévitable Arthur, énième livre qui s’ajoute à la cohorte inépuisable des publications sur le mythe rimbaldien. Et l’auteur, Sylvain Tesson était si habité par les poèmes de Rimbaud qu’il en était éblouissant.

 

Il revint, légitimement, à notre ami Jean-Pierre Siméon de défendre la place prépondérante que doit occuper la poésie « qui sauvera le monde », titre d’un de ses essais parodiant la formule de Dostoïevski « l’art sauvera le monde ».

 

Jean-Pierre Siméon lu par de talentueux adolescents au cours d’émissions télévisées, démontre que la poésie n’a jamais cessé d’interpeller la jeunesse dans ce qu’elle a de plus intime.

Certainement, les jeunes artistes qui ont lu les poèmes de Jean-Pierre Siméon avec tant de justesse dans le ton et d’assurance dans le choix, ont découvert les publications dans la bibliothèque de leur lycée.

 

La poésie sera lue quand le public la trouvera facilement, en premier lieu dans les bibliothèques. Il appartient à la lecture publique de faire naître cette dépendance bienfaisante au recours au poème comme viatique suprême dans la traversée de notre existence. Si nous ne sommes pas sous l’irrésistible attrait de cette dépendance, c’est que la poésie ne nous est rien.

 

Sans surprise, Jean-Pierre Siméon, dans sa prestation télévisée, a eu les mots simples et percutants pour réhabiliter la place de la poésie dans la marche du monde.

 

Le domaine de la poésie et de l’art en général est aussi large que l’homme lui-même. Et « l’homme est large, trop large, il faudrait pouvoir le rétrécir » se lamentait Dostoïevski.

 

Cette immensité qui étouffe l’homme qui ne peut la cerner par sa conscience, la poésie lui offre le moyen miraculeux de l’exprimer par le langage.

 

D’où le constat de Michel del Castillo : « il y a un cri étouffé au fond de chaque homme. Quelque chose se murmure dans l’au-delà du langage », la parole perdue de nos origines qu’elle recherche avidement. En cela, la poésie fondée sur l’intime et le particulier, a valeur universelle puisque tout homme est singulier et recèle sa part d’intime.

 

La poésie, aussi apparemment inutile soit-elle, rapproche les hommes.

 

Et Paul Celan peut ainsi écrire à Hans Bender : « Je ne vois pas de différence entre une poignée de main et un poème ».

 

Pour lui, le poème « va d’une traite au-devant de cet « autre » qu’il suppose à même d’être rejoint, dégagé - délivré - vacant, peut-être... » (« Le méridien », Fata Morgana, 1994, traduction d’André du Bouchet, p 30).

 

Emmanuel Levinas précise que la poésie est bien comme l’affirmait Paul Celan : « l’interrogation de l’Autre, recherche de l’Autre. Recherche se dédiant en poème à l’autre : un chant monte dans le donner, dans l’un-pour-l’autre, dans la signifiance même de la signification ». (in « Paul Celan de l’être à l’autre » Fata Morgana 2008, p 35)

 

« Le poème est l’acte spirituel par excellence » conclut Emmanuel Levinas. (Ibid. p 34)

 

Dans l’émission « Confinement n° 35 », fort de ce principe, j’ai voulu rapprocher deux spiritualités combatives et courageuses qui, par la poésie, vont pouvoir se rencontrer.

 

Il s’agit du Syrien Omar Youssef Souleimane qui publie « Loin de Damas » traduit et présenté par Salah Al Hamdani et Isabelle Lagny aux éditions « Le Temps des Cerises », édition bilingue, 207 pages, 12 €,

et de la Française établie en Bretagne Brigitte Maillard qui fait paraître aux éditions « Monde en poésie » :

« Le Mystère des choses inexplicables » avec une photographie de l’auteure en couverture, pages non numérotées, 15 €.

 

Ces deux poètes érigent leur spiritualité dans l’obélisque du poème.

 

Ils s’élancent vers le ciel dans la verticalité de la parole. Plissant les yeux, ils affrontent le soleil et pour avoir vu la mort en face, ils se blottissent le soir venu, sous la voûte étoilée où se reposent les orages.

 

Ils ont survécu à la foudre descendue électriser leurs langages.

 

Le poète syrien s’est débarrassé du carcan de son endoctrinement à l’école coranique d’Arabie Saoudite par l’apprentissage de la poésie et la lecture d’Eluard et d’Aragon.

De retour en Syrie, il filme les atrocités du régime, s’oppose physiquement à la dictature baasiste, se réfugie à l’ambassade de France en Jordanie qui l’exfiltre à Paris où il obtient le statut de réfugié politique.

 

La poète bretonne, elle, affronte la violence insidieuse de la maladie.

 

Le combat requiert la même volonté de résistance. C’est une autre dictature. Plus cruelle car l’ennemi n’a pas de visage. Mais la poésie la ramène à la vie. La vraie vie.

 

« La présence de la poésie nous élève » écrit-elle dans les dernières lignes du « Mystère des choses inexplicables », titre emprunté à Roberto Juarroz qui nous a convaincus que « la poésie est l’expérience profonde du Mystère des choses inexplicables ».

 

Ce Mystère est celui de toute spiritualité authentique, éprouvée dans la chair et retranscrite dans les mots. Une spiritualité inséparable de l’amour « L’amour comme une envolée intérieure, le chant de l’autre... » écrit Brigitte Maillard.

 

Oui, Levinas et Celan voyaient juste : la poésie est la quête de l’autre et aussi sa glorification par le don d’amour qui exsude du poème.

 

Le poème illumine la destinée d’Omar Youssef Souleimane et celle de Brigitte Maillard. Sans le poème, l’un serait dans le chaos de l’exil, l’autre dans celui de la douleur d’un corps défait. Mais sans ce combat avec le chaos, comme le combat avec l’Ange, qu’adviendrait-il du poème, tant il est vrai qu’ « il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse » selon les mots de Nietzsche.

 

Deux livres à ne pas manquer !

*****

Extraits de  « Loin de Damas » d’Omar Youssef Souleimane :

Qu’écriront les hommes maudits ?

A Salah Al Hamdani

Qu’écriront les hommes maudits ?

 

Alors que mon encre est déjà une ville de mots

qui grouillent dans le tremblement du blanc

j’ai aperçu ton cœur à l’horizon

S’y égoutte Bagdad

Bagdad et son fleuve

crève-cœur des palmeraies

 

Dans le puits de notre exil d’où giclent des volcans d’étoiles

le ciel s’effondre

et nous empruntons les yeux des dieux de l’enfance

 

Creuset ébréché de lumière

Statue hiératique qui referme le ciel

et cache la plaie du Tigre

Géant qui conjugue l’imaginaire au présent

 

Tu ris de ces érudits de cendres

lorsque tu t’aperçois qu’une fleur gémit

au sommet de l’orage

D’où vient ce tatouage éternel sur ton bras ?

Est-ce la morsure de la rue Al Moutanabi ?

 

L’exilé est une lune brisée

une montagne immergée par la rosée matinale

 

Combien emportes-tu d’agonies dans ta gorge ?

 

Nous qui sommes issus des veines de la civilisation

nous avons arraché les nuits aux prisons

En nous, frémissent des milliers de vies

 

Je t’ai vu de loin

en hiver

presser le jour et les paysages des villes

 

Que nous restera-t-il désormais

si ce n’est la mémoire et la malédiction ?

****

L’exilé est parmi vous

 

L’exilé est parmi vous

mais pas avec vous

 

Vous avez arraché des branches de son cœur

pour vos cheminées

et c’est avec des rubans de larmes que vous avez lié vos fleurs

 

Chaque nuit

il vérifie la présence de chauve-souris dissimulées

entre vos jours

 

Vous êtes endormis

Ainsi, si vous mourez

vous ne sentirez rien

 

Proie d’un chat

embrasant des regards de météore

Banc de bois

ancêtre dans la jungle

et un village muet qui dévoile sa poitrine aux étoiles

Avec vos oreilles noyées dans une marée d’argile

vous n’êtes qu’une éruption d’images

et l’exilé

en est l’encre invisible

****

Le matin

 

Comment la nuit passe-t-elle son temps ?

Travaille-t-elle pour la contrebande

de réfugiés d’un pays sans retour

ou se faufile-t-elle dans les bois

à la rencontre d’un improbable matin ?

 

Peut-être dort-elle comme un nouveau-né

que nous appelons Lune

 

A présent, je le sais

le jour rend visite à ma mère

et lui raconte

que je dessine en rêve

son regard

chaque nuit

****

Extraits de « Le Mystère des choses inexplicables »

de Brigitte Maillard :

 

Qui sommes-nous ?

 

Si la colombe vient se poser sur ta main,

regarde le ciel.

 

- Sans adresse, il enveloppe le monde de sa douce réalité -

 

Nous sommes le but de nous-mêmes, travaillé par l’absence,

sculpté par la présence.

Un point dans l’infini, uni par un magistral silence.

 

Ecoute ce mystère

ta renaissance est là

docile et écarlate

 

Ce qui te vient de l’intérieur est le moteur de ton histoire. Le chant, lui, n’est pas de la poudre aux yeux, il est l’honneur de ta vertu. Sa force est fidèle, son espoir chaleureux, et sa dans des merveilles. Voici la vie dans sa douceur étincelante, sa joie rutilante. Elle est la plus sensée des mesures. Voici le chant du vivant qui veut pousser son cri, être percé à jour. La vie n’est belle que si tu la désires. Elle t’appartient totalement et te donne sa liberté consciente et rêveuse, sa tendresse insoumise, sa transe magnifique.

 

Nous sommes de la même seconde, du même souvenir. Il n’y a pas de distance entre nous, juste ce fragile éclat de liberté.

 

Quel élan et majestueux désir. Quelle douceur héroïque.

Ce chemin est celui de l’amour.

 

Quelqu’un pour aimer

prendre une main

se donner

 

Quelqu’un pour aimer

refleurir et vivre

 

Quelqu’un seul

sans parure ni armure

****

Le jour et la nuit nous interpellent. Ils ont la démesure du vitrail, couleur et transparence.

 

Mets-toi face au clair du monde sur la paroi du songe. Mets-toi chaque jour devant la vie, reçois ses richesses, elles te sauveront. Pousse dans ton cœur et tes racines cette belle habitude. Rien n’est plus beau que l’amour, il sauvegarde notre être car il est de toute éternité.

Son regard est soyeux.

 

Replace le monde dans la durée, rien n’est plus solide que le hasard.

 

Dors mon enfant, dors dans ta solitude. L’univers est gonflé de bienveillance. Il est le rêve de toutes tes espérances.

 

Que l’arbre à découvert apporte l’eau fraîche en vos jardins.

Chantez, dansez, n’ayez pas peur du jour.

 

Mer qui tant m’inspire et revient en grâce au soleil de minuit.

 

Toi la plus belle des reines, que me donnes-tu aujourd’hui ?

Rien qu’un peu de blé d’écume, une lumière à couper le souffle, à enivrer mon cœur.

 

Mer, je suis dans tes pas, solitaire et rêveuse. Le vent me glace et mes pieds frémissent sur le sable mouillé, terre d’argile et de vent. Mer des cieux. Mer à l’air de nuages. Au cou bien tendu vers l’espérance.

 

Ne rien écrire, ne rien penser, juste deviner.

 

Deviner cette douceur qui enlace mon cœur, ce chant des rêves meurtri par la douleur, adouci par les pleurs. Mer, de ce côté-ci de la vie, tu m’entraînes vers ma vie intérieure. Avec ton regard posé sur mes yeux bleus de mer, sur ma croix déposée au sol. Ma vie ne sera plus qu’amour. Et dans cet apaisement je me retrouve enfin.

 

Je reprends le chemin que je suis devenue. Sans histoires. Avec une seule couleur.

 

Aimer.

 

Mer, éveille mes cellules, redonne-moi la beauté. Que le temps se désagrège, que je puisse enfin me voir. Grâce à l’instant, au soleil retrouvé. Mer, redonne-moi les couleurs du champ éclairé de tournesols. Cet horizon est ton immensité, le ciel de nos joies et de nos jours si peu dévoilés.

****

 

 

 

 

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TEMPO POEME CAPITAINE SLAM

 

Pour la première fois depuis 1981 que je réalise avec toujours le fidèle Claude Bretin à la technique, des émissions de radio consacrées, à quelques exceptions près, aux poètes contemporains, le choix de l’artiste m’a valu une rageuse désapprobation.

Les poèmes de Murièle Modèly, de son dernier livre « User le bleu suivi de Sous la peau » ne mériteraient pas la promotion de l’émission  « Les poètes » car cette poésie ne serait pas « élevée » comme il sied à la poésie touchant les belles âmes.

Surtout, un poème prenant racine dans un fait ordinaire de la vie sans grâce (comme par exemple l’entretien annuel professionnel d’évaluation) serait un tue-poésie, comme une haleine fétide un tue-l’amour.

J’ai le plus grand respect pour le goût et la sensibilité de chacun face au poème. La sensibilité de chacun, disait Baudelaire, c’est son génie.

Quand, voici près de cinquante ans, je publiais « Poésie Toute » le sommaire était ouvert à toutes les poésies, y compris celles que je n’aimais pas personnellement mais dont j’étais persuadé qu’elles recélaient une part de ce génie qui ravirait l’autre lecteur.

Murièle Modèly, arrachée à son île La Réunion, à sa langue créole, à ses parents, à son enfance pour s’immerger dans le monde des livres, nous gratifie de poèmes « élevés ».

Peut-être ai-je cité les plus « légers », ceux de l’ironie bienveillante. Mais il y a aussi et surtout ceux de la gravité.

Et ses poèmes, photographiant des instants inéluctables de la vie dont elle peut témoigner parce que c’est la sienne, celle d’une personne de sa condition : bibliothécaire dans une métropole, empêchent précisément par la pudeur de l’ironie, de nous submerger.

Car l’élévation ne conduit pas nécessairement à l’extase poétique.

La poésie, si elle a vocation de libérer l’homme, ne saurait avoir de domaine réservé. Rien ne peut lui échapper.

Ceux, désignés sous le vocable de « poètes du quotidien » en ont fait leur miel et des merveilles !

Allez dire qu’Antoine Emaz n’était pas un poète « élevé » !

C’est le langage qui fait l’élévation, pas le sujet.

C’est par son travail sur la langue, sa façon de porter la parole que l’artiste « fait » de la poésie, puisque la poésie est l’art de faire.

Et c’est en cela que le poète sert la vie.

Instrumentum ad omnem vitam litteratura proclamait déjà Tertullien.

La littérature sert la vie en tant que tout renchérit Régis Debray qui déplore que « chacun, en France, doit avoir sa case, ou sa cage. C’est bon pour le classement en librairie, vu l’encombrement des présentoirs. [ ... ] Edgar Morin a beau prôner la complexité, le laboureur labellisé n’a droit qu’à un sillon. »

Michel Cosem voit la poésie comme un « Sillon pour l’infini » (L’Harmattan 2021, préface de Gilles Lades) et il a bien raison de ne lui accorder aucune limite.

Le Slam a sa place sur ce sillon.

Pour la reprise des animations de poésie de la Maison de l’Occitanie de Toulouse, l’Ostal, nous avons choisi le

Capitaine Slam alias Thierry Toulze.

Alors Svante Svantröm le poète suédois occitaniste, Franc Bardou, le Jim Morrison de la poésie occitane, Francis Pornon le poète et romancier des troubadours et moi-même, l’avons accompagné dans sa lecture-performance.

Il illustre bien notre Capitaine, la dualité de la gravité et l’ironie de la vie. La charge d’émotion parfois oppressante et le rire libérateur.

Il est le reflet de la vie.

Et la vie chez lui, s’habille de ses hétéronymes Serge Perf, Petit Corps Malingre, Taquin le Superbe ou encore... Total Bâtard (lunettes, blouson, capuche).

Une façon talentueuse de rendre hommage sans rien devoir, de se moquer par ailleurs de la victimisation des occitans.

Le public a eu bien du plaisir ce soir-là !

Comme lui, prenez plaisir à écouter cette lecture-performance du Capitaine Slam.

Vous trouverez la présentation de cet artiste qui s’intègre avec bonheur dans le patchwork du paysage poétique toulousain, donc français, voire occitan de langue française, (mais pas que, car Franc Bardou a traduit des poèmes du Capitaine en occitan) dans le document sonore qui a été diffusé sur Radio Esprit Occitanie sur le site lespoetes.site à la rubrique « pour écouter les émissions » à TEMPO POEME CAPITAINE SLAM.

*****

Contrairement aux précédents éditoriaux, vous ne trouverez pas d’extraits des textes lus. En effet, s’agissant d’une lecture-performance, l’intensité des poèmes et l’humour doivent s’écouter.

Pour le reste, je vous renvoie aux émissions antérieures consacrées à Thierry Toulze alias Capitaine Slam : « Confinements n° 19 ; n° 21 ; n° 29 » sur le site : lespoetes.site

 

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NOTRE OCCITANIE

Les éditions Anagraphis et la Région Occitanie ont publié un superbe livre grand format « notre OCITANIE » textes de Claude Sicre et lumineuses (22) illustrations de Hervé Dirosa.

Ce véritable livre d’artiste, est une sorte d’anthologie moderne des cultures révélées par des textes puissants et des œuvres plastiques conçues comme des bandes dessinées qui offrent la même ironie bienveillante que la prose de Claude Sicre et une évidente force d’évocation des lieux et des traditions dans un mode de peinture POP., qui met en valeur notre Occitanie.

Songez que ce grand livre d’art qui dessine les contours de la région Occitanie - entité territoriale moderne qui ne couvre pas l’ensemble du Languedoc historique et qui comprend la Catalogne française - ne coûte que 10 euros !

Claude Sicre a été à la bonne école de Félix Castan qui répétait « on n’est pas le produit d’un sol, mais de l’action qu’on y mène », dénonçait le centralisme culturel français « plus invisible que l’air qu’on respire ».

Claude Sicre artiste polymorphe, musicien, poète, écrivain, créateurs d’actions culturelles reprises dans bien des pays : le forum des langues, les repas de rues, a travaillé aussi avec Henri Meschonnic et a dernièrement créé l’Université d’été de Laguépie.

Nul mieux que lui, ne pouvait porter un regard aussi avisé, aussi expérimenté (par sa culture historique) mais surtout aussi moderne, réconciliant la tradition savante avec l’engouement populaire.

Ce livre ne se raconte pas, il se lit !

C’est le livre d’un poète.

Nous ne sortons jamais des mots. Il faut dire ces lieux gigantesques de notre Occitanie, par les mots, par les couleurs des œuvres d’Hervé Dirosa.

Et les lieux vivent sur ces grandes pages.

Nous les touchons du doigt et des yeux avant de prendre la route et d’aller à leur rencontre.

Félix Castan m’a toujours dit qu’on écrivait contre, contre ce qui avait été écrit avant. Michel del Castillo disait que tout pays se faisait contre, contre quelqu’un ou quelque chose, depuis toujours.

Notre Occitanie s’est faite contre, contre le centralisme culturel français, contre tous les préjugés portés aux provinciaux.

Ce livre dit tout l’amour que nous lui devons.

Car, l’aventure de vie à laquelle notre Occitanie nous convie aujourd’hui a, et c’est le mot de la fin de Claude Sicre :

« tous les ingrédients d’une grande épopée ».

***

Pour illustrer la richesse poétique de notre Occitanie, je signale dans cette émission des ouvrages louant ce que les troubadours ont apporté de modernité lumineuse dans la poésie et les mœurs avec les livres de :

- Patrick Boucheron « Contretemps » avec Bruno Allary et Isabelle Courroy, livre avec un CD, éditions du Seuil, 21 €.

La présentation de l’éditeur :

Ce livre et le disque qui l’accompagne sont un pari. Il ne s’agit pas de se retourner sur un passé lointain, « rescapé d’un grand naufrage », le Moyen Âge, et sa musique. Non. Il s’agit tout au contraire d’en saisir le surgissement dans le temps d’alors, la naissance, la puissance d’apparition, comme un art nouveau (ars nova qui suscita l’hostilité de l’Église), ces airs et chansons de troubadours qui furent un printemps pour l’Europe, une éclosion, et un enchantement. Guilhem, Aliénor, Raimbaut d’Orange, Béatrice de Die, Rutebeuf, ce sont quelques-unes des figures de cet épanouissement affectif et esthétique, où le poétique croise le théologique, avec insolence, douceur, allégresse.

De la rencontre de Patrick Boucheron et Bruno Allary est née une composition littéraire et musicale passionnée autour de poèmes, de manuscrits et de musiques des XIIe, XIIIe et XIVe siècles.

Patrick Boucheron est historien, professeur à Collège de France.

Bruno Allary est musicien, fondateur de la Compagnie Rassegna.

Isabelle Courroy est musicienne, spécialiste des flûtes obliques kaval.

***

 

- Gérard Zuchetto « Entre le Zéro et le Un » Entre lo Zéro e lo Un » Troba Vox éditions ; coll. Votz de Trobar ; Poésie Occitane n° 28, 15 €

La quatrième de couverture est signée Franc Bardou :

Entre le Zéro et le Un « Dans ce second volume d'œuvres poétiques, Gérard Zuchetto explore les chemins de la vie et observe de l'intérieur les chemins de l'âme humaine. Les deux chemins s'y poussent, s'y bousculent, s'y fuient, s'y lient et s'entremêlent, selon l'élan des mots qui ont leur sagesse, reflétant l'anti-hasard duquel René Nelli chanta l'évidence discrète. L'auteur s'engage dans les pas de Raimbaut d'Aurenga, se jouant de ces mots-mêmes qui se jouent de nous, avec la clarté dans ce qu'il y a de plus clos et mystère dans ce qu'il y a de plus clair, selon un gré poétique franc et limpide. Poèmes de maturité et de jeunesse tenace s'y enchaînent harmonieusement, pour le plus grand plaisir du lecteur. »

Franc Bardou

Entre le Zéro et le Un

je me suis perdu à te chercher

dans l'univers

de ma folie

et pour l'amour d'un tourbillon.

***

- Gérard Zuchetto « Dans les mots du Trobar » Chantar, Joi, Amor, Domna

Troba Vox éditions, Poésie Occitane n° 31, 15 €.

 

La quatrième de couverture :

La poésie des troubadours est un jardin ouvert où l’on cultive l’excellence, l’art de trobar dans toute sa splendeur, le chant, la joie, la jeunesse, les dames, le plaisir de trouver, et celui de chanter et de courtiser… pour que l’amour ne décline pas.Gérard Zuchetto nous entraîne dans les méandres de l’élaboration d’un art raffiné dont les chansons abordent les thèmes essentiels d’un mouvement culturel qui, au XIIe - XIIIe siècles, plonge ses racines dans le monde du sentiment… une façon d’élever l’homme du Moyen Age vers son avenir.

 

« D’amor es totz mos cossiriers

per qu’ ieu no cossir mas d’amor…

que d’amor mou qui qu’o dia

so que val mais a foudat e a sen

e totz quant om fai per amor es gen ».

 

D’amour est toute ma pensée car

que je ne me soucie que d’amour…

Et c’est d’amour, quoi qu’on dise, que s’élève

ce qui a le plus de valeur dans la folie et dans la sagesse

et tout ce que l’on fait par amour est noble.

 

Gérard Zuchetto chante les troubadours des XIIème-XIIIème siècles et la lyrique médiévale occitane dont il étudie les œuvres poétiques et musicales dans les manuscrits originaux. Chercheur et compositeur, il puise aux sources du trobar l’originalité de sa propre création et une interprétation de la canso d’hier au plus juste de ses sonorités et de ses émotions.

 

Chanteur et auteur, Gérard Zuchetto publie en 1996 Terre des troubadours, anthologie bilingue commentée et illustrée (Éditions de Paris / Harmonia Mundi : 455 pages avec CD), en 1998 un CDRom du même nom (Éditions de Paris / Studi / Le Seuil) et en 1999 Le livre d’or des troubadours (Éditions de Paris /Harmonia Mundi). En 2017, La Tròba, l’invention lyrique occitane des troubadours XIIe-XIIIe siècles. Anthologie commentée du Trobar (éditions Troba Vox, 2017) 812 pages. Présentation de 110 troubadours et de leurs œuvres, plus de 300 chansons en occitan avec les traductions en français. Il est l’auteur de nombreux CD Albums consacrés aux troubadours.

Gérard Zuchetto est Mainteneur de l’Académie des Jeux Floraux.

 

***

- Henri Etienne Dayssol « Quand la vie n’est pas un poème »

Troba Vox éditions Poésie occitane n° 29, 15 €.

 

Au début tu peux pas te dire un truc du genre : « Je n'y suis plus » un truc aussi net et précis que « Là je m'y retrouve plus »,mais à la fin tu peux le dire et c'est sans doute le bon titre pour ton album de souvenirs...Quant à celui de tes mémoires nourri de fausses réminiscences, là il s'impose de lui-même :« A revoir depuis le début »

 

Méridional de naissance Henri Étienne DAYSSOL fut un militant de la première heure pour le renouveau de la culture occitane. Depuis longtemps cependant il écrit en français pour la raison, dit-il, qu’il pense avec les mots de cette langue. Il vit en Corse depuis 1982 et c’est à sa manière mais en conscience qu’il anime la vie culturelle de l’Île. C’est un adepte de la scène qui met ses textes à l’épreuve du partage oral. Il postule que l’intime est le domaine de la seule communication capable de faire vibrer les âmes à l’unisson. Pour ce faire et comme dans la vie, aujourd’hui plus que jamais, il convient d’avoir du cœur. Il n’en doute pas une seconde mais son lyrisme est toujours justifié qui procède des débats du for intérieur avec la difficulté de vivre. De la poésie secourable, de bon aloi et modeste dans l’âme : au diable l’élitisme, les coteries et les lois du marché qui discréditent, quand elle ne les tuent pas dans l’œuf, la vitale expression des peuples et son partage ! A la recette alambiquée imprimée sur papier glacé il préfère, comme il dit, le plat sorti du four aussitôt servi sur la table et le franc-parler des convives. Son écriture il la veut accessible : il soumet la forme au propos et volontiers il utilise les mots de tous les jours ; c’est la langue la plus simple de loin la plus parlante, celle qui nous tient chaud. Sous sa plume et dans sa voix elle est invitée, une fois n’est pas coutume, à la fête des mots, et l’invitation est pour célébrer les retrouvailles tant espérées du public général et de la poésie.

 

Pour ces trois derniers livres, une émission leur sera consacrée prochainement.

 

Vous pouvez écouter cette émission sur Claude Sicre et Hervé Dirosa et le signalement des ouvrages cités sur le site : lespoetes.site, rubrique « Pour écouter les émissions » à « Confinement n° 43 ».

 

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La différence d’Être

 

« La différence d’Être n’est pas une des moindres épreuves dans la douleur ; c’est à ce moment-là que je compris l’importance de mettre en place un tas de processus pour accepter notre sensibilité. Ainsi, d’adapter encore une fois notre sensibilité en fonction de la personne en face » pensa David, enfant précoce à Haut Potentiel, 155 de QI et QE aussi élevé.

David Le Gallais se raconte par les menus détails qui attestent de sa volonté de précision dans le récit de sa vie qui est :

« L’histoire d’un pédé comme on dit » (éditions Baudelaire, 228 pages, 18 €)

C’est à la fois un témoignage et un roman, une autobiographie et une autofiction.

Diplômé en philosophie, l’auteur a été élève du Conservatoire d’Art Dramatique de Toulouse, praticien en P.N.L. ; il milite pour la défense de la cause animale. Il appartient à cette catégorie singulière des bibliothécaires qui écrivent, acteurs engendrant la défiance des collègues, s’amusait à révéler notre regrettée amie bibliothécaire et écrivaine Monique-Lise Cohen.

Il fut un temps où les bibliothécaires faisaient la vie littéraire à Toulouse.

Rien n’échappait à Marianne Miguet, à Laurette Llahi-Roques, à Monique-Lise Cohen. Aujourd’hui, il est de bon ton que les Conservateurs soient des managers et non des gens de Lettres.

On gère la culture, le passage des livres avec les mœurs ordinaires qui consacrent notre société de marché.

Alors, le témoignage de David Le Gallais est plus qu’un autre témoignage sur la difficulté de vivre sa différence, c’est un phare dans la nuit qui dessine le contour du rivage de l’océan noir où pourrait se perdre l’humanité.

C’est l’auteur qui lit lui-même les extraits de son livre dans l’émission « Confinement n° 45 » que vous pouvez écouter.

Ce premier livre est sa première confrontation à l’écriture.

Celui qui vit par, pour et parmi les livres ne saurait, sans se renier un peu, s’en tenir à ce récit. Nous ne naissons jamais de nous-mêmes. Nous naissons de nos lectures et « au fond de la lecture nous sommes au fond de l’autre » nous assure Pascal Quignard. (« L’Homme aux trois lettres » Grasset 2020, p 154)

David Le Gallais, avec son premier livre, fait visiter l’architecture de sa maison intime ; il lui reste à s’avancer sur le seuil pour explorer la multitude des mondes qui nous enferment et nous restituer le sien.

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Murièle Modély s’est signalée par ses poèmes parus dans les revues Nouveaux Délits, Les tas de mots, Poème sale, Microbe et Traction Brabant.

A ce jour, elle a publié six livres de poèmes qui ont fait l’objet de signalements enthousiastes dans quelques émissions.

Murièle Modély nous vient de La Réunion et exerce elle-aussi la belle profession de bibliothécaire à la Ville de Toulouse. Elle perpétue ainsi avec brio la tradition des bibliothécaires auteurs.

Son dernier livre « User le bleu suivi de Sous la peau » éditions Aux cailloux des chemins, collection Poésie, avec une lithographie de Cendres Lavy, 95 pages, 12 € , illustre la puissance d’évocation de la poésie d’aujourd’hui à laquelle aucun sujet ne saurait échapper.

L’observation de la vie par la poétesse, sa vivacité à en saisir toute l’ironie, tout l’humour, toute l’humanité qui reflue du moindre fait, est la trame de son travail de langue.

Et il faut bien concevoir que c’est la réussite de ce travail, par un parti-pris de simplicité, un ton familier, narratif, anecdotique percutant, qui crée le poème.

La vie des agents de la bibliothèque, en butte sourde à la hiérarchie, aux usagers, n’est pas le paradigme du décor social souhaité pour un poème, mais l’auteure, par le travail de la langue, métamorphose cette vie laborieuse en instant succulent. Et la finalité, le sens donné à la besogne éclate à l’évidence : « ils lisent ». Ils sont les serviteurs de la lecture.

Sa vocation de poète, Murièle Modély l’a éprouvée, les mots chevillés au corps, dès l’âge de dix huit ans. Car c’est avec le corps que l’on fait surgir les vers du poème. Les yeux pour voir le poème, la bouche pour que s’évade le poème.

Le poème vit « Sous la peau ». La peau donnée comme une signature, celle de la mère, celle du père, celle d’un pays qu’elle devra quitter. L’exil, « on s’en remet » ; mais le poème crie le contraire et ce cri jaillit de sous la peau qu’elle bariole de rouge, de bleu, ce cri qu’elle étouffe de « joies falotes ».

Nous devons lire les poèmes de Murièle Modély, gagnés par la virtuosité d’une parole simple qui nous est immédiate sans rien perdre du mystère de la poésie.

A cet état de grâce, peu de poètes y parviennent. Elle y accède avec le naturel de celle qui espère que sa langue qu’elle nomme « pauvre » entrera dans « le je poétique / un mot qui pèse / on ne sait trop comment ».

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Extraits de « User le bleu suivi de Sous la peau » :

Douche froide

 

Elle me rappelle cette fois

où nous avions un matin très tôt

couru comme des folles à moitié nues

hors des douches collectives

une porte était verrouillée de l’intérieur

et derrière cette porte, un homme dormait

je vivais à l'époque dans une chambre de cité universitaire

de neuf mètres carré

mais c'était ma chambre

et luxe suprême

j'avais près de mon lit un lavabo pour me laver les yeux

Elle me raconte ce souvenir joyeux

en terrasse, nous buvons un café

derrière nos lunettes noires, nous pouvons

toutes deux au soleil mesurer

le chemin parcouru

je lui souris

je ne me souviens absolument pas

de mes cris

de cette chambre

de cet homme

demain, me souviendrais-je de la femme que je fus

de celle que je suis quelque part

seule

à moitié nue

derrière la porte

****

File d'attente

 

J'attendais

les doigts agrippés au comptoir

n'osant rien dire à tous ces gens

qui passaient à ma droite

qui passaient à ma gauche

la femme au guichet

au carré impeccable

au tailleur bien coupé

ne me regardait pas

ma robe était froissée

mes cheveux étaient gras

ma peau et mes vêtements

puaient l'aigre

je suais

à cause de la dépression

et j'attendais mon tour

je voulais retirer vingt francs

car mon histoire se passe

dans un autre temps

dans un autre siècle

où des femmes au carré impeccable

ignorent – cela continuerait

d'autres femmes aux cheveux sales

demandant de l'argent

où j'entends – cela aussi durait

le bruit métallique de chaînes

leurs mailles cliqueter

à mes poignets

j'étais appuyée au comptoir

tout le corps entravé

rien ne changeait vraiment

par la honte

ce métal familier, fondu

coulé, jusqu'au cœur de la moelle

je me demandais si j'avais été moins

si j'avais été plus, si j'avais été autre

au bout de combien de temps...

je sais que je me demandais ça

à cause de la dépression

qui a tendance à rendre les gens

les autres, les plus, les moins

sacrément paranoïaques

je me suis dit ça

après

plus tard

je ne suis pas stupide

la femme au carré bien coupé

au tailleur impeccable

ne me voyait pas

je semblais pauvre

mon temps n'en finissait pas

****

Note interne (1)

 

J'ai assisté aux obsèques

parce que la femme

que je vois tous les jours

à qui je confie missions et taches

que j'évalue, que je note

que je remercie

que je réprimande

qui est un bon élément

de l'équipe qui fait preuve

de conscience professionnelle

cette femme

a un jour été enfant sur ses genoux

a aussi été le premier battement

dans le creux de ses bras

je suis allée aux obsèques de la mère

de cette femme

que je ne connais pas

et mon chef m'a dit merci

merci d'avoir représenté l’institution

auprès de la femme

que personne ne connaît non plus

elle se tenait devant l'autel

avec dans sa main froide

une bougie éteinte merci ses yeux avaient

je le voyais pour la première fois

la profondeur de la mer

l'entreprise se dissolvant au fond de l'océan

dans des fumées blanches et des odeurs d'encens

****

N+1

 

On ne demande pas au chef

d'avoir de l'empathie

mais de trancher

dans le vif

du sujet

la chair du sujet justement

sent un peu

l'angoisse, la peur, le trop plein

la vie est difficile

alors, c'est le défilé

dans le bureau du chef

ça pleure, ça grince, ça crie

ça chuchote aussi

la vie

le dehors, le dedans

ça contamine

les murs, la peau, les machines

et le chef à qui personne

ne demande

d'avoir de l’empathie

mais de trancher

dans le vif

du sujet

le sujet justement, il l'écoute

prend des notes, cherche à comprendre, examine

je le sais

j'allais dans son bureau plus souvent qu’à mon tour

il sortait la pochette à rabats, la rose

avec écrit en gros, mon nom en majuscules

et au-dessous souligné d'un trait épais

mon prénom en minuscules

mes mots et ma tête y tenaient tout entiers

à la ligne

dans les déliés

de son écriture cursive

et sur l'étagère derrière lui, il y avait l'arc-en-ciel

- nous étions une grosse équipe

des dossiers bleus, jaunes, rouges, violets...

on ne lui demandait pas au chef

de jouer au psy

mais de trancher

à vif

****

La bouche amère

 

Je pose sur la table mon sourire rouge

au milieu de ma collection de sourires rouges

cramoisis depuis l'enfance

cela m'aidait avant, cela m'aide maintenant

les larges, les sang, les démesurément

complaisants débordant d'une joie bon enfant

petite, on m'en a fourré plein les poches

les yeux, le ventre et la tête

aujourd'hui, tout le monde apprécie ça

ma bonne humeur plantée comme une pointe

au milieu du visage

même si certains se disent, me disent

que, bon, c'est facile - gènes / couleur / origine

c'est facile hein, quand on vient de là bas

ce là-bas, tu sais, ce lieu non lieu

plein de soleil et de filles exotiques

ce lieu non lieu où le temps s'écoule lentement

dans la langueur et moiteur des nuits tropicales

j'ai ce sourire là - je dois l'avoir toujours sur moi

toujours contre l'étoffe bien lisse et repassé

posé sur la traînée grasse de mes tristesses

et violences contenues

****

Ligne de départ

 

Au premier matin

il y a eu ce ciel neuf, ses couleurs blafardes

ce réveil dans le silence

personne ne me criait qu'il était l'heure de se lever

je n'entendais rien

pas d'aboiements dehors

pas de bruit de mer

pas d'oiseaux rieurs

j'étais seule

la chambre était petite

et je mangeais en pleurant, à même le bocal, de grandes cuillerées de pâte à tartiner

le voyage avait été long, j'avais laissé de l'autre côté

des gens à la peau bigarrée, des bleus, des jaunes, des voix

j'étais dans cette chambre à pleurer mes lambeaux de sous bois

adieu maman !

adieu papa !

je savais que je ne reviendrais pas

qu'il me faudrait creuser de nouvelles empreintes

qu'il me faudrait trouver de nouvelles phrases et je pleurais

ma bouche était large, les syllabes trop petites

je pressentais dans ces sanglots sur ce lit de chambre d'étudiante

que le trou allait m’avaler et me recracher

je pressentais que tout serait

beau

ardent

et triste à la fois

que je devrais essayer d'autres peaux

moi, qui avais la noire comme un nævus

pour pigmenter mes mots

****

On s’en remet

 

À dix-huit ans, on a la bouche avide

on hurle dans des couloirs déserts

que l’on est de nulle part

on ne parle pas leurs mots, on ne danse pas leur danse

on ne voit pas la peau

la vie est un fruit vert qui agace les dents

et on mord des chairs tendres sur des matelas mous

dans des chambres exiguës

on jouit

on refait le monde

dans la rue, dans les lits, on crie

fuck la haine fuck la mort et vive la vie !

on doit flamber par les deux bouts que le sexe et la tête

éclatent comme un fruit sous la poussée du jour

cette grenade qui offre à la langue sa graine translucide

petite hostie à faire fondre lentement

dans une palpitation

À quarante ans, on croit avoir grandi

on dit des phrases idiotes

le cœur, seul, continue de soubresauter

sur le drap poissent la sueur et la mélancolie

dont le goût de sel fait monter des yeux

les larmes la fatigue et la résignation

des mots vides et pleins à semer de poèmes

à remplir de silences et d’incompréhensions

encore des mots trop grands dans lesquels se noyer

dans lesquels agiter des bras

chercher à atteindre le bord

et ne rien faire

se regarder couler

aligner sans faillir des infinitifs

et définitif

redire les phrases idiotes

mais le temps passe, on s’en remet

*****

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Joël VERNET : la joie pure

Voici déjà vingt ans, Antoine Emaz, dans un entretien expliquait sa posture d’écriture en ces termes : « Ce monde est sale de bêtise, d’injustice et de violence ; à mon avis, le poète ne doit pas répondre par une salve de rêves ou un enchantement de langue ; il n’y a pas à oublier, fuir ou se divertir. Il faut être avec ceux qui se taisent ou qui sont réduits au silence. J’écris donc à partir de ce qui reste vivant dans la défaite et le futur comme fermé. »

 

Savoir affronter la réalité du monde, lequel ne s’est pas amélioré depuis ce qu’en percevait Antoine Emaz, est la vocation du poète, loin de l’idée reçue selon laquelle la poésie créerait un monde imaginaire pour nous enchanter.

 

Les poètes cités dans l’émission « Confinement n° 44 » diffusée sur les ondes de Radio Occitania, n’échappent pas à cette vocation mais leur lucidité d’artiste n’appelle jamais à l’abandon de l’espérance.

 

Même si, comme le constatait Charlotte Brontë : « la vie est ainsi faite que ce qui arrive ne ressemble jamais à ce qu’on attendait », les poètes authentiques nous apprennent à dégager de la gangue pesante de nos destinées, la joie pure que pressentaient Simone Weil et Etty Hillesum.

 

C’est le cas de Joël Vernet auquel cette émission est consacrée.

 

Mais au préalable, je me dois de citer les publications signalées dans cette émission :

 

 

1 ) Oser encore

Hommage à Andrée Chedid pour le centenaire de sa naissance

éditions érès collection Po&Psy, 12 €

C’est sur cette invitation salutaire, adressée à « chaque visage » par la poète française d’origine libanaise Andrée Chedid (1920-2011), que s’ouvre cet Hommage pour le centenaire de sa naissance, auquel une trentaine de poètes, invités au fil des saisons dans l’Espace Andrée Chedid, ont contribué par un texte en résonance avec des vers de la poète :

Salah Al Hamdani – Jacques Ancet – Adeline Baldacchino – Linda Maria Baros – Alain Batis – Jeanine Baude – Zéno Bianu – Claudine Bohi – Maïa Brami – Jean-Marc Chanel – Guy Chaty – Sylvestre Clancier – Marc Delouze – Bruno Doucey – Danièle Faugeras – Albane Gellé – Cécile A. Holdban – Vénus Khoury-Gatha – Abdellatif Laâbi – Isabelle Lagny – Monique Leroux Serres – Étienne Orsini  – Bojenna Orszulak – Lydia Padellec – Jacqueline Persini – Judy Pfau – Jean-Pierre Siméon – Frédéric Tison – Matthias Vincenot – Yekta.Contributions artistiques de :Sylvie Deparis – Danielle Desnoues – Élisabeth Gérony – Alexandre Hollan – Michèle Iznardo.Ce livre, écho à une œuvre témoignant sur six décennies d’une forme de bravoure singulière et si actuelle, montre, s’il en était besoin, que le courage d’Andrée Chedid continue d’irriguer les terres de la poésie d’aujourd’hui. (extrait du préambule).

****

2 ) Revue Nouveaux Délits numéro 69

Lecture de l’éditorial de présentation du sommaire de Cathy Garcia Canalès :

« Numéro 69, numéro chaotique, comme me l’a soufflé un certain Martin ? Fort possible, et en retard comme un lapin d’Alice ! Lapin de Pâques sans aucun doute à la recherche d’un mystérieux œuf noir très cosmico-alchimique, dont j’ai rêvé tout récemment, ce qui n’a pas empêché mon ordinateur de faire un séjour chez son docteur, entre autres contretemps et bifurcations d’agenda sanitaire… Bref, difficile de trouver l’inspiration et plus encore la concentration pour un édito, entre les vagues virales, les tsunamis de fatigue et les clapotis du sens. Quelque chose me murmure à l’oreille qu’il faut se calmer, respirer et faire ce qu’on peut, juste le faire au mieux, sincèrement. En ces temps plus que confus, la poésie me semble plus désirable que jamais et concevoir cette revue continue à faire sens, donc voilà — plus chaotique qu’érotique — un numéro 69 très éclectique ! Puissiez-vous y trouver de quoi nourrir votre jardin intérieur. C’est la saison des semis, alors semons, mettons les mains dans la terre et la langue dans les mots, restons à l’écoute de ces petites voix qui murmurent à nos oreilles et ne trichons pas avec l’essentiel. »

Lecture d’un poème d’Anne Barbusse

Au sommaire de ce n° 69 :

Délits de poésie :

Odile Vecciani

Richard Roos-Weil en Sarabandes & farandoles

Marie Alcance

Archibald Aki

Délit grec : Anne Barbusse, avec des extraits d’À Petros, crise grecque

Résonances : Au petit bonheur la brousse de Nétonon Noël Ndjékéry, coll. Mycélium mi-raisin, Hélice Hélas éd., 2019 & Kintu de Jennifer Nansubuga Makumbi, traduit de l’anglais (Ouganda) par Céline Schwaller, Métailié éd., 2019.

Délits d’(in)citations en floraison. Vous trouverez le nouveau bulletin de complicité au fond en sortant, il remplace l’ancien depuis le 1er avril et il ne sent pas le poisson.

 

Illustrateur : Jean-Louis Millet

chasseur d’alternatives donc curieux de hasards et de connivences en dessin, peinture, sculpture, photo, écriture, édition virtuelle… quelques passages en revues pour des textes et des illustrations : À l’index, Traction Brabant & Nouveaux Délits, auteur et illustrateur du dernier « délit buissonnier » : Preuves incertaines & animateur de blogs et de sites dont http://www.zen-evasion.com/

 

Pour commander le n° et pour s’abonner :

ASSOCIATION NOUVEAUX DÉLITS

Letou – 46330 St CIRQ-LAPOPIE

le n° 7 € + 2 € de frais de port

- 35 € pour 4 numéros ou 65 € pour 8 n° (France)

- 40 € pour 4 numéros ou 75 € pour 8 n° (international)

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3 ) Un sillon pour l'infini de Michel Cosem

Préface de Gilles Lades

L’Harmattan éditions Collection : Témoignages poétiques, 13 €

 

Michel Cosem est né en 1939, dans la région toulousaine. Il fait des études de lettres et de sciences politiques à Toulouse. En 1960, il crée la revue Encres Vives. Parallèlement, il n'a jamais cessé d'écrire des romans et des poèmes, de rencontrer ses lecteurs et de voyager un peu partout dans le monde. Il a publié de nombreux livres pour la jeunesse dont le point commun est l'histoire, l'aventure et l'imaginaire ainsi que des romans pour les adultes, des anthologies et des recueils de poésie. Sa carrière a été couronnée par divers prix.

Michel Cosem a fondé Encres Vives à Toulouse à la fois revue et éditions, près de mille titres au catalogue. Il y publie régulièrement ses carnets de voyages poétiques vers les pays du sud. Il a été traduit en de nombreuses langues.

Il est l'auteur de nombreux recueils de poèmes (Rougerie, L'Amourier, L'Harmattan, Encres Vives, Unicité), d'anthologies de poésie (Seghers, Gallimard, Milan), de livres pour la jeunesse (Le Rocher, Tertium, Le Seuil) et de romans pour adultes (De Borée, TDO, Souny).

Il a obtenu en poésie les prix Artaud et Malrieu pour l'ensemble de son œuvre poétique, le prix Renaudot des jeunes pour ses romans pour la jeunesse.

Il a été lauréat de l’Académie des Jeux Floraux.

 

Chacun des poèmes de « Un sillon pour l’infini » est un petit univers où brille notre imaginaire lors d'une rencontre, d'une pensée, d'une présence humaine ou végétale, minérale ou historique… C'est le rôle que Michel Cosem assigne à la poésie pour qu'elle donne grâce à la magie de l'écriture couleurs à toutes choses et d'en partager la beauté.

 

Une émission sera prochainement consacrée à ce livre et à Michel Cosem.

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L’émission revient ensuite à son auteur central :

 

Joël Vernet pour La nuit n’éteint jamais nos songes aux éditions Lettres Vives collection Entre 4 Yeux, 65 pages, 15 €.

 

Joël Vernet est né en 1954 dans un petit village aux confins de la Haute-Loire et de la Lozère. Dès les années 1975, entreprend plusieurs voyages à travers le monde qui le conduiront en Afrique, Asie, Europe. A vécu deux ans à Alep (Syrie). Il a publié plusieurs livres chez Lettres Vives, Fata morgana, Cadex Editions, l'Escampette, La rumeur libre, Le Temps qu'il fait, tous livres inclassables, ni poèmes véritables ni journaux de voyages, où sont célébrés le minuscule et l'immense.

*****

Dans son dernier essai « D’un siècle l’autre » (Gallimard 2020) le philosophe Régis Debray s’empare d’une récurrente critique de notre ordre français :

« Chacun en France, doit avoir sa case, ou sa cage. C’est bon pour le classement en librairie, vu l’encombrement des présentoirs. [...] Edgar Morin a beau prôner la complexité, le laboureur labellisé n’a droit qu’à un sillon .»

 

Cette manie de l’étiquetage certainement utile dans les sciences ou dans la politique, est trompeuse en littérature.

 

Je me souviens m’être amusé à observer le classement dans les bibliothèques , des livres d’Yves Charnet, génie poétique inclassable lui-aussi.

 

Certains figuraient dans « Spectacle vivant » parce qu’ils faisaient référence à la corrida.

Mais dans une bibliothèque du Pays Basque, tous les ouvrages dans tous domaines étaient classés par auteur et par ordre alphabétique.

Les poètes étaient rangés à côté des romanciers, des philosophes, sociologues, historiens, biographes etc. L’impression me dérouta, mais au moins il n’y avait pas d’erreur d’étiquetage. Je ne sais ce qu’en aurait dit Melvil Dewey.

 

Joël Vernet construit depuis les années 80 une œuvre de premier plan reconnue inclassable. J’y vois pour ma part, une des expressions des plus convaincantes de la poésie contemporaine.

 

Son dernier livre « La nuit n’éteint jamais nos songes » fortifie cette louange.

 

Je n’ai jamais voulu privilégier un mode poétique par rapport aux autres.

 

La poésie est plurielle et toute forme est respectable.

 

Je me souviens que dans les années 80, lorsque je publiais les revues Poésie Toute et Les Carnets des Libellules, Henri Heurtebise désapprouvait farouchement mon éclectisme : « Je ne publierai jamais ce que je n’aime pas et je ne comprends pas que tu le fasses » me répétait-il.

 

Je me suis toujours méfié du jugement d’autrui et également du mien. Le doute, dans l’art, m’habite.

Mais je ressens fortement, ce que les bibliothécaires et libraires étiquettent : Coup de cœur .

 

Et c’est le cas pour « La nuit n’atteint jamais nos songes ».

 

La prose poétique de Joël Vernet me transperce de sa clarté, me transfigure par l’identification que j’en fais, exalté par l’universalité de cette ressemblance.

 

Peu de poètes atteignent ce niveau d’union avec le lecteur.

 

Romain Rolland prétendait qu’on ne lisait jamais un livre mais qu’on se lisait à travers les livres pour se découvrir.

 

Joël Vernet se rapproche de l’écriture de Christian Bobin.

 

Celui-ci posait cette question : « Si je lis un livre et qu’il rend tout mon corps si glacé qu’aucun feu ne pourra me réchauffer, je sais que c’est de la poésie. Si je sens le sommet de ma tête arrachée, je sais aussi qu’il s’agit de poésie. Ce sont mes deux seules façons de le savoir. Y en-a-t-il d’autres ? » (La dame blanche, folio 2010,p 85)

 

Oui, c’est par le corps qu’opère la poésie. Sa lumière nous brûle de l’intérieur. Si elle ne nous brûle pas, c’est qu’elle ne nous est rien.

 

De la lecture de « La nuit n’atteint jamais nos songes » je ressors brûlé mais épanoui. Revivifié par la joie pure que nous procure la pensée de Joël Vernet qui révèle : « Chaque jour nombre de vivants et de morts me visitent dans cette vie immobile me faisant voyager au loin. Je n’attends rien d’autre que la joie pour contrer les tourments nous déchirant tous un jour ou l’autre. »

 

Ce livre de Joël Vernet peut aussi s’entendre comme une résilience de la douleur. La perte, ici la perte du père dès l’enfance, est de tous temps l’effroi du poète. Elle fait naître la douleur.

« Pour écrire, nul besoin de s’appuyer sur la douleur. La douleur ne suffit pas. Seule la joie fait chavirer le cœur » constate le poète qui nous entraîne dans cette joie inattendue, inespérée, la joie métaphysique qui nous envahit à la contemplation poétique du monde, celle de la distance.

 

Cette distance est la racine de la douceur comme le notait Christian Bobin qui ajoutait : « La vie ne serait rien sans la contemplation ».

 

Joël Vernet poète heureux de la joie pure.

 

« La nuit n’atteint jamais nos songes » : une lecture idéale pour reprendre pied dans notre monde chaotique.

 

Extraits du livre :

 

 

Quand mon père est mort, la parole s'est envolée, le langage s'est enfui. La mutité a commis ses menus assassinats. Ma mère s'est revêtue du manteau du silence. J'ai perdu les mots. C'était un jour d'avril de mille neuf-cent soixante-cinq, autant dire dans un autre temps qui nous a oubliés. J'étais près du poêle à ranimer les braises de la veille. L'insoupçonnable est venu murmurer le désastre à mon oreille. J'ai reçu cette annonce comme un coup de hache. Mon corps a volé en éclats. Sur le seuil de la classe, ma jeune mère, portée par la douleur, m'a tout donné d'un seul geste : les ténèbres profondes et la vie lumineuse. Je me suis débrouillé avec ce néant-là. Mon père venait de mourir sous le soleil d'une ville du Sud. Dans nos montagnes, l'hiver se retirait. La neige était un mince tapis dans la cour de l'école. A travers les collines, les arbres bruissaient de toutes leurs feuilles. La lumière du printemps réveillait les bêtes au fond des étables. Grondaient les ruisseaux traversant les prés. De vieux renards regagnaient les sous-bois. Les nouvelles du monde nous parvenaient, effilochées. De jeunes soldats avaient retrouvé le travail des fermes, noyant leur désespoir dans l'amertume, les vins forts des journées de foires et de bals. Le hasard m'a jeté d'un seul coup dans la vie immense, mais personne ne fut responsable de cela. La vie nous malmène tous, à des degrés divers, à des périodes que nous ne choisissons pas. Je suis encore assis aujourd'hui dans cette salle de classe, sidéré, tandis que ma mère s'en va seule à travers les ruelles du village, la douleur lui arrachant le langage. J'écrivais près du poêle des mots qui m'ont remis debout. Puis j'ai quitté l'école, le village, tous les miens, mais dans un coin du cerveau je possède toujours cette ardoise imaginaire sur laquelle je n'ai jamais cessé d'écrire des tremblements. Les braises de l'enfance couvent sous chaque page.

****

J'aimerais parler de mon enfance. De mes morts, des vôtres. De tous ceux qui ont frôlé cette vie sans mot dire, ont disparu sans laisser de traces. Je les recherche parfois derrière le froid silence des cimetières et n'y trouve qu'une poignée d'herbes sauvages, oubliées dans la rigueur des saisons. D'immenses portails grincent en ces jours d'automne. J'aimerais parler des Vivants que je croise, bouche close, dans le silence funèbre des allées. Et je me tais, rentrant à la maison, les yeux rincés par ce que j’ai vu, entendu. Je me suis arrêté devant la tombe de la jeune fille aimée partie beaucoup trop tôt. Je n'ai plus les mots pour dire ce qui ne se dit pas : l'éblouissement de l'inattendu. Au-dehors, sous d'immenses peupliers, un banc vide n'attend plus personne. La nuit est à deux doigts de nous toucher les tempes. Aucune silhouette n'osera s'approcher jusqu'ici, histoire de venir contempler notre dernière maison. Le banc se tait avant de sombrer dans le noir. Rien ne bouge plus dans la nuit qui nous gomme un à un. J'ai toujours une pensée pour ce banc abandonné qui souhaiterait tellement l'arrêt de quelqu'un, serait-ce pour une seule minute. Qu'une main le caresse simplement. On ne comprend pas toujours la douleur des choses privées de langage. On passe devant elles sans les voir jamais. Cela nous arrive même avec les Vivants. On ne prend pas la mesure de ce qui palpite, brûle sous nos yeux. Ensuite, il est trop tard. On ne rejoindra plus ce que l'on a délaissé. Les yeux de ma mère et de mon père m'ont révélé cela avant de s'éteindre. Le banc est toujours là-bas au cœur des quatre saisons sur une place de mon village d'enfance. Le soir, parfois, il m'appelle et même si je suis très loin, j'entends sa belle voix. C'est une voix si douce qu'elle me déchire le cœur et m'encourage à ne jamais renoncer. Le plus bas nous hisse au sommet. Je suis demeuré l'enfant endormi sur le banc près du cimetière, tout enveloppé des feuilles de l'automne. Pareille douceur bondit comme un tigre dans ma mémoire. Si tu n’étais pas devenu ce tigre inoffensif, tu n'écrirais pas.

****

J'aimerais dire sans ciller que dans certains pays on dépouille les cadavres pour acheter de quoi manger. Que cela se déroule maintenant dans les pays amis de la France. On a les amis qu'on veut, bien sûr. Mais les mains de millions d'enfants cherchent à manger. Peut-on continuer à vivre en sourd-muet lorsqu'on a vu cela. Sans s'épuiser pour autant dans des discours grandiloquents. Je me suis parfois assis avec ceux qui n'ont ni table ni nourriture. Ils m'ont dit de si fortes paroles que vous les devinerez à travers mon silence. Il est inutile de les rapporter ici. D'ailleurs, personne n'a les mots pour venir jeter tant de souffrance sur du papier, alors que lui vit près d'une fenêtre, rassasié par tellement de lumière qu'il a souvent honte d'en être le seul récipiendaire. Oui, nous devrions partager le pain et la lumière. Ce sont de simples choses, plus anciennes que nous qui nous prenons parfois pour les premiers hommes. Si nous perdons le sens de cela, nous perdrons tout. Il n'existe pas de colère pour témoigner de la mort d'un enfant. Et quand bien même existerait-elle, qui accepterait de se laisser arracher le cœur ou le souffle en la proférant ? La douleur d'autrui est d'une violence inégalée. Je me souviens de l'enfant du pays dogon, couchée sur un lit de branchages. Seul son regard brillait dans ces ténèbres. Les lèvres n'avaient plus les mots pour dire pareil malheur. Je demeurais là dans la clarté d'un seuil, immobile, mutique, bouleversé. Les yeux de cette enfant rejoignaient le dernier regard de mon père qui s'est éteint un jour d'avril au pied d'une échelle. Ce dernier regard me montre encore aujourd'hui le chemin. Il sera le mien jusqu'à ma mort.

****

Dans le pays où je suis de passage, j'aimerais dire qu'en deçà de l'injustice, il y a le crime ordinaire perpétré contre le plus grand nombre. Comme si les enfants perdaient toute raison de vivre. Je ne connais pas de crime plus horrible que celui-là. Donner la vie pour la reprendre aussitôt. Offrir la merveille puis la remplacer par les ténèbres. La cruauté dans un silence glacial, assourdissant. Qui annonce la catastrophe. Vivre pleinement pour tenter d'empêcher la catastrophe, tel devrait être notre serment.

****

La nuit, j'aime entendre les coassements des grenouilles, frémir les insectes autour des lampes. Me réveiller avec le chant du coq jaillissant comme une surprise dans l'aube de ce village. Quand j'ouvre les persiennes sur les matins des quatre saisons, ma première rencontre est celle du tilleul. Au sortir du sommeil, il paraît tout étourdi. Les oiseaux repeignent son feuillage. J'ai souvent pensé qu'il était le visage de mon père. Que celui-ci ne m'avait jamais totalement abandonné. Il me parle d'une voix douce, mais sûre. Après le café, le vieux rasoir de mon père, rasoir bien plus âgé que moi, me lisse le visage et quand je le pose au bord de l'évier, j'entends une parole ancienne qui me rappelle peut-être sa voix dont je n'ai gardé aucun souvenir. Combien la musique des voix meurt elle aussi, et ne parlons même pas du sens des paroles. Les voix disparaissent dans les nuées et les nouveau-nés n'en ont aucune idée. Quand je pars en voyage, je confie au tilleul les clefs de ma maison. Celle-ci est sous bonne garde. Veillée par les vents, la lumière, les oiseaux. Le souvenir de mon père flottant dans les nuages.

*****

 

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Les éditions LEVANT qui font partie de notre riche patrimoine d’Occitanie avec leur siège à Montpellier, ont fait paraître à la sortie de notre premier confinement un bel ouvrage, une anthologie de

« Poèmes choisis par Pascale Goëta :

Seule, aux confins

- Journal poétique en temps de confinement »

95 pages, en librairie ou directement à : editions.levant@gmail.com .

Cette période est-elle celle de la solitude ?

La lecture de poèmes, plus dense encore que toute lecture littéraire n’abolit-elle pas ipso-facto le sentiment douloureux d’une solitude vécue comme une déréliction ?

Cette sensation de solitude qui nous égare dans les affres de l’esseulement n’est-elle pas démultipliée dans l’étouffement de la multitude ?

J’appelle solitude la foule.

Cette solitude là, le poète souvent la connaît.

Sidoine Apollinaire déjà pouvait la définir : « J’appelle solitude maximale une foule, si grande qu’elle soit, d’hommes étrangers à l’art littéraire ».

C’est pour braver cette solitude maximale que les éditions Levant et Pascale Goëta nous proposent cette anthologie, pour, selon les mots mêmes de l’éditeur, le poète Michel Eckhard-Elial : « Ré-enchanter le monde par la poésie et la pensée ».

Ecoutons-le :

Jusqu’à toucher le monde

 

L’étrange situation qui nous a pris dans sa

nasse en ce sinistre mois de mars 2020 a plongé

le monde dans un silence inédit et mortifère.

Prisonniers en nos murs, il a aboli le tissu même

de la proximité physique au monde, l’ordonnation

réciproque entre lui et les choses : les confins de

l’existence devenus si minces et sibyllins se sont

rétrécis jusqu’à devenir de nouvelles frontières

périlleuses et opaques, de timides enveloppes

d’une lumière raréfiée et celée, quasi-clandestine.

Quelle est la signification profonde de cette

dramatique survenue et ses conséquences : au

sortir de la pandémie, un monde nouveau est-il en

train de naître ? Un recommencement inchoatif

suggéré peut-être pour retrouver l’universelle

patrie de l’âme et de l’Altérité. Dans la courbe

des jours, l’imagination seule et l’espoir semblent

capables de suggérer ou de capter les échos d’un

renouveau, de balbutier, derechef, des appels sur

la beauté du monde. Ré-enchanter le monde par

la poésie et la pensée.

La poésie, parole première, accompagne ce

voyage, comme le soleil ne cesse de surplomber

la fuite des jours. Pendant les 55 jours de

confinement, Pascale Goëta a choisi et lu des

poèmes pour ce qui s’est révélé vite notre

essentielle survie. Ces soleils ont éclairé les jours

et élargi les solitudes, retrouvant une possible et

solidaire habitation.

Les Editions Levant ont jugé de l’urgence

de publier, avec la participation de plasticiens,

cette trace collective, dont l’objet et le message

s’inscrivent au cœur même de notre utopie

levantine. Poètes de la Méditerranée réelle et de

la Méditerranée imaginaire, porteurs de lumière,

pour remettre le cap sur l’espérance. Ainsi se

donne à nous le devoir de continuer à rêver.

Jusqu’à toucher le monde.

 

Michel Eckhard Elial

Janvier 2021

****

Extraits de « Seule, aux confins » :

Pour parler du monde

la terre a des mots plus larges

que les équinoxes et les cristaux

du souffle

combien de vents

déboussolent la mer

que nous cherchions

d’autres ports ou

le sommet de l’arbre

viendrait-il à être ici en silence

ce qu’on appelle un destin

sans l’évanescence d’une brise

ou le rose firmament

si rien d’autre et toujours

n’est en face de toi

un visage

comme un dévoilement de la terre

sous les eaux rassemblées

de ta lumière

 

Michel Eckhard Elial

***

45 - ٤٥ - XLV - μεʹ - המ - ۴۵

 

Subtiles, déchues, intimes, insufflées, rage et fougue

inaliénables fouettent d’embruns ta nuque. De la

mer des intrigants nuages à l’imprévisible havre

des anonymats, depuis de sombres abysses jusqu’à

la beauté soignée, du moindre reflet inavouable

à la fraîche voix brisant l’emprisonnement,

répare prédite et impromptue ta parole l’augure

pour annihiler silences. Bascule le jour, sature

l’air. Discrédite la nuit. Résonne de l’imaginaire

envoûtement le clapotis vulnérable prévalant les

failles. S’entrecroisent les regards en l’implacable

réticence, s’échappe l’audace par-delà les peurs,

se fondent les invisibles en l’infinité d’impasses.

Initiatique parcours aux horizons inextricables,

composent en filigrane d’un ressac impétueux,

dormantes les eaux. Sur la ligne de Vie, spacieuse

tu domines intérieure la mer.

 

Pierre Ech-Ardour

****

Même pour des milliers d’années

 

Je ne peux refaire le monde

et ça n’a guère de sens.

Un jour et puis un autre jour, une autre nuit

n’apportent rien.

Au printemps fleuriront pois de senteur, roses et

fleurs de margousier,

Toutes à leur taille et dans leurs couleurs.

Aucun véritable renouveau même tous les dix ans.

Qui veut respirer des parfums de rose

les cueille au fil du vent.

Qui veut planter un arbre

plante un figuier,

pour le bien des générations futures.

Demandez-moi si j’ai jamais vu la beauté,

je répondrai que je l’ai vue, mais pas

aux bons endroits.

Prenez l’exemple de cascades

si je les ai vues, que dire sinon

que d’immenses chutes d’eau ne sont pas

une vision agréable.

Les choses vraiment belles ne se trouvent pas

dehors

mais souvent à l’intérieur d’une pièce,

quand les portes sont fermées et les volets tirés.

La vérité c’est que les belles choses

ne sont ni des fleuves ni des montagnes ou des

rivages.

Je les connais trop pour me tromper,

et penser à d’autres choses.

Ce qui est laissé après la peine c’est la curiosité

de voir ce qui survient,

et de voir quel est le terme

de toute beauté.

Je sais : je ne dois pas planter de figuier.

On peut penser autrement,

attendre le printemps, des roses et des glaïeuls.

Mais la course du temps rend les hommes durs

comme des ongles,

gris comme des rochers

et têtus comme des pierres.

C’est peut-être une vision séduisante :

devenir un bloc de sel,

avec une force minérale.

Les yeux vides rivés à une usine de potasse et

de phosphate

même pour des milliers d’années.

 

Dahlia Ravikovitch

****

Le monde est en feu, je l’aime

 

En feu la laisse du chien qui m’a conduit aveugle

dans un amour ancien,

en feu le chacal qui hurle dans une chambre de

soldate face à une porte fermée à clé,

la queue de cheval derrière une nuque

hollandaise,

les lèvres où s’étale un lipstick canadien,

en feu le glaïeul qui a griffé la tête

d’une poétesse de Kiryat Ono,

en feu les vers de celle qui a toujours écrit

sur les roues du camion qui a fini par l’écraser,

en feu le sol qui garde les traces

de ma première danse,

en feu la lune

et ses dunes de sable,

la tempête,

la mer dont les vagues se mettent à genoux

devant l’allumette

qui met le feu aux poudres.

 

Ronny Someck

****

Sous la couronne du temps

le printemps se défeuille nos vies se vivent

et s’essoufflent aux confins obscurs

pourtant dans le jardin le cœur de l’arbre porte

le nom de l’aimée

la pierre la main de l’étincelle

blancheur du désert glacé dans le sang de la ville

que l’air respiré sous la peau de l’inaccompli

rayon de lune

je serai où tu seras un bourgeon détaché du vide

par amour de la lumière nous continuerons de

fleurir

pour réparer le nom du monde

 

Michel Eckhard Elial

****

Ce silence

 

Ce silence fait du chant des oiseaux le matin

Ce silence, recueilli sous la brise par les branches

du palmier

Ce silence où l’on entend la goutte d’eau du

robinet

Ce silence avant l’allumage de la radio et de la

voiture

Ce silence où se fige la lumière au-dessus des

montagnes du pays

Ce silence d’avant les mots qui séparent la langue

du vide

Avant d’apprendre ce qui se désagrège et part

Éloignant la voix des enfants du lit maternel et du

rire serein du présent

Ce silence du matin beau et calme

Comme une guerre qui guette au-delà des feuilles

de palmiers par-delà l’automne

Pendant que l’on compte les premiers morts

comme s’ils étaient nécessaires ou faisaient partie

de ce silence

Pendant qu’on prépare les repas et calculons ce

qui vient

Je rassemble la lumière de la cime des arbres

Pour qu’elle arrête le bruit de la faille sans remède

Qui se greffe au silence d’une chambre vidée

De tout.

Le silence tremble

Comme un corps qui saigne

de l’intérieur.

 

Hava Pinhas-Cohen

****

Printemps d’Israël, au temps du Corona

 

C’est pourtant bien le printemps ici en

Terre Sainte

l’odeur enivrante des champs

les bouleaux qui blanchissent au nord du pays

les ruisseaux du Liban et les fleurs de moutardes

qui piquent aux narines

Allongeons-nous ensemble

pour un juste repos

Mais au cœur c’est l’automne

Les coteaux s’égayent dans le rouge et le jaune

même les oiseaux volent les yeux clos

(pour ne pas avoir mal)

on s’en sortira, beuglent les troupeaux

tout le pays crie à l’amour

Mais au cœur un vent mauvais et l’automne

Amandiers en amour comme des fiancées sur les

collines de Jérusalem

et les merles noirs rappelant le rire des enfants

quand il éclatait en plein air

comme le cristal d’une cloche

le ruissellement de l’eau

Mais au cœur l’ombre noire se faufile, pareille

à l’automne

Dans les vergers d’Etzion, tout empli de l’espoir

des fleurs du cerisier

au bout des branches de figuier surgissent

de petites mains suppliantes qui prient

l’air, le ciel et la lumière

Mais au cœur les feuilles mortes d’automne

On a vu des bourgeons dans le pays, le temps du

rossignol est arrivé

et le roucoulement trompeur du pigeon

comment sortirons-nous le matin aux champs et

aux vignes

au cœur de l’automne

 

Eliaz Cohen

****

Suite Grise

 

voilà

ce n’est pas plus compliqué

de vivre ou pas

c’est au bord

il reste un ciel

on reste las

mais comme au calme

en attente parmi les mots

tièdes

ils se tiennent

tranquilles

 

Antoine Emaz

****

il n’y a pas de silence dans les mots – on peut juste

descendre jusqu’au murmure souffle chuintement

même le mot silence siffle déjà trop – même le

blanc bruit de tous les mots dessous comme une

pâte qui lève et libère parfois des bulles d’air

d’avant-langue – même bouche fermée en fin de

journée après toutes les paroles inutiles quand la

nuit vient comme un mur devant il reste encore

en fond d’oreille une sorte de crissement faible

un son continu et informe que l’on n’entend qu’à

peine et sur lequel se détache le bourdonnement

d’un frigo le bruit intermittent du radiateur ou la

fin du cycle séchage d’un lave-vaisselle – le silence

n’existe pas

sinon comme un mirage un horizon vide posé

derrière les pages sous la musique les langues

les cris et les soupirs du vivant ou la respiration

calme d’un dormeur – on rêve une sorte de fin ou

de mort sans expérience possible avant la vraie

donc silence imaginaire illusoire du rien – à tout

prendre on préfère la résonance ténue obstinée

de vivre ne serait-ce que le bruit du cœur plutôt

que d’être ainsi démesurément seul sur un quai de

gare après le dernier train ou dans une chambre

d’hôpital à attendre on ne sait quoi qui ne viendra

pas et tenir dans ce vide avec le temps qui goutte

à goutte muet comme un vieux robinet jusqu’à

l’aube

 

Antoine Emaz

****

À présent que les eaux furieuses

cognent contre les digues,

et les blanches cigognes qui reviennent,

au milieu du firmament,

se transforment en troupes d‘avions à réaction,

nous sentirons à nouveau la vigueur de nos

côtes,

et l’air vif réchauffer nos poumons.

Urgente l’audace d’aimer devant la plaine qui

s’ouvre,

quand le danger s’arque-boute sur nos têtes,

combien l’amour est nécessaire

pour remplir tous les vases vides

et les montres qui ne comptent plus le temps.

Combien faut-il de respiration,

une trombe de respiration,

pour chanter un petit chant de printemps.

 

Yehuda Amichaï

****

Je veux une trêve de cinq minutes pour un café

Mahmoud Darwish

 

Sur la terrasse de ma mémoire

les villes s’entassent

et la mer s’absente

Reste l’arôme du café moulu

qui accompagne le matin

dans le reflet d’un fragment embaumé de miroir

Puis retentit la fermeture

des portes de la nuit

les villes se pelotonnent dans l’obscurité

et une mère me guette

par la fente entre les frontières

Faudra-t-il le frémissement d’un songe

pour que mon appel me conduise jusqu’à elle ?

Un signe suffira alors et je chuterai

tel une étoile égarée

dans le jardin de son attente

 

Salah Al Hamdani

****

À la recherche de l’énergie vitale intérieure

 

Avec quelle audace pourrions-nous décrire

la pureté d’un ciel azur méditerranéen à la veille du

zénith ?

En effet, l’air frais et ce ciel

si uni dans sa manière d’être bleu

que le monde semble être cristallisé

comme dans un quartz de glace

qui ne brûlerait pas.

Cette lumière ne ment pas

mais elle enchante par sa douceur.

Comme perdu dans un vaste Océan,

l’homme profite de cette visibilité pour y découvrir

des nouvelles terres aux bords des rivages

de nouveaux astres en lisière d’atmosphère.

 

Matiah Eckhard

****

D’une voix sans corps

 

La voix se voile et se dévoile

Quand elle s’absente du corps

Tu n’es plus dedans ni devant

L’horizon des aubes muettes

Tombé par erreur en sautant la marche

Dans le trou noir de la lumière où

La pointe acérée des choses s’émousse

Dans le vert sommeil du souffle

Secouant la poussière qui t’habite depuis

Toujours où tu rampes obstinément

En levant ton ombre jusqu’à la lumière

Pour scruter l’ultime sphère de l’écho

Je ne saurai jamais si j’ai parlé ou entendu

Mon propre silence entre tes lèvres infinies

Car la terre du ciel est un son invisible

 

Michel Eckhard Elial

****

Song

 

Le poids du monde

est amour.

Sous le fardeau

de solitude,

sous le fardeau

d’insatisfaction

le poids,

le poids que nous portons

est amour.

Qui peut nier ?

Rêvé

il touche

le corps,

pensé

construit

un miracle,

imaginé

angoisse

jusqu’à naissance

dans l’humain -

regarde par le cœur

brûlant de pureté -

car le fardeau de vie

est amour,

mais nous portons le poids

avec lassitude

et devons ainsi reposer

dans les bras de l’amour

à la fin,

reposer dans les bras

de l’amour.

Nul repos

sans amour,

nul sommeil

sans rêves

d’amour -

soyez fou ou glacé

obsédé d’anges

ou de machines,

le vœu dernier

est amour

- ne peut être aigri

ne peut dénier

ne peut s’abstenir

si dénié :

le poids est trop lourd

- doit donner

sans retour

comme la pensée

est donnée

en solitude

dans toute l’excellence

de son excès.

Les corps chauds

brillent ensemble

dans l’obscurité,

la main s’avance

vers le centre

de la chair,

la peau tremble

de bonheur

et l’âme vient

joyeuse à l’œil -

oui, oui,

c’est ça

que je voulais,

que j’ai toujours voulu,

j’ai toujours voulu,

retourner

au corps

où je suis né.

 

Allen Ginsberg

****

Distance de sureté

 

Oublie moi.

Si tu crois au soleil,

critique les fleurs,

compte sur les vents,

oublie moi.

Je suis né dans un monde trop classifié,

chargé de considérations et d’obligations sans

nombre.

Si j’étais né cinquante ans plus tôt

il se peut que je me serais connu

dans des circonstances plus heureuses

avec un autre acte de naissance

sur papier épais

et lettre gothique.

Dommage. Mais

maintenant

je suis pour moi. Moi-même pour moi-même.

Moelledemoi.

De loin seulement j’entends les vieux tambours.

C’est à peine s’ils entrent dans les tympans.

C’est à peine s’ils sortent des tympans.

Sonorités.

Sonneurs.

Sonneries.

Et après tout sera grand ouvert

comme avant le déluge.

 

David Avidan

****

Je veux sentir ta vie dans ton corps

Te sentir tout entière

Jusqu’au coeur de la moelle de tes os

Dans tous les plis de tes pores

Je n’ai pas la nostalgie de l’amande

Qu’on grille

Du pain qui respire à la sortie du four

De la fleur d’oranger de l’orange

Il me revient le goût des bruits

De la foule des chaussures et des cuirs

Des laines des haleines

Des beignets de la fibre de palme qui les tient

Des gouttes d’orage sur la terre qui expire

De la rose dans la menthe

Au matin du printemps

Du basilic dans le lait qui apprivoise

L’angoisse du soir

Je veux te sentir sentir tes eaux

Ton sang et tes sels

Rentrer dans ton air

Me frotter à ton ventre

Écouter les bruits du monde

Me prélasser sur ton dos

Me masser sous tes pieds tes aisselles

Te respirer m’instiller en toi pour que

Tu me reconnaisses chaque fois que tu vois

 

Saïd Sayagh

****

Je me suis vidée

 

Je me suis vidée comme une piscine

je t’ai dit ce qu’une femme ne se dit pas,

j’ai pensé que si j’étais nue,

j’essaierais de reconstruire un commencement, tu

sais pourquoi c’est arrivé, terrible, je me suis vidée

comme une piscine,

ce que j’aurais pu faire depuis le début

ce que j’aurais fait s’est effacé dans l’oubli,

ça aurait pris des jours pour revenir,

je n’ai pas encore d’expérience : j’aurais aimé

qu’il réponde à ma question

je ne sais pas quand une telle force me soulève,

ce moment revient, il existe encore,

revenir en arrière est-ce vraiment un retour ?

J’attendais, sans que tu bouges, comme un second,

un autre moi.

 

Yona Wollach

****

Je vous parle des murs

 

Si tu parles aux murs, fais attention, je te préviens

fais attention.

Les murs sont comme ces plantes bizarres qui

semblent fermées et quiètes. Mais ce n’est pas

vrai. Un moment, ou l’autre, elles s’ouvrent

subrepticement – c’est toujours au contact d’une

proie ingénue – et elles se referment vous ayant

happées irrémédiablement, et assimilées. Et vous

êtes encore là à les regarder comme si rien ne

s’était passé. Je vous en parle – des murs – et vous

mets en garde, parce que j’en sais beaucoup sur

leur comportement, moi qui suis ennemi déclaré

des murs, et qui leur tiens des discours offensants,

leur faisant entendre qu’ils ne sont pas de la race

des portes et des fenêtres qui ont deux richesses :

le dedans et le dehors. Les murs m’ont inoculé

l’obsession du dehors.

 

Guy Levis Mano

****

 

 

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TEMPO POEME

animation de

Svante Svahnström

Francis Pornon

et

Christian Saint-Paul

le jeudi à la

Maison de l’Occitanie de Toulouse

 

FRANC BARDOU

dans le cadre des Dijous de l’Ostal

animation enregistrée

car ne pouvant accueillir de spectateur

en raison de la crise sanitaire et

diffusée par Radio Esprit Occitanie

 

 

Franc Bardou, comme son cher Joë Bousquet, n’est lui qu’en passant… et s’en excuse platement.

Il est né à Toulouse en 1965, enseignant et poète, écrit en occitan depuis 1989, collabore à la revue Òc. Il est depuis 2011 le rédacteur en chef de la revue Gai Saber.

Auteur d’une thèse de doctorat sur l’œuvre et la pensée de René NELLI (1907-1982), il est membre de l’Académie de Jeux Floraux de Toulouse et de l’Acadèmia Occitana.

 

Auteur de recueils de poèmes tels que Filh del Cèrç 1995), prix Paul Forment 1996, Cant del Cèrç (1996), La crida (2003), Atlàs londanh (2006), L’arbre de mèl (2010), et d’un manifeste littéraire consigné par les écrivains de sa génération au sein du Mouvement descobertista (1998).

 

Sa pratique poétique, de forme et d’inspiration troubadouresque, s’articule autour du rythme, dans une perspective hallucinatoire ou visionnaire qui ouvre l’imaginaire des textes à tous les possibles.

 

En prose, il a aussi publié deux recueils de nouvelles, D’ara enlà (1999) et Qualques balas dins la pèl (2009), et un roman d’inspiration jungienne, La nuèit folzejada (2003) traduit et publié en catalan en 2004.

 

La préoccupation occitane est essentielle chez cet auteur docteur ès-études occitanes. Voici ce qu'il écrit à propos de l'identité occitane de Nice :

" Nice a, en principe, une identité linguistique (et littéraire) occitane. Les Occitans, il y a de cela 12 ou 13 siècles, appelaient les Musulmans au secours pour se protéger des Francs qui, contrairement à ces derniers, ravageaient et brûlaient tout sur leur passage. Ces soit disant “identitaires” ont pour le moins la mémoire courte.

 

La première chanson de geste écrite en Occitan vers 1105, La Canço d’Antioca de chevalier Bechada, décrit les princes musulmans de Palestine comme des seigneurs de grande noblesse, de grande beauté, de grande élégance et de grand raffinement, lorsque, peu d’années après lui, les auteurs français, anglo-normands et germaniques les décrivent comme des monstres ou des démons.

 

L’identité occitane (de Nice et d’ailleurs) est inscrite dans les textes occitans fondateurs tel celui cité plus haut : rien à voir avec des saucissonnages provocateurs antimusulmans.

L’esprit même de la littérature occitane initiale, celle des Troubadours, est très probablement fortement inspirée de la poésie amoureuse profane des musulmans d’Espagne médiévale.

Redécouvrir la culture littéraire musulmane permettrait bien au contraire aux Occitans, de Nice et d’ailleurs, de redécouvrir leurs plus anciennes racines identitaires, complètement ouverte sur la Méditerranée des trois religions du Livre.

 

Rien à voir, donc, avec cette occitanerie xénophobe et pseudo-identitaire…

D’ailleurs, n’est-on jamais mieux soi-même que face à face avec l’Autre, d’où que l’on soit, si tant est que l’on soit seulement de quelque part… ? "

 

Franc Bardou se revendique avec joie, comme continuant l'œuvre universelle des " Poètes du Sud ", voici ce que nous pouvons lire à ce propos :

 

« Cet «esprit», ouvert par l’art courtois d’Occitanie, est resté en germe dans toute la lyrique du «Grand Midi», ainsi que l’appelait Nietzsche, en y maintenant l’équilibre entre le chant ouvert et le «Trobar » hermétique, entre la clarté et l’obscurité, entre la beauté extravertie du monde et son sens caché.

Avec les grands troubadours Raimon de Miraval du Carcassès et Guiraut Riquier de Narbonne, Charles Cros, Joë Bousquet, Pierre Reverdy, René Nelli, Max Rouquette… Poètes du Sud et chantres du Génie d’Oc ont donné leur voix à l’invention poétique occitane. »

 

Mais Franc Bardou ne cache pas que les élites intellectuelles ont abandonné très vite les auteurs occitans dans l'histoire. Les occitans aujourd'hui sont, pour l'essentiel, des gens des villes et des gens de lettres. Et la littérature occitane est une littérature insurrectionnelle.

 

Franc Bardou se souvient que c'est lors de son incorporation dans l'armée, qu'il a déclaré être occitan. Auparavant, c'était une nostalgie.

 

René NELLI est son maître intérieur.

 

Littérature ultra-minoritaire, la traduction est nécessairement une porte de survie d'urgence de la langue occitane.

Cependant le passage à la reconnaissance n'est pas fatalement francophone. Un de ses livres est traduit en catalan.

Franc Bardou eut ses premières publications, dès 1991 dans la revue Oc.

Il fut dès cet instant pris sous l'aile bienveillante mais ferme de Bernard MANCIET, autre colosse de la poésie occitane avec NELLI.

Le jeune poète apprit alors à "passer aux ciseaux" ses textes. Le regard de MANCIET était impitoyable et la leçon hautement profitable. Son premier recueil " Filh del Cèrç "(1995) suivi de " Cant del Cèrç " (1996) comportait des rimes et des rythmes, proches des sonnets ou troubadouresques. Ce n'est qu'avec " La crida " (2003), qu'il osa une poésie non rimée. Il avoue avoir du mal à bien se juger lui-même et considère son éditeur d’alors, le philosophe Jordi BLANC, comme celui qui met l'auteur en valeur en le critiquant.

 

Franc Bardou travaille avec le compositeur de musique, poète et éditeur, Mainteneur de l’Académie des Jeux floraux, Gérard ZUCCHETO.

Il a réalisé également des travaux sur l'art plastique.

 

Il est évident que ceux qui défendent le mieux l'occitan sont les gens lettrés. Bien sûr, il s'agit d'une certaine "élite". De là, de mauvais esprits ont considéré le mouvement culturel occitan comme "fasciste" !

 

Le souhait de Franc Bardou est de porter le verbe occitan dans le monde.

 

La poésie alchimique de ce troubadour contemporain le révèle dans sa posture la plus intime et par conséquent universelle. Habitué à considérer le haut comme le bas et réciproquement, et à résoudre l'antagonisme apparent des contraires, il se déclare optimiste dans l'esprit et pessimiste à la manière de Michel HOUELLEBECQ.

 

Mais "l'illumination" est une vérité si elle se construit par l'esprit. Et le langage n'est que le réceptacle de ce qui n'a pas de nom. "Je suis un intuitif, je pense par image, dit-il, je suis l'héritier d'Hermès le Trismégiste."

 

Le thème majeur chez ce poète occitan qui perpétue la tradition des troubadours, est celui de l’amour.

 

"Tous les grands amoureux, mozarabes et troubadours, mystiques d’Orient et d’Occident, n’ont-ils pas évoqué l’amour comme un feu dévorant ? rappelle-t-il. L’Amour ici encore, en Tradition vivante, danse comme une flamme.

Mais c’est du four d’un poète alchimiste qu’il lance ses incendies.

Le sentiment, d’abord tout en tension et en désir obscurs, se mue en plaisir lumineux, aussi fugace que miraculeux. Avant de se déchirer entre la finitude de ce monde et l’orée d’horizons invisibles que seule une joie sans cause permet de percevoir. Comme un feu qui, sans bois, continue de brûler à travers les tristesses du fatidique…

 

Un de ses derniers livres revient sur notre Histoire, celle de la guerre et de l’exil, les :

« Chroniques démiurgiques - Mémorial poétique de Terrefort » en 3 volumes, bilingue occitan français. (Troba Vox éditions, coll. Votz de Trobar Poésie occitane n° 25, 26, 27)

 

Ces poèmes sont une succession d’éblouissements. Ils forment avec ces trois volumes un mémorial forgé du bronze inoxydable de la parole d’un poète qui a pour vocation de relier les luttes des peuples, passées et actuelles.

 

C’est de la guerre civile d’Espagne, que montent les cris du poète occitan qui, dès la fin de notre premier confinement, s’est rendu au cimetière de l’ancien camp de concentration du Vernet d’Ariège où gisent 152 victimes venues de 20 nations différentes, la plupart anciens miliciens de la légendaire « colonne Durruti ».

 

Ce lieu entre Ariège et Garonne est appelé « Terrefort » et Franc Bardou a voulu l’immortaliser de l’exemple de ces combattants tous volontaires, tous « ses héros », par un mémorial du verbe dans les deux langues du poète : l’occitan et le français.

Michel del Castillo, victime infantile de cette guerre fratricide, a témoigné d’un vécu hors de tout préjugé dans tous ses romans ou presque. Pour lui « il y avait deux républiques comme il y avait deux Espagne : une république de l’intelligence et de la beauté [...] et celle des révolutionnaires, brutale et primaire ».(« La vie mentie » Fayard 2007,p 245).

 

Si l’on en croit del Castillo « Les français pensent avec leur intelligence, les Espagnols vivent leurs pensées avec tout leur corps » (Ibid. p 220)

 

A lire les « Chroniques démiurgiques » de Franc Bardou, l’Occitan réunit ces deux caractères car cette œuvre pensée avec intelligence est aussi un long frémissement de tout le corps.

 

Franc BARDOU un des auteurs occitans qui marqueront le siècle, est à lire. Par tous, grâce à la traduction française du texte réalisée par l'auteur lui-même. A lire absolument celui qui proclame que "sans amour ni repère, nous sommes tous des exilés. Sans amour, ce n'est plus un chemin, c'est une tombe ouverte."

 

Extraits des lectures de « Tempo Poème » :

 

Extrait de L’arbre de mèl,

(Ed. Vent Terral, 2010),

 

XVII

 

L'arbre de mèl

 

Anava ambe al còr l'afan d'aqueles qu'amor embriaga.

Mas sul camin, l'Unicòrn l'encontra e lo vòl fa caire.

Per se far pas devorar, l'òme defugís lo monstre.

Aï ! Dins un tomple lèu cai, mas s'arrapa a una branca.

Al fins fons del grand abís un drac flambeja e l'espèra.

Al pè de l'arbre atanben dos rats ne roigan rasigas.

Ja lo pin n'es de clinar quand, sus la branca ont s'arrapa,

quatre sèrps del mal verin se mèsclan e se mossègan.

Non li'n cal ! Un fial de mèl degota d'una autra branca.

De la doçor que li'n ven, doblidariá la malora.

 

Mas tant es bon, lo fial d'aur, ne vòl porgir a sa dòna.

Comença de n'escupir cap als rats que se'n carpinhan.

Las sèrps tanben n'an tastat : per sieu lo vòlon caduna.

Tant s'atissan al luchar que l'òme, lèu lo doblidan.

Lai, davala al pè del tanc. Pren dins una man tres gotas.

Còp de pè, e l'arbre cai : lo cap del drac esbrigalha.

Quand l'òme a tornat pujar, l'Unicòrn amont l'espèra.

L'amorós para la man : lo mèl, lo manja la bèstia.

Puèi ne vòl plan mai tastar e lai cabussa pel tomple.

De mèl, n'a pas mai gotet, mas l'òme a la femna torna.

 

 

Extrait de

L’arbre de mèl,

(Ed. Vent Terral, 2010),

 

XVII

 

L'arbre à miel

 

Il allait, pressé au cœur par l'amour qui l'enivrait.

Mais en chemin la Licorne le croise et veut le détruire.

Pour n'être pas dévoré, l'homme court et fuit ce monstre.

Hélas ! En un gouffre il tombe mais s'agrippe à quelque branche.

Tout au fond de cet abîme, un dragon de feu l'attend.

Au pied de l'arbre deux rats noirs et blancs rongent racines.

Le pin déjà s'est penché quand, sur la branche où pend l'homme,

quatre serpents venimeux s'emmêlent en voulant le mordre.

Peu lui chaut ! Un peu de miel dégoutte d'une autre branche.

A cause de sa douceur, l'homme oublierait son malheur.

 

Il est si bon, ce trait d'or ! Son amie doit y goûter.

Il commence à en cracher sur les rats qui s'en disputent.

Les serpents en ont mangé : chacun en veut pour lui seul.

Ils sont si âpres à la lutte qu'ils en oublient bientôt l'homme.

Lui, descend au pied du tronc. Dans sa main, il prend trois gouttes.

Coup de pied, et l'arbre tombe qui du dragon fend le crâne.

Quand l'homme a pu remonter, la Licorne, en haut, l'attend.

Or, l'amoureux tend sa main : la bête mange le miel,

puis elle en veut davantage et plonge enfin dans le gouffre.

De miel, l'homme n'a plus goutte, mais rejoint sa bien-aimée.

****

Extrait de

Mantèls d’exili,

(Ed. Tròba Vox, 2018)

Version occitane lue par Franc Bardou

Version française lue par Christian Saint-Paul

« La vida sense Amor passada,

non la considères pas. »

 

Mowlânâ Jalâl Ud-Dîn Balkhî Rûmi

 

 

Al pòrt de mar de la Ciutat

 

Subre los cais de La Ciutat,

Davant cada desbarcador,

Espèri nòvas d’un país

Que lo sieu quite nom se’n va.

Qualques nòvas d’alin ailà ?

Un nom benlèu, o mai un signe ?

Un mocador ? Una man blanca ?

Una mirada enlagremada ?

Mas res non torna pas d’enlòc,

Al pòrt de mar de La Ciutat.

Lo Bèc de l’Agla dins la mar

Beu lo blau d’un cèl sense amira

Qu’a palpas nos gaita avançar,

Long los cais de la solitud

De cent milanta mila exilis.

 

 

 

« La vie qui est passée sans Amour,

ne la considère pas. »

 

Mowlânâ Jalâl Ud-Dîn Balkhî Rûmi

 

 

Au port de mer de La Ciota

 

Sur les quais de La Ciota,

Devant chaque débarcadère,

J’attends des nouvelles d’un pays

Celui duquel le nom même s’en va.

Quelques nouvelles de là-bas ?

Un nom peut-être ? Ou même un signe ?

Ou un mouchoir ? Une main blanche ?

Rien ne revient de nulle part

Au port de mer de La Ciota.

Le Bec de l’Aigle dans la mer

Boit le bleu d’un ciel sans désir

Et qui nous regarde avancer

A tâtons, seuls, le long des quais

De cent mille millions d’exils.

****

Extrait de

Sextant de vèrses,

(Ed. Tròba Vox, 2018)

Version occitane lue par Franc Bardou

 

 

« Quina serà l’eissida entre lo Scilla de la negacion del mond e lo Caribde de son afirmacion ? »

 

Carl-Gustav Jung

in Las metamorfòsis de l’anma e sos simbòls

 

I

 

Linda e canda

 

L’aura lisa, l'onda linda

entre’ls calhaus cor clara e, coma ieu, canta.

Tre lo matin, la votz del merle tinda

d’un aire afric, bandat de sa lutz canda,

que’l primièr rai de solelh penh e monda

lo som del fau, que lo jorn sorga e monta.

 

Amb lo temps suau sorga e monta

lo clus desir de fargar, longa e linda,

tala cançon, que mon còr cava e monda,

fins a mandar, celestiala, sa canta

cap a ma dòmna e tan fosca e tan canda :

per plan qu’ausisca amor mieu coma tinda !

 

Car mon amor d'alba tinda,

e ben enten sa votz, qu’amb ela monta,

votz de popilha altièra, cauda e canda,

votz de neblum d'una anma saura e linda :

sabètz ja, dòmna, qu’aqueste sonet canta

 

 

Jòi vòstre e fe, que lo solelh lo monda.

 

Tant lo mond pren, daura e monda

qu’amb tala votz, del tresmut, el, ne tinda !

Donc, pas a pas, lo bèl cant mòu sa canta,

baissa ont davala, e puja ont ela monta :

fins al miralh de la flor freula e linda

que lo rasic n'es la niva tan canda.

 

Tal coma flor, Dòmna canda,

vos alandatz al cant que pasta e monda

l'aura e lo rèc, la tèrra saura e linda.

Tal coma flor, un perfum lèri tinda

al torn de vos, que pel vèrs al cèl monta

tot tresmudant en aur aquesta canta.

 

Per çò qu'es d'aur tala canta,

la vos darai, pausada en l'aura canda

qu’amb lo jorn nòu e l'amor polsa e monta,

qu’amb lo còr franc e lo còs farga e monda

tan l’blos baisar coma saba que tinda,

qu’amb vos beurai, a la font clusa e linda.

 

Cant del Cèrç soi, que canta, conta e monda

tot çò d'amor que de còs e còr tinda,

e que d'amor embriaga Dòmna linda.

 

a Tolosa

lo 4 d’abril de 1994

 

 

 

Extrait de

Sextant de vèrses,

(Ed. Tròba Vox, 2018)

Version française lue par Capitaine Slam

 

 

« Quelle sera l’issue entre le Scylla de la négation du monde et le Charybde de son affirmation ? »

 

Carl-Gustav Jung

in Les métamorphoses de l’âme et ses symboles

 

I

 

Limpide et pure

 

 

Glisse la brise, l'onde limpide court claire entre les cailloux, et chante comme moi. Dès le matin, la voix du merle tinte d'un air ardent, ivre de sa lumière, puisque le premier rayon de soleil peint et délivre la cime du hêtre, et puisque le jour sourd et monte.

 

Avec le temps suave sourd et monte l'obscur désir de forger, longue et limpide, cette chanson, qui creuse et délivre mon cœur, jusqu'à lancer, céleste, ma mélodie vers ma dame si confuse et si pure : pour qu'elle entende bien comment mon amour tinte !

 

Car mon amour tinte d’aube et entend bien sa voix, puisqu’il monte avec elle, voix de poitrine altière, chaude et pure, voix de brouillard d'une âme blonde et limpide : avec mon sonnet, je sais que ma dame chante sa jubilation, sa foi, et qu'elle délivre le soleil.

 

Tant elle prend le monde, le dore et le délivre, qu'avec sa voix, il tinte de cette transmutation ! Donc, pas à pas, le grand chant lance sa mélodie, baisse où elle descend, et gravit où elle monte : jusqu'au miroir de la fleur frêle et limpide dont la racine est le nuage si pur.

 

Tout comme la fleur, Dame pure, vous vous ouvrez au chant qui pétrit et délivre la brise et le ruisseau, la terre blonde et limpide. Tout comme la fleur, un léger parfum tinte autour de vous, qui par le vers monte au ciel, changeant en or ma mélodie.

 

Puisque est d'or cette mélodie, je vous la donnerai, posée sur la pure brise parce qu’elle respire et monte avec le jour et l’amour, et parce que, avec le cœur et le corps, elle forge et délivre aussi bien le pur baiser que sa sève qui tinte, qu'avec vous je boirai, à l'obscure et limpide source.

****

Chant du Cers suis-je, qui chante, raconte et délivre tout ce qui d'amour tinte de cœur et de corps, et qui, d'amour, enivre Dame limpide.

 

 

à Toulouse

le 4 avril 1994

****

Extrait de

Recoltaràs çò que semenas,

(Ed. Tròba Vox, 2019),

Black Blòc

Version occitane lue par Franc Bardou

Version française lue par Francis Pornon

31

 

Trèsca

 

Als sisclals alambrats, per las carrièra, monta

un rebat d’estelum espetant per l’espandi,

nisal de sèrps, de lum, per la fonsa tenèbra

indiferenta als punhs gelibrats del vent, quand

avança lo crit nòstre, al moment de far blòc.

 

Avèm trescats a cada mur

mila paraulas, mila espèrs,

mila illusions, mila deliris,

mila desfaitas, mila engans,

mila tèrratrems estremièrs,

mila sospirs de tèrra vana,

mila combats recomençats,

per mila retorn a la posca…

e la paret s’es abausada !

 

Aital avança nòstre blòc,

negra la ràbia, rotja fruita,

de front contra los còps de barra,

e los gases que l’uèlh rosigan,

per anar quilhats davant l’òdi

e lo mesprètz de la paurilha.

 

 

31

 

Tresse

 

En vacarme embrasé, dans les rues déjà monte

un reflet de ciel fourbe explosant dans l’espace,

nid de serpents, d’éclairs, aux profondes ténèbres

indifférents aux poings glacés du vent, tandis

qu’avance notre cri, lorsque nous faisons bloc.

 

On a tressé sur chaque mur

mille paroles, mille espoirs,

mille illusions, mille délires,

mille défaites, mille erreurs,

mille et un ultime séisme,

mille soupirs de monde vain,

mille combats recommencés

pour mille retours en poussières…

et là, le mur s’est effondré !

 

Ainsi avance notre bloc,

noire la rage et le fruit rouge,

de front contre les coups de barre,

et les gaz qui brûlent les yeux,

allant debout face à la haine

et au mépris des pauvres gens.

****

Extrait de

Lo Dîvân de ma Sobeirana,

(Ed. Tròba Vox, 2019)

Color de femna

Version occitane lue par Franc Bardou

Version française lue par Svante Svahnström

 

25

 

Aux collines vêtues de brume

Où l’aube est venue s’appuyer,

Le jour naissant, toujours égal,

Délivrait son parfum de pluie.

 

Mais lorsque je passe au chemin

Traversé d’oiseaux, de renards

Qui saluent dans un même éclair,

Tous ne me parlent que de toi.

 

Même le soleil qui s’efforce

De percer le si lourd manteau

De solitude, me demande

De conter nouvelles de toi.

 

La lune tardive, qui épure

Le faîte des chênes d’argent

Humide et subtil de ses larmes,

S'inquiète d’être là sans toi.

 

Dans la fraiche rosée des herbes,

Les fleurs de l’été vont tremblantes,

A l’idée de ne point savoir

Ce que demain aura de toi.

 

Et moi, qui ne suis que leurs yeux,

Me fais-je miroir de détresse

Et de leur espérance nue,

Absent dans l’absence de toi.

 

 

25

 

Per las sèrras neblavestidas

Que l’alba s’i ven apiejar,

Lo jorn que nais, torna per sempre

Egal dins son perfum de pluèja.

 

Mas quand ieu passi sul camin

Traversat d’aucèls e de mandras

Que saludan d’un meteis lieuç,

Totes parlan sonque de tu.

 

Lo quite solelh que s’assaja

A traucar lo mantèl pesuc

De la solitud, me demanda

De li contar nòvas de tu.

 

La luna tardièra, que monda

Lo som dels casses amb l’argent

Banhat e fin de sas lagremas,

S’inquièta d’anar sense tu.

 

Dins lo rosal fresc de las èrbas,

Las flors de l’estiu trementisson

A l’idèa de non saber

Çò que deman tendrà de tu.

 

E ieu, que non soi que sos uèlhs,

Me fau miralh de sa destresa

E de son esperança nuda,

Absent dins l’abséncia de tu.

****

Extrait de

Lo Dîvân de ma Sobeirana,

(Ed. Tròba Vox, 2019)

La Ròsa dels Vents,

 

IX - Solèdre

Version occitane lue par Franc Bardou

Version française lue par Christian Saint-Paul

 

 

6

 

Consolament

 

Dosta-me l’aura mai liura

Qu’a pas mai nom ni memòria,

Que limpa, de sempre en sempre,

Entre pertot e enlòc,

Sense estaca ni maratge,

Que totes entendon córrer,

Que degun non sap ont va.

 

Dosta-me l’aura mai suava

Per alisar la mar fonsa

Qu’a el se dona per sempre,

Per se saber saborar

Sas prigondors mai lusentas,

Preciosas qu’intemporalas.

 

6

 

Consolation

 

Verse-moi le vent si libre

Qui n’a ni nom ni mémoire,

Qui glisse depuis toujours

Entre partout et nulle part,

Sans attache ni rivages,

Que tous entendent courir

Sans jamais savoir où il va.

 

Verse-moi le vent si suave,

Pour caresser l’eau profonde

Auquel pour toujours elle s’offre,

A en savoir sa saveur,

Ses brillantes profondeurs,

Précieuses, intemporelles.

****

Extrait de

Cronicas demiurgicas,

(Ed. Tròba Vox, 2020)

Memorial poetic de Tèrrafòrt - 2020

Volume 1

Version occitane lue par Franc Bardòu

 

per Manuel Sanz Almudévar-Puyuelo

in memoriam

 

« Vientos del pueblo me llevan,

vientos del pueblo me arrastran,

me esparcen el corazón

y me aventan la garganta. »

 

Miguel Hernández Gilabert (1910-1942)

in Vientos del pueblo

 

21

 

Cant del riu òrb per las gargantas,

jos de camins descaminats

que serpejan cap a de cimas

blancas de dòl e de dolor.

 

Cant dels òmes despatriats,

de las femnas al luènh caçadas,

per las armas e las orrors

d’unas armadas de tenèbras.

 

Cant de las nèus e de las glaças,

dels abisses al cèl obèrts,

cant de la páur e de las ànsias,

de las mans e dels pès gelats.

 

Cant de Venasca o de Cerdanha,

fugissent mòrts, fugissent viòls,

per tombar braces alandats

dins las gàbias e la vergonha.

 

Cant de l’onor despoderat,

s’es retirada la grandor

dins un mantèl d’exili sorn,

mantèl traucat, mantèl de pelha.

 

Es un cant d’asempre, país

que te creses liure e que lèu

tombaràs esclaus coma aqueles

qu’engàbias ara de mesprètz.

 

Cant negre de sebeliment,

mòrta es tota democracia

jos las bòtas dels fòls armats

o dels mercats que fan las leis.

 

Extrait de

Cronicas demiurgicas,

(Ed. Tròba Vox, 2020)

Memorial poetic de Tèrrafòrt - 2020

Volume 2

Version française lue par Francis Pornon

 

à Manuel Sanz Almudévar-Puyuelo

in memoriam

 

« Vientos del pueblo me llevan,

vientos del pueblo me arrastran,

me esparcen el corazón

y me aventan la garganta. »

 

Miguel Hernández Gilabert (1910-1942)

in Vientos del pueblo

 

21

 

Chant du torrent au fond des gorges,

au pied de chemins égarés

qui serpentent loin vers des cimes

blanches de deuil et de douleur.

 

Chant des hommes qui s’expatrient,

et des femmes chassées au loin,

par les armes et les horreurs

de la grande armée des ténèbres.

 

Chant des neiges et des glaciers,

des abîmes ouverts au ciel,

chant de la peur et des angoisses,

des doigts et des orteils gelés.

 

Chant de Bénasque ou de Cerdagne,

fuyant la mort, fuyant les viols,

pour tomber les bras grands ouverts

dans les cages de notre honte.

 

Chant d’honneur de gens démunies,

elle s’est retirée, la grandeur

dans un manteau d’exil sordide,

manteau troué, manteau de hardes.

 

C’est le chant de ton deuil, pays,

toi qui te crois libre et bientôt

tomberas esclave, tel ceux

que tu enfermes dans ton mépris.

 

Chant sinistre d’enterrement,

morte est toute démocratie

sous les bottes des fous armés

ou des marchés qui font la loi.

****

Manuel Sanz Almudévar-Puyuelo :

Milicien républicain aragonais entre 1936 et 1939, (26ème division, colonne Durruti, défendant la République contre la dictature franquiste, pour la CNT). Né à Abiego en 1917, il fit la Retirada par la Cerdagne. Un temps prisonnier politique à la forteresse de Mont Louis, il fut transféré au camp de concentration du Vernet d’où heureusement il parvint à s’évader, pour se retrouver dans la Résistance, en Médoc, à la Pointe de Grave. Les staliniens essayèrent de le supprimer, même après la « Libération ». Il lutta toute sa vie contre toutes les dictatures, en anarchiste loyal. Il est mort en Occitanie en 1998.

« Les vents du peuple me portent, / les vents du peuple m’entraînent, / ils sèment mon cœur / et propagent ma voix. »

****

 

 

 

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Frédéric Jacques TEMPLE dans les pas de Jules Verne

Pour le premier numéro de l’année 2021, le n° 68 de

Nouveaux Délits Revue de poésie vive,

( le n° 7 € + 2 € de port, abonnement 32 € à adresser à Association Nouveaux Délits, Létou - 46330 Saint Cirq-Lapopie) Cathy Garcia Canalès signe comme à l’accoutumé un bel éditorial nous invitant à faire litière de toutes nos mauvaises circonstances et de résister par notre incommensurable force d’amour « parce que nous sommes des êtres fondamentalement libres, potentiellement capables d’aimer avec une force qui pulvérise toute peur, toute sclérose ; la force de l’eau que rien n’arrête, et qui même retenue par de monumentaux barrages, fomente en secret son évasion par le ciel. »

Je lis ce stimulant éditorial dans l’émission « Confinement n° 33 » du site lespoetes.site qui a été diffusée sur les ondes de Radio Occitania.

Cathy Garcia Canalès, artiste accomplie est également la plasticienne qui illustre ce n° 68 au sommaire riche d’auteurs à connaître.

Parmi ceux-ci, et acquiesçant aux vœux que m’avait adressés l’intrépide revuiste souhaitant « que notre force et notre joie intérieure brûlent sans faille », je lis dans cette émission, les poèmes de Pierre Thiollière avec lequel j’ai perçu quelques expériences partagées, celle d’une même génération qui a connu la vie dans une ferme dans les années cinquante, qui aime les poèmes de Gil de Biedma, qui vit sa retraite dans l’Aude dans ces paysages qui marquèrent mon enfance.

La ferme

Aux lisières du ciel, l’arôme des sapins.

Lorsque l’automne vient nous y allons parfois,

les vaches sous le joug, le char, mon père et moi,

avec pour tout repas des pommes et du pain.

Nous chargeons les écorces rousses pour le feu

prélevées sur les longs cadavres dans le bois

tandis que dans le vent l’arbre vivant s’émeut.

 

Dans l’orbe forestier qui limite le monde

s’étalent les prairies sur les collines rondes,

vivantes et fleuries lorsque rit le printemps,

odorantes de foin lorsque brûle le temps.

La rivière murmure au milieu des ormeaux,

mordille pour jouer les mollets des enfants

qui s’enfuient poursuivis par les dents bleues de l’eau,

tannés de soleil d’août sous le grand ciel béant.

 

Il est un vaste champ derrière la maison

où s’égare l’enfant parmi les hautes tiges,

où le topinambour se charge du prestige

d’une jungle touffue propice à l’aventure ;

et dans ce même champ, lorsque la terre est nue,

mon père va semant dans les sillons bien mûrs,

quand les promesses d’eau se gonflent dans les nues,

le seigle récolté dans une autre saison.

 

Au-delà de la cour où caquettent les poules

le jardin a fleuri sous les mains de ma mère :

capucines, soucis et les pois de senteur

protégés des chevreaux balancent leurs couleurs

entre les scarabées qui rampent sur la terre

et le ciel étonné où les nuages roulent.

 

Le prunier tout en haut et l’osier tout en bas

et le long du grand pré la barrière des houx

veillent sur les carrés où s’alignent les choux,

les bettes, les poireaux, les pois, les haricots,

sans honte redressés sur le fumier fertile,

se croyant éternels et qui ne sont qu’utiles,

promis à l’agonie sous le tranchant du couteau,

victimes entassées au fond d’un grand cabas.

 

Les vaches dans l’étable, à la chaîne dociles,

guettent placidement la trappe d’où le foin

tombe parfois d’un ciel forgé par les humains

et pour les remercier tendent leurs pis gonflés

d’herbe ancienne et de lait à la caresse habile,

à la capture avide et ferme de leurs mains.

 

C’est dans cet univers que l’enfant a grandi,

confiant au grand chien noir ses peines, ses envies,

et quand chante le coq, dressé sur ses ergots,

l’enfant, à pleins poumons, répond : « Cocorico ! »

 

****

Michel Ferrer qui comme Claude Sicre, s’est donné le bonheur de vivre dans la cité médiévale de Saint-Antonin Noble-Val dans ce département où je fus si heureux : le Tarn-et-Garonne, m’a adressé avec ses vœux de bonne année au soleil, ses poèmes « L’Ombre » réunis en une sémillante plaquette, collection Beffroi 2020, aux magnifiques couvertures où l’ombre revêt des éclats de lumières psychédéliques grâce à l’art savant de Bernard Capdeville.

« L’ombre est aux mauvais jours / ce que le soleil est au beau temps » lit-on en exergue du recueil illustré de photos en noir et blanc de silhouettes d’ombres de personnages dont celle de l’auteur lui-même.

Michel Ferrer contemple son ombre et salue l’ombre, universelle, qui accompagne toute vie et nous rejoint certainement au-delà.

Une plaquette à lire d’un trait comme je le fis pour les auditeurs de l’émission « Confinement n° 33 » (à commander chez l’auteur : ferrer82140@gmail.com).

 

[...]

Tu redoutes les rayons lumineux

tu remplis les ruelles

tu combles les greniers

et les galetas

tu es de l’aurore

comme tu es du soir

et du crépuscule

tu annonces la nuit

tu es pour le dessin

un trait ou une couleur

tu es cette personne qui survit après sa mort

tu es le maquillage des paupières

 

Tu peux être une apparence fragile et vaine

tu peux être claire ou sombre

tu peux être bleue pour le poète

tu peux être projetée par la bougie

tu peux être celle d’un doute

tu peux être un effet au théâtre

tu peux être chinoise

tu peux être de quelqu’un

tu peux être droite ou renversée

tu peux danser ou dormir

tu peux être avec le corps

celle d’amis inséparables

tu peux être absolue

tu peux être longue ou courte

tu peux être terre pour le peintre

tu peux être au tableau

tu peux être portée

tu peux être une silhouette

tu peux être une apparence

tu peux être méridienne aussi

 

Alors que tu es fantôme

on peut vivre en toi

dans la fraîcheur

ou sous le couvert

 

Tu es de ce monde

tu es de toute vie

tu peux passer

discrète

quand certains vivent dans tes pas

fidèles

 

Tu donnes aux choses une forme imprécise

on peut avoir peur de toi

on peut pour toi laisser la proie

 

Quelque part

tu as ton royaume

et j’y viendrai

et tu m’accueilleras

puis pèseras sur moi

 

La Mort alors m’embrassera

 

****

Sur le sentiment d’impuissance de son inéluctable fin

Frédéric Jacques Temple ne pouvait opposer que la révolte :

 

Révolte

 

La mort, seule immortelle,

je sais qu’un jour elle m’emportera.

Je m’insurge,

maudis le fatal rendez-vous,

insulte l’ignoble bête noire,

mais ne perds de la vie

la moindre goutte de son miel.

 

La mort l’a emporté un jour de chaleur d’août 2020.

 

Nous avions oublié son âge.

Les éditions Bruno Doucey s’apprêtaient à faire paraître

« Par le sextant du soleil ». Bruno lui-même en rédigea la préface.

 

J’aurais dû me douter.

Mais depuis toujours, il était là.

A Rodez, sa silhouette, son regard de marin habitué à voir au-delà, il fut de toutes les rencontres.

Un pilier des poètes du Sud.

 

Après la disparition de Jean Joubert, de Gil Jouanard, de Pierre Torreilles, de Max Rouquette, les grandes voix du Languedoc s’incarnaient dans les deux voyageurs qui avaient fait l’expérience de l’Amérique, Frédéric Jacques Temple et son cadet James Sacré.

 

L’œuvre impressionnante de F.J. Temple est à lire sur une myriade de publications. Un grand nombre de livres d’artiste illumine cette myriade où se succèdent des récits, des romans, des essais, des préfaces, des articles, des traductions, de la correspondance et des entretiens.

 

L’œuvre d’une vie ou plus exactement une vie à l’œuvre.

 

Car F.J. Temple n’a jamais séparé sa vie et son œuvre.

 

Ce journaliste, grand homme de radio et de télévision, cinéaste, était viscéralement ancré à la vie réelle.

 

Engagé volontaire dans la guerre, il a combattu dans les sables d’Afrique du Nord, à Monte Cassino, en Allemagne. C’est un homme d’expériences qui écrit à partir d’un vécu intense.

Ecrire sur l’écriture comme s’y sont complus ses contemporains (essentiellement parisiens et universitaires) n’a aucun sens pour celui qui a connu et surmonté les terreurs du combat à la guerre, qui a déchiffré des lieux

du monde entier, voyageur radiographiant l’espace et le temps pour en restituer l’ossature dans le poème.

 

J’ai le souvenir de son regard d’une acuité perçante mais terriblement bienveillant, de sa barbe de vieux loup de mer.

Je fus appelé une année au Salon du Livre de Figeac pour remplacer au pied levé Gilles Lades, subitement indisponible, pour animer un colloque. Il était là, rassurant, protecteur involontaire.

 

L’icône du Sud est partie raconter sa vie démesurée aux esprits des ancêtres, les occitans, les indiens d’Amérique et d’ailleurs, les frères d’armes et ses vieux amis Cendrars, Delteil, Durrell, Miller, Jean Le Mauve et ses innombrables amis que ce collectionneur avait pêchés dans le filet infatigable de ses périples.

 

Il nous appartient aujourd’hui de lire et de relire Frédéric Jacques Temple.

 

C’est un poète majeur des XX° et XXI° siècles.

 

Certes, son œuvre est bien dispersée dans de nombreuses publications, quelque fois inaccessibles au commun, tels ses livres d’artiste. Mais c’est le devoir des éditeurs de rassembler et de nous donner à lire la prose et les poèmes de ce géant de l’écriture.

 

La posture de Frédéric Jacques Temple peut apparaître comme le chef de file des poètes du Sud de l’immédiate génération qui lui a succédé.

 

C’est un poète occitan de langue française, tel que se revendiquait Jean Malrieu, comme le sont le sont la plupart des poètes qui vivent en Occitanie (l’historique qui va au-delà de la région administrative) les Cosem, Lacouchie, Pey, Lades, Le Penven, Maubé, Vernet, Pornon, Cathalo, Prat, Saint-Jean, Bernadou, Heurtebise, Pichet, Ferrer etc. et dans le prolongement, les poètes du Sud tels Ettori, Aribaud, Tartayre, Ruiz, Eckhard-Elial, Ech Ardour, Saint-Julia poursuivant la voie tracée par Nelli, Puel, Jean Max Tixier, Baglin et d’autres.

 

Les éditions Gallimard ont commencé ce travail de regroupement avec la publication de « La Chasse infinie et autres poèmes » (Poésie/Gallimard cat. 3, 368 pages, 9,50 €) magistrale édition de

Claude Leroy, ami de l’auteur, qui signe une introduction exceptionnelle de pédagogie.

 

Les éditions Bruno Doucey, elles, ont l’honneur de publier après « Phares, balises et feux brefs suivi de Périples » et « Dans l’erre des vents »,

« Par le sextant du soleil » ( collection Soleil noir, 104 pages, 14 €) dernier ouvrage de Frédéric Jacques Temple.

 

Deux livres à lire sans tarder !

****

Extrait de « Par le sextant du soleil » :

 

Voilà plus de neuf décennies,

dans ma bonne barque de vie

toute voilure déployée,

je tiens la barre

avec le soleil pour sextant,

à travers calmes et tourmentes,

pour la course sans relâches

des blancs cachalots du destin.

 

****

Extraits de « La Chasse infinie et autres poèmes »

 

RINÇURES POUR A.R.

 

à Alain Borer

 

Une rivière verte lente basse et jaune

où le frêle bateau défait de ses amarres

ivre de liberté se crut sur l’Amazone

telle est la Meuse. Et celle ville grise autour

n’a pas de port. Et cette âme n’a pas de havre

à Charleville. Elle s’est posée sur la mer.

 

 

à Christian Hubin

 

Nous sommes allés voir quoi

sous la pluie au cimetière

de Charleville chercher qui

sous la dalle n’a plus son or ?

Dites, qu’ont-ils fait de la jambe

fourbue noircie par les déserts ?

 

 

 

LA FLEUR INVERSE

 

à Roland Pécout

 

J’erre sans fin avec Max Rouquette

dans les décombres du château

où la ronce a l’odeur funèbre

du lys de France

fleur adverse

dont l’ombre s’étale souveraine

sur la tombe de Rimbaut d’Aurenga

à qui je parle

une langue adverse

 

DE MON VILLAGE (EXTRAITS)

 

Bouses

 

De larges flaques de soleil

odorantes, flavescentes,

étoilaient les chemins

quand passait vers la rivière

la procession des bœufs

harcelés de mouche

 

 

Calvaires

 

A tous les carrefours

ils se dressent

ciselés par des inconnus

qui ne se disaient pas artistes.

Les suppliciés aux visages naïfs

figés dans les douleurs extrêmes

marquent l’arrêt pour diriger

Dieu seul sait où

le voyageur

****

 

 

Statue-menhir

 

Un jour dans les broussailles

millénaires,

fouinant pour placer des collets,

j’ai découvert la pierre droite

sur laquelle j’ai reconnu

le relief de mon propre visage.

 

 

Dolmen

 

Sa porte d’ombre

ouverte aux quatre vents

ne garde plus ses énigmes,

mais son mystère

l’épreuve du temps

demeure.

 

 

Murets

 

Des hommes

réduits en poussière

ont porté une à une

ces pierres sèches

blanchies au grand soleil

des siècles,

pour monter ces murets

gardiens de la mémoire

 

PISTOL DOWN

 

à Marcel Cornillon

guerrier paisible

 

Sur ton harmonica

tu chantais Pistol down,

Pistol down,

l’âme glauque du Volturno,

les oliviers de Venafro,

Pistol down let that pistol down,

un pistolet contre la cuisse,

tu chantais les oiseaux muets de l’hiver,

le bivouac de Venafro,

le sang noir

des rochers de l’Inferno.

 

Ô sédiments de mémoire,

tous les parfums de l’Arabie

n’effaceront jamais...

 

Maintenant

silence.

 

Acquafondata, janvier 1944

****

 

REQUIEM

In memoriam Jean-Max Tixier

Qu’ils reposent en paix

ceux qui longtemps

ont effeuillé l’arbre des jours.

Qu’ils reposent

dans le clair-obscur

de nos mémoires

de nos sommeils

de nos colères.

Nous savons qu’ils vivent encore

sur les ailes du vent d’autan

dans le parfum de l’iode

et la force du sel.

Gloire au chant quotidien

de leurs voix en sourdine

compagnons de nos pas

au milieu des chemins

du sud.

 

MELODIE

Un chant lointain

à l’heure aveugle du sommeil

berce un triste sourire

qui monte

au terme de mes rêves.

 

Une main me serre la gorge

et les morts

ont le même visage.

 

Ô mes amis perdus

illuminés de lune

n’avez-vous pas gardé

le miel au coin des yeux ?

 

Je voudrais ne plus entendre

la mélodie

qui n’a pas de nom

ni de lieu

hors de mon enfance.

 

Le souvenir

est une mort ancienne.

 

Forêt-Noire,18 mai 1945

 

A L’OMBRE DU FIGUIER

à Brigitte

Midi foisonnant

rendez-vous des guêpes acerbes.

 

Pendule solaire

un fil de mercure

balance

une araignée d’or.

 

Dans l’extrême feuillage

traversent des rolliers

bleus et roses.

 

A l’ombre du figuier,

la table, un livre ouvert

pipe, carafe, sécateur,

le ballet sonore des mouches

autour des tomates flétries.

 

La margelle flamboie,

royaume des lézards

dilatés, l’œil mi-clos,

en prière,

buvant aux flaques du soleil.

 

Le vent de mer dépose

le sel amer des algues :

pruine sur les vertes mains

où s’engluent les phalènes

dans une moiteur de semence

et de chair éclose.

 

Ô femmes invisibles,

l’aigre senteur de vos aisselles

suinte de l’ombre liquide

où glisse, ondulant,

une pieuvre de lumière.

Ô femmes, me regardent

vos seins, œils-fleurs,

fleurs et fruits.

 

Arbre nourricier

aux courbes indolentes,

tendres et femelles,

à la pointe de tes seins

tremble

une goutte de lait

somnolente.

 

Je flatte la grise opacité

du tronc, jambes noueuses

du figuier-éléphant

aux oreilles nombreuses,

lentes, sages, dans le vent

crépusculaire.

 

A l’ombre d’un figuier

dormit Boudha

et s’éveilla,

dit-on.

Figuiers sans figues,

jour sans lumière,

mer sans poissons :

haute malédiction

pour alerter les cœurs

à jamais.

 

A l’ombre d’un figuier

ruminal, mammifère,

une louve allaita

les jumeaux de l’Empire.

 

Déjà le clair signal

du petit-duc

le chot banut

prélude à la nuitée

comme un soupir

sous le chemin lacté.

 

(Pour des gouaches d’Alain Clément)

 

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Paul VALET

 

« Quoi que nous tentions, nous ne sortons jamais des mots » constatait Michel Del Castillo dans « Le crime des pères » (Seuil 1993, p 14).

 

La généralisation du Smartphone utilisé aussi pour la photographie ou la vidéo vision, la fringale narcissique d’exposer son image à tout va, le raz-de-marée des réseaux sociaux et de You tube, cette fuite des mots pesés, consentis qui sont notre continuelle naissance puisqu’ils nous créent, n’y changeront rien.

Bien sûr, l’image règne en maîtresse de tout. Mais elle est tellement arrangée qu’elle ne reflète plus le réel.

 

Ceux qui ont voulu sortir des mots avancent dans le bruit, dans le fracas.

Les poètes échappent à cette fatalité.

 

La production poétique, loin du tapage publicitaire, nourrit confortablement nos besoins spirituels.

 

Il faut saluer le travail des éditeurs - souvent fort heureusement aidés par le CNL - qui ont l’audace d’investir dans ces artistes ignorés que sont les poètes.

 

Et parmi eux, les éditions erès avec sa collection PO&PSY dirigée par Pascale Jannot et Danièle Faugeras, elle -même poète.

 

Avec une régularité remarquable, ces éditions nous offrent la possibilité de connaître des poètes du monde entier, choisis principalement parmi ceux qui pratiquent les poèmes brefs, dans une très belle présentation à petit format et sous jaquette, accompagnée de reproductions originales d’œuvres d’art. Le tout pour 12 €.

 

Dans l’émission « Confinement n° 30 » qui a été diffusée par Radio Occitania j’invite les auditeurs à en lire trois :

 

1 ) Apirana TAYLOR, « Pepetuna »

Textes choisis et traduits de l’anglais et du maori par Manuel VAN THIENEN et Sonia PROTTI. Peinture de Germain ROESZ.

L’auteur né en 1955 à Wellington (Nouvelle-Zélande) est un écrivain maori et européen. Poète, scénariste, romancier, nouvelliste, conteur, acteur, peintre et musicien. Il voyage sur le territoire néo-zélandais et au-delà (Inde, Europe, Colombie...) en qualité de poète et de conteur.

 

Lecture dans l’émission d’extraits de Pepetuna

 

respirer entraine la danse

 

ces montagnes rangatira sont en toi

la douce brise qui peigne tes cheveux

le souffle de tes ancêtres

la rivière qui coule comme une eau de lumière

le mauri qui monte de l’intérieur

« tihei tihei tihei mauri ora ! »

*

écoute

les voix

des poètes

sont écrites

sur le vent

*

2 ) Lucian BLAGA « La lumière d'hier »

Anthologie composée et traduite par Andrea-Maria Lemnaru-Carrez

Illustrée par les pastels de Sophie Curtil

Lucian Blaga (1895-1961) est un poète et philosophe roumain majeur, qui accorde une place fondamentale à l'enracinement et à la transcendance mythologique.

Écrivant dans une langue archaïque, proche des incantations et des conjurations populaires de la tradition orale, ce poète attaché à sa Transylvanie natale connaît intimement l'esprit chtonien des campagnes. Dans ses vers, le chemin silencieux des pierres côtoie l'absence cruelle d'un dieu voilé. Pour Blaga, le taureau, « lumière née de la lumière », qui accueille chaque matin le soleil entre ses cornes, est le « Dieu véritable ». Mort et renaissance se succèdent : les cercueils « laissent s’envoler vers le ciel d’innombrables alouettes » et « les bourgeons et l'herbe » poussent aussi vite « que les ongles et les cheveux des morts ». L'être marche aux côtés du non-être.

Entre expressionnisme et néoromantisme, l'œuvre poétique de Lucian Blaga exprime une mystique de la terre qui se dit en mots de l'esprit.

Lucian Blaga entre dans la carrière diplomatique en 1926. Il est successivement en poste à Varsovie, Prague, Vienne (1932), Berne et Lisbonne (1938). Élu à l’Académie roumaine en 1937, puis professeur à l’université de Cluj en 1940, il fut un temps proche du courant existentialiste et anti-rationaliste de « Gândirea » (« La Pensée ») – qui fondait la « roumanité » dans le vécu orthodoxe – mais a fini par s'en éloigner. Au lendemain de la guerre, le régime communiste le réduit à l'isolement (en allant jusqu'à s'opposer à ce qu'il puisse concourir pour le prix Nobel). Il ne lui reste plus alors que son lyrisme pour chanter en poète ce que lui inspire « l'étoile la plus triste ».

Lecture dans l’émission d’extraits.

 

L’esprit du village

Chère enfant, pose tes mains sur mes genoux.

Moi je crois que l’éternité est née au village.

Ici toute pensée est plus lente

et le cœur bat plus doucement,

comme s’il ne battait pas dans la poitrine

mais quelque part dans les profondeurs de la terre ;

Ici guérit la soif de salut

et si tes pieds saignent

tu peux t’asseoir sur une motte d’argile ;

regarde, c’est le soir.

L’esprit du village flotte près de nous,

comme un timide parfum d’herbe fauchée,

comme le ruisseau de fumée d’un toit de chaume,

comme un jeu de chevreaux sur les tombes.

 

 

Lumière née de la lumière *

Dans le matin se tient le taureau libre de joug.

Il règne sur un champ. Brille comme une châtaigne

fraîchement grillée.

Entre ses cornes le soleil vient au village.

Près de l'eau tranquille il se tient dans la puissance de l'aube,

immobile. Noble et beau.

Il est comme Jésus Christ :

Lumière née de la lumière, Dieu véritable.

 

* Lumière née de la lumière : formule du credo chrétien que Blaga reprend ici pour l'appliquer au taureau vénérée dans les cultes antiques

*

3 ) Rutger KOPLAND « Cette vue »

Traduit du néerlandais par Jan Mysjkin et Pierre Gallissaires. Dessins (au pinceau à l'aquarelle graphite) de Jean-Pierre Dupont

Rutger Kopland est le nom de plume de Rutger Hendrik van den Hoofdakker (1934-2012), qui fut professeur en psychiatrie biologique à l’université de Groningen, aux Pays-Bas. Il est l’auteur d’une œuvre poétique importante, qui a donné lieu à deux choix de poèmes en version française : Songer à partir (1986) et Souvenirs de l’inconnu (1998).

« Le poète ne cherche pas à exprimer quelque chose qui semble déjà être là, tout prêt, dans sa tête. Il cherche au contraire à écrire quelque chose qu’il n’a jamais lu auparavant. Au moment où le poète pense : « maintenant que je lis ceci, je lis autre chose que ce que je voulais dire un jour », c’est à ce moment précis que le poème est terminé. Il reconnaît une partie inconnue de lui-même. Et quand on lui demande de quoi il s’agit dans le poème, il répond : « je ne sais pas, seul le poème est capable de le dévoiler ». « La parole dans ma poésie n’est donc pas au poète mais aux poèmes. » (Rutger Kopland)

 

Les quatre poèmes présentés dans cette publication PO&PSY, sont tirés du volume « Dit uitzicht » (Cette vue).

 

Extraits de « Cette vue »:

 

Dans les montagnes

 

Elle est là, jusqu’aux larmes presque émue,

un moment, quand tes yeux suivent une trace,

descendent le long d’une colline,

descendent et arrivent

dans un hameau,

désert.

 

Cette immobilité.

 

II

 

Déjà si loin que tu ne sais plus

si les pierres contre les montagnes sont encore

des moutons, une avalanche

lentement roulant vers le haut

ou déjà des pierres,

 

que tu ne sais pas ce qui reste.

 

III

 

Si tu vois ce qui reste, tu suis

un oiseau, comment il plane, un moment

voltige, tombe, bat des ailes,

retrouve le vent et

monte, monte,

 

même pas le point dans l’air

par lequel il a disparu.

 

IV

 

La pensée d’une fin parfaitement

ouverte, qu’une chose s’arrête

avant même de finir,

disparaisse avant d’être

partie, repose avant

de reposer,

 

elle y est.

*

Sont signalés également dans cette émission :

De Etienne Ruhaud

« La poésie contemporaine en bibliothèque pour la diffusion d'un genre oublié »

aux éditions L’Harmattan 100 p, 12 € livre papier

Etienne Ruhaud est né en 1980, titulaire d'un DUT "Métiers du Livre" et d'un master de Lettres, Etienne Ruhaud a publié un recueil poétique (Petites fables, éditions Rafael de Surtis, 2009). Il collabore régulièrement aux revues Diérèse et Empreintes et tient un blog : http://etienneruhaud.hautetfort.com/.

 

Forme littéraire capitale, la poésie est pourtant peu lue aujourd'hui ; elle est même marginalisée dans les lieux de diffusion comme l'école ou les médias. L'auteur souhaite redonner sa place au genre poétique en se posant la question de sa diffusion. L'ouvrage n'offre pas une réflexion sur la poésie contemporaine mais une sélection de revues, sites Internet, manifestations et les innovations des passionnés.

Longtemps considérée comme une des formes littéraires les plus nobles, la poésie, et en particulier la poésie actuelle, reste aujourd'hui marginalisée, quasiment absente de l'univers médiatique, de l'école, des grandes librairies. Peu présent également en bibliothèque, le genre y trouve pourtant toute sa place. Courte et riche, l'écriture poétique offre effectivement au lecteur des possibilités d'étonnement, de réflexion et d'évasion.

Ceci posé, comment diffuser la poésie contemporaine ? Ce bref essai n'a pas pour vocation de livrer des solutions toutes faites, de définir une sorte de méthode-type. Le traitement de la poésie reste extrêmement différent d'un établissement à l'autre. Il convient d'en tirer des enseignements, puis de débroussailler autant que possible l'épais maquis d'une production à la fois abondante et diverse, en sélectionnant quelques revues et sites Internet de référence, quelques manifestations ponctuelles et lieux permanents.

Il convient également de dépasser la seule question de l'acquisition : faire vivre la poésie, c'est aussi l'animer, la sortir des rayons, bref, la partager. A ce titre, le vaste champ poétique se prête à de multiples innovations et partenariats.

 

Etienne Ruhaud qui nous avait régalé avec « Animaux »,(« Confinement n° 27 et n° 28 ») poèmes en prose parus aux éditions unicité 12 € , par la perfection singulière de l’écriture, est l’auteur aux mêmes éditions d’un roman « Disparaître » 13 €.

C’est heureux que ce soit un poète qui ait rédigé cette riche étude précieuse pour les professionnels des bibliothèques - dont on ne dira jamais assez de bien - et pour les poètes eux-mêmes, souvent ignorants des possibilités pratiques autour de la poésie.

****

Le poète romancier, revuiste Jean-Michel Bongiraud revient dans cette émission avec une nouvelle publication. Après « Chemins communaux » aux éditions Prem’edit, il publie des nouvelles (genre réfractaire au marché) :

« Elise et autres nouvelles » aux éditions Le Lys bleu, 120 p, 12,80 €.

 

Beaucoup de poètes, à l’image de Michel Baglin, excellent dans les nouvelles. C’est le cas sans surprise de J.M. Bongiraud.

Les nouvelles ne se racontent pas, elles se lisent mais je peux vous assurer un moment privilégié accaparé par ces courtes histoires tissées de l’humanité en éveil de l’auteur.

 

Enfin, pour parfaire l’émission que j’avais consacrée au poète américain

George Oppen, je précise qu’aujourd’hui l’ensemble de l’œuvre poétique de ce géant de la poésie U.S. est accessible en français grâce au travail incessant de traduction du poète Yves Di Manno qui a permis la parution aux éditions José Corti Série Américaine, 160 p, 18,00 € des « Poèmes retrouvés » qui confirment le génie de G. Oppen promis à une gloire universelle.

 

En effet, la découverte inattendue d’un ensemble de 21 poèmes de George Oppen, datant de la fin des années 20, n’est évidemment pas un mince événement, étant donné le peu de données concrètes dont nous disposons concernant cette période fondatrice de l’œuvre du poète américain.

New Directions a publié en 2017, dans sa collection de « Poetry Pamphlets », une première édition de ces 21 Poems, présentés par David Hobbs. C’est bien sûr ce texte, précise l’éditeur, dont nous proposons la traduction en ouverture du présent volume. Mais, ajoute l’éditeur, nous avons profité de la circonstance pour compléter notre travail antérieur. Puis il s’explique :

 

« Lors de la publication de la Poésie complète de George Oppen en 2011, dans cette même collection, nous avions écarté les deux sections de poèmes épars (Uncollected Poems) ou inédits (Unpublished Poems) que Michael Davidson avait regroupés à la fin de son édition des New Collected Poems. La découverte de cette séquence de jeunesse nous a donné l’opportunité de réunir dans le présent volume l’ensemble de ces poèmes retrouvés. Il nous a paru approprié de leur adjoindre les 26 fragments posthumes, regroupant les notes qu’Oppen avait épinglées dans sa chambre, à la fin de son existence, et que Mary, son épouse, a recueillies après sa mort.

Avec cet ensemble désormais exhaustif, qui vient s’arrimer au navire principal de la Poésie complète, le lecteur français dispose donc de la totalité d’une œuvre poétique qui s’impose avec une évidence croissante à mesure que s’éloigne le siècle dont elle est l’une des émanations les plus poignantes. »

 

« La langue d’Oppen résulte d’une opération de transformation de la lumière crue du monde en vérité » commente Auxeméry, Dans la chambre d'échos, du site Poezibao.

Extraits :

 

LES PHONÈMES

Les poèmes sont trop volontaires

Comme si je devais toujours

Me représenter intérieurement la chose, jongler

Avec ce que j’ai sous la main, à quoi bon toutes ces inventions

Alors que je pense simplement aux rives, aux silhouettes

Des hommes et des animaux

Sur les rives silencieuses.

 

 

LUMIÈRE DU JOUR

 

Le soleil

Incliné

Vers le soir

 

Éclaire le bord d’une table

Et deux chaises

Dans le café.

 

A l’angle de McAllister

et de MacDougall Street

Et nous sommes brusquement heureux.

 

Pas à cause de la chaleur

Mais parce que la source

De ce simple évènement est si vaste.

 

« Beau langage enchanteur, sucre de canne,

Miel de roses – » « la passion rhétorique acharnée »

S’étirant plus fine qu’une flamme.

****

Enfin c’est un poète majeur dans la poésie française qui occupe la place principale de cette émission : Paul VALET.

 

Sa biographie est résumée ainsi :

 

« Paul Valet est né à Moscou en 1905, de mère polonaise et de père ukrainien. Il deviendra pianiste de concert, et en 1924, quand sa famille s’installe en France, renonce à la vie de musicien, fait des études et devient médecin, puis médecin homéopathe, métier qu’il exercera à Vitry-sur-Seine jusqu’en 1970. Maquisard et résistant dès 1941, son père, sa mère et sa sœur finissent à Auschwitz. Il publie en 1948 son premier recueil de poème. Il s’appelle Georges Schwartz, il décide de signer Paul Valet parce qu’il se voulait, dit-il « au service exclusif de la poésie ». Titres de ses recueils : Sans muselière, Poésie mutilée, Poings sur les i, La parole qui me porte, Paroles d’assaut, enfin Soleils d’insoumission. Il meurt le 8 février 1987. »

 

En 2020, deux maisons d’édition qui font référence dans le domaine de la poésie ont pris l’initiative heureuse de publier une partie de l’œuvre qui était devenue introuvable.

 

Ce fut un des premiers poètes que je lus à la nouvelle radio qui venait de nous accueillir Claude Bretin et moi, en 1983 : Radio Occitanie.

 

Paul Valet s’inscrivait dans la continuité des poètes tragiques qui me hantaient alors, particulièrement Francis Giauque, Gérashim Luca, Paul Celan, Roger Milliot et Gérald Neveu.

De ceux-là, il était celui qui s’écartait d’une morbidité étouffante et fatale. J’étais envoûté par l’élégance, l’ironie, la percussion des poèmes.

Plus que tout, ce qui transpirait de ses textes ravageurs, c’était qu’ils résultaient d’une intense expérience vécue, à l’identique des poètes précédemment cités.

 

Ainsi s’éloignait le modèle d’une identité consumériste de la poésie représentée comme la norme. Alors que la norme devrait être au contraire la reconnaissance de l’expérience vécue.

 

De la même manière que toute la vie de Paul Celan est dans ses poèmes, toute la vie du docteur Georges Schwartz, Seguin pour la Résistance, Paul Valet pour la poésie, est dans chacun de ses poèmes.

 

Ce polyglotte né en Pologne qui parlait couramment le Polonais, le Russe, le Français et l’Allemand, étudiant à Moscou, exilé par la Révolution Bolchévique à l’âge de 14 ans, pianiste prodige, choisit comme port d’attache avec son père industriel déchu, la France. Comme le fit d’ailleurs aussi Bruno Durocher, autre poète polonais qui nous a légué une œuvre en Français. Le premier ouvrage de Paul Valet fut également en langue polonaise.

 

Paul Valet a abandonné sa prometteuse carrière de pianiste pour poursuivre des études de médecine. Sa thèse de doctorat qu’il présenta en 1934 sur la « Stérilisation eugénique des anormaux » est révélatrice de l’humanisme militant qui le définit.

Son engagement dans la Résistance armée comme le fit René Char, son rayonnement de chef dans le maquis d’Auvergne, prolonge par un courage exemplaire cette volonté d’humanisme qui l’habitera toute sa vie de médecin généraliste, praticien de l’homéopathie à Vitry sur Seine.

 

Quel repos pouvait-il espérer depuis qu’il savait que son père, sa mère, sa sœur avaient été gazés à Auschwitz ?

 

Il écrit, publie, d’abord chez son ami Guy Lévis Mano, lie des amitiés, en particulier avec Henri Michaux, Maurice Nadeau, Cioran. Il traduit Brodsky, Anna Akhmatova. Il peint. Il a une passion pour la Bretagne.

 

Il écrit.

Dans le silence. Dans la nuit. Dans l’oubli du microcosme poétique.

Il écrit.

Irrépressiblement. Gagne de vitesse dans l’écriture la maladie de Charcot.

Enfin les poètes visitent l’ermite de Vitry. Guy Benoit édite en 1983 « Que pourrais-je vous donner De plus grand que mon gouffre ? »

 

Dans son « Précis de décomposition » Cioran a adoubé la vocation tragique du poète qu’illustre si bien son ami Paul Valet :

« Le poète serait un transfuge odieux du réel si dans sa fuite il n’emportait pas son malheur. A l’encontre du mystique ou du sage, il ne saurait échapper à lui-même, ni s’évader de sa propre hantise : ses extases même sont incurables et signes avant-coureurs de désastres. Inapte à se sauver, pour lui tout est possible, sauf sa vie ».

 

Dans l’émission « Confinement n° 30 » vous pouvez écouter des extraits des deux livres d’œuvres rééditées de Paul Valet :

 

« Que pourrais-je vous donner

De plus grand que mon gouffre ? »

Le Dilettante éd. 174 p, 17 € .

 

« La parole qui me porte et autres poèmes » préface de Sophie Nauleau, nrf Poésie/Gallimard cat. 2.

 

****

Extraits :

 

Je ne suis pas fait pour agir, mais pour contre-agir

--------- Contre-torpilleur

 

Ma poésie n’est pas la vôtre, et votre poésie n’est

pas la mienne. Ecrire, ce n’est pas écrire. Hurler, ce n’est

pas hurler. Avec ma tête couchée sur une feuille innocente,

et les doigts tremblant d’alcool fou-mineur, je demeure un

mutin intégral, nourri de tous les fléaux. Art ancien, art

moderne, art futur, j’en ferai une ratatouille pour les chats sauvages,

------- Car je suis trop puissant pour vos entreprises somptueuses.

D’autres paroxysmes me nourrissent. Ils ne sont pas de votre

cru. J’aime l’art tordu aux embryons de poèmes. Toute votre superbe y sombrera

 

Qu’est-ce le verbe, sinon l’aiguillon enfoncé ?

Qu’est-ce la parole, sinon la contrainte insurgée ?

Qu’est-ce l’amour, sinon la puissance crucifiée ?

****

Toute réussite est nimbée d’un halo de vulgarité

irréprochable.

 

La biographie du poète est un fol amas de linge

sale.

 

Vers le simple ? Rien n’est simple.

 

Tintement sournois.

 

L’Actuel sans visage me regarde sans voir.

 

Cliquetis des lits.

 

Il se leva la nuit, énorme, inabordable. En heurtant

de ses deux mains le vide épais de la salle commune,

et en s’appuyant fermement, il urina sa longue

litanie.

 

Patience ! L’impatience avance !

 

Et j’avoue, et j’avoue tout. J’avoue les ordures

ménagères hors série, les pissenlits, les hosties. Et

j’avoue la terre nue et le ciel renversé, et l’immense horizon, la gadoue rassurante, les casseroles éventrées, les fourneaux perforés, pots de chambre troués, poubelles ébrasées, détritus relevés ; et j’avoue et confesse être complice des épaves révoltées contre les articles, les chapitres et les prescriptions.

Et j’avoue tout, et j’avoue le vertige qui me terrasse, et la folie qui me pousse à fouiller dans le ventre des souillures, des raclures et des immondices. Et j’avoue et confesse être amant de la fange, de l’écume, et de tout ce qui suinte, bave et se consume. Et j’avoue et confesse être complice du pillage poisseux éclairé par la pleine lune de fureur. Et j’avoue et confesse la rouille qui dévore les objets les plus durs et qui trope leur permanence. Et j’avoue et confesse le mâchefer, la poussière, le pétrole, tout ce qui rampe, tout ce qui brûle sur le sol. Et j’avoue et confesse tout ce qui traîne, tout ce qui souffre, tout ce qui sombre, se défait et se décompose. Et j’avoue et confesse toutes les souillures, toutes les pourritures. Et j’avoue et confesse temps anciens, temps modernes, temps futurs, temps magiques, estropiés, pulvérisés, mécanisés, atomisés. Et j’avoue et confesse la lézarde et la brèche, la chute et les éboulements. Et j’avoue et confesse être le primat de la sainte déchéance, perdition et dévastation.

 

Et je suis innocent, innocent, innocent, innocent !

 

 

 

 

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Chantal MAILLARD et Franck VENAILLE, mêmes paroles berbères

 

Pour l’émission « Confinement n° 31 » je reviens sur une voix majeure de la poésie espagnole : Chantal Maillard.

C’est Josiane Gourinchas qui avec la revue Levant nous l’avait fait découvrir. C’est à elle encore que nous devons aussi la révélation de Pedro Heras avec lequel l’amitié fut immédiate et terrible le choc de sa mort quand la maladie nous l’enleva en pleine jeunesse.

Saluons le travail de ces découvreurs passeurs de poésie comme Josiane Gourinchas !

En des circonstances ordinaires j’aurais fait écouter la voix de Chantal Maillard elle-même puisque son livre :

« Hainuwele y otros poemas » (Tusquets editores, 16 €) contient un CD de lecture par l’auteure.

Mais éloigné des studios de la radio pour des raisons impératives sanitaires, je fournis cette émission par simple téléphone depuis mon domicile à mon ami technicien, l’indispensable Claude Bretin qui enregistre ma « conversation » chez lui à Mazères et la transmet à la radio.

Bref, impossible de faire écouter un CD, ce qui est un comble pour une émission de radio !

C’est donc ma voix qui lit la traduction française des poèmes de Chantal Maillard.

Déjà dans une émission diffusée le 1er avril 2010, je lisais un de ses longs poèmes « Ecrire » qui avait paru dans une traduction de l’espagnol en français par Josiane Gourinchas (qui est aussi la traductrice du poète espagnol Pedro Heras), dans le cahier 10 de la revue LEVANT, 14 rue des Arbousiers 34070 Montpellier (25 €).

Poème incantatoire et épique avec, en exergue, cette citation de Emilio Rosales : « Je suis venu implorer compassion pour la douleur de l’homme. »

Chantal Maillard née à Bruxelles en 1951, installée à Malaga en 1963, docteur en philosophie, fut professeur d’esthétique et d’arts à l’université de Malaga jusqu’en 2000. Elle séjourne souvent à Barcelone.

Elle a vécu à Bénarès où elle s’est spécialisée en philosophie et religions indiennes. M.L. Blanco dans « El Pais » la considère comme une des voix poétiques des plus profondes, honnêtes et puissantes du panorama actuel.

Avec « Poemas a mi muerte » dès 1994 elle reçut le Prix Santa Cruz de La Palma, puis en 2004 le Prix National de Poésie, en 2007 le Prix de la Critique d’Andalousie, et le Prix National de la Critique.

Déjà en 1990 avec « Hainuwele » elle avait été récompensée par le Prix Ricardo Molina.

Chantal Maillard dans sa prestigieuse et abondante œuvre de création poétique a toujours revendiqué qu’elle venait de la tradition philosophique. Elle se situe en dehors des modes littéraires et se résume ainsi : 

« Si je dois considérer la valeur de mon écriture dans le champ culturel contemporain, je dirais qu’elle apporte à la poésie des éléments qui ont cessé de lui appartenir ou qui sont peut-être trop négligés : l’observation de soi-même et une expérience validée par de nombreuses années de pratique sur le terrain de la pensée ».

L’intuition passée au crible de l’observation, de la raison est la posture poétique de Chantal Maillard, totalement atypique dans la poésie espagnole.

Ella a plus récemment publié avec Piedad Bonnet : Daniel Voix en duo Voces en duelo en novembre 2020  (ebook (ePub)) en espagnol.

Voix en duo / Deux fils. Un même nom. Une même décision. Un même geste. Deux mères face à un même abîme. Contre le tabou. Pour cette liberté. Pour le courage du suicide. « L’Office » à la fois poétique et funéraire dont ce livre rend compte, fut célébré sur scène à la ville de Málaga, une nuit d’octobre 2018.

 

« Daniel Voix en duo,  expliquent les deux auteures, se conçut comme un hommage à la mémoire de nos fils respectifs et fut mis en scène le 20 octobre 2018 à Málaga au Centre Culturel MVA comme clôture du Festival de Poésie Irréconciliables. Nous remercions l’accueil des responsables du Centre et l’aimable invitation des organisateurs du Festival ; nous remercions Alvaro Escalona pour sa collaboration sonore et nous remercions le public pour sa participation généreuse. »

 

Nous ne pouvons qu’espérer qu’un éditeur publie la traduction française de l’ensemble de l’œuvre de Chantal Maillard si significative dans la poésie de notre siècle.

 

En effet Fils (Hilos) qui a reçu en Espagne le prix national de la Critique et le prix Andalousie de la critique est son premier livre de poésie traduit en français publié en 2016 par l’éditeur Le Cormier traduit de l'espagnol par Pierre-Yves Soucy.

Extraits de l’œuvre de Chantal Maillard :

Par pure passion, j’aime l’amour qui me consume. Par passion : par douleur d’aimer. L’objet, comme toujours, importe peu.

Ne nous trompons pas : la passion n’est pas la voie qui nous mène à l’autre, mais bien un renversement sur soi, le renversement vers soi-même. C’est pourquoi la sagesse est indifférence, l’indifférence équanimité et l’équanimité, calme.

C’est cette raison, et parce que je veux vivre, je décide d’observer calmement la passion qui secoue mon corps et le consume. Parvenir à réaliser ce paradoxe est la tâche principale de mon existence.

(Logique floue)

***

Un homme est écrasé.

En cet instant.

Un homme est écrasé.

Il y a de la chair crevée, il y a des viscères,

des liquides qui s’écoulent du camion et du corps,

machines qui mêlent leurs essences

sur l’asphalte : étrange conjonction

de métal et de tissu, la dureté et son contraire

formant un idéogramme.

Un homme s’est brisé à mi-corps et fait

comme une révérence à la fin du spectacle.

Personne n’a assisté au début du drame et peu importe :

seul compte l’instant présent,

cet instant

et le mur peint à la chaux qui s’écaille,

parsemant la scène de confettis.

 

(Tuer Platon)

****

La mort dont je parle est ma mort.

Elle n’existe en rien

de ce que je vois : la rosée nourrit

les corps qui pourrissent et à l’aurore renaissent

nouveaux, semblables ou différents.

Seul celui qui a un nom meurt.

Mon nom est le masque que je mettrai pour toi

dans la danse.

Quand à la fin ils me l’enlèveront

je serai si nue

que tu ne pourras même pas me nommer.

J’existerai alors dans tout ce que je vois,

je naîtrai de la rosée,

aveugle, identique et différente à chaque aurore.

 

(Hainuwele)

****

Les larmes sont une désobéissance à la loi de l’univers : apparition - des-apparition. Les larmes sont la peine et le prix pour le territoire conquis : je suis une et mon cercle.

Nous détruisons. Nous expulsons l’auteur de l’écrit. Mon cercle et moi nous nous construisons dans un autre cercle : celui du langage.

Chaque langue un cercle. La transgression : le travail de la métaphore. Transgression linguistique, rapide, pénétrante, créatrice. L’apparence saute aux yeux, les yeux hors de leurs cornées. La forme peut devenir musique.

La parole guide à l’intérieur du cercle. De cercle en cercle, qui marche ? Quel aiguillon pénètre les espaces que le feu porte au rouge ?

De cercle en cercle rien, ou peut-être l’aigle. Le langage des cercles requiert d’autres concepts, d’autres paroles transhumantes, paroles berbères, paroles du désert : sans écho, faites de syllabes qui s’effondrent en se prononçant, paroles transfuges ou vedettes, paroles vautours, paroles de charognes qui nettoient les vieux cercles de leurs morts, de leurs assassinats et de leurs assassins. Le langage des cercles requiert le vol. De cercle en cercle il vole. Il vole comme les vautours, avec le bec ensanglanté, avec des lamelles de chair décomposée accrochées aux commissures propageant, de cercle en cercle, le virus : le désir de créer des mondes.

Et les larmes ? Et l’eau ? Pure convulsion de l’air liquéfié par le froid.

*****

 

Franck Venaille ( 1936 - 2018 ) occupe une place prépondérante dans la poésie française du XX° siècle qui déborde largement sur le XXI° siècle.

Son langage poétique obéit à la définition qu’énonce ci-dessus Chantal Maillard. Il a fabriqué son cercle, à grands coups de paroles de vautours, de paroles transhumantes et de paroles berbères, celles des sables de l’Algérie.

Paroles nées de chocs, paroles de lutte conte la désespérance.

 

« Nous devons attacher ensemble / toutes [les] impressions désespérées » préconisait Jim Morrison (« La nuit américaine » Christian Bourgois éd. 2010, p 37).

C’est ce que fit Franck Venaille.

 

Il est de cette génération que l’on mène à vingt ans à la guerre, sans dire son nom, dans les djébels d’Algérie.

A son retour, meurtri mais sauf, il fuira ensuite le soleil, l’exubérance de la clarté et de la joie. L’écriture sera sa résilience. Elle le conduira aux confins des paysages brumeux, là où le soleil est voilé et sans morsure ; il s’attardera à Ostende.

Mais les mots, hachés, revenant en boucle sur les terres de l’obsession, les mots pour vaincre ce que les yeux ont gravé, les mots n’auraient pas suffi.

 

La sensuelle femme Algeria procure la guérison au poète, soldat malgré lui.

 

Et son livre « Algeria » (éditions Melville (éditions Léo Scheer) 2004, 170 pages, 17 €) , renferme tous les mythes de la guerre d’Algérie comme seul, un poète de haute envergure pouvait oser les exhiber.

Mais cette guerre est aussi une guerre contre lui-même. L’a-t-il gagnée ?

 

A la mort de Saddam Hussein mon ami le poète iraquien Salah Al Hamdani avoua dans son livre « Adieu mon tortionnaire » (« Le Temps des cerises » éd.2013, p 126) : « Me voici dépouillé de tout excepté de ma révolte ».

 

La révolte sourde de Franck Venaille a transfiguré la poésie contemporaine.

Avec « Algeria » il a conféré aux soldats jamais nommés de la guerre d’Algérie, valeur d’existence.

Et parmi eux, deux hommes incarnant indéfectiblement l’humanité bienveillante dans le devoir : Hélios Costa et feu Robert Vergé auxquels j’ai dédié la lecture des poèmes de Franck Venaille.

 

Extraits :

A genoux, soumise, le front les mains contre le parquet, Algeria attend. Algeria est belle. Algeria est douce. Algeria c’est la tendresse. Parler d’elle c’est s’arracher de l’incurable. A quatre pattes, les fesses offertes, Algeria dans la nuit attend. Elle secoue ses cheveux : c’est une sainte ! Elle penche la tête : c’est aussi, la putain. Non. Autre chose. Une autre qualité de vice. Ce qu’il aime en elle ne se raconte. Pas. Nue Algeria s’offre et son silence est exigence. Défilent alors des paysages : grandes et mouvantes plaines où court un enfant, tragique et noire église de la confession, bleu estaminet. Lui, crie : la mer ! La montée dans la ville. Il marche ainsi le long des rails. Arrêt. Oh comme cela fonctionne la vie ! Puis il distingue le volume du boulevard qui sous les marronniers s’engouffre. Boulevard noir. Lisse et vide sur le front de l’eau blanche. Il passe. Il marche. Il parle, seul. Il est là. Il. S’enfonce. Avez-vous remarqué lui disait-elle comme il est rare en un tel lieu de voir rire une femme ? Blonde. Rouge bouche. Bouclée. Tout de même quelle folie, qu’elle, cette nuit-là dans sa robe. Le cul à nu. Sa beauté noire et grave. Ce mot. L’image née de ce mot lui donne le frisson. Rues. Pavés. Goulot du port. Avec du jeune. Néons rouges et mauves. On se croirait. Violets. La molesquine. Qui ne bouge pas. Et derrière le bar, accrochés comme ici, trois. Ou cinq. Prêts à servir et noirs encore. Place du Régent. Statue immense d’un type. Veule. Qui gouverna. Et elle, en sa rigueur, qui attend guette ces mouvements et qui bientôt tressaille. A quatre pattes, ouverte, Algeria entend déjà les mots qui vont la déchirer. Mots qu’elle mérite ainsi dans sa posture, cinglants. Derrière la vitre il voit passer Marie-Martine la petite fille bossue qui embrasse sa. Discret mouvement de tête pour le. Son. Pour le père. Tisane ! Tisane ! Et sa tendresse, à lui sous l’apparente dureté. Vite ! Tous ces mots dans le silence de la. Il pleut acier. Géronimo écartelé là-bas vers Douvres. Mains, front à plat sur le parquet, Algeria se tend. Puis il l’encule. Mais c’est peut-être avec tendresse qu’elle me couchera la. Mort.

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10/02/2021

Francis PORNON, Franc BARDOU, Gérard ZUCHETTO,

Edouardo HALFON

Cette période tourmentée m’a dessaisi de la chronologie régulière des éditoriaux.

Les émissions ont filé dans le sillage des semaines sans les mots écrits qui rappellent que ces émissions occupèrent ce temps éphémère d’antenne et que par le truchement du numérique, elles demeurent accessibles de façon pérenne.

 

Les deuils ont sévi avec une cruauté rare.

 

A peine un an après la disparition de Michel Baglin, nous eûmes la douleur de perdre :

Monique-Lise Cohen, Michel Goedgebuer, Joan Jordà et Jean-Pierre Thuillat.

A son tour, le poète plasticien Claude Barrère a quitté la scène subrepticement dans une nuit de week-end, laissant notre attente vide et désemparée.

 

Viendra le temps des hommages qui malgré nos ruses, ravivera la souffrance de l’absence.

Radio Occitania diffusera à compter du jeudi 18 février 2021 une des émissions réalisées avec Claude Barrère et celle-ci sera en permanence sur le site lespoetes.site.

 

Mais le spectacle continue.

Il me revient de combler les lacunes des émissions sans légendes.

 

Les émissions « Confinement n° 26 » et « Confinement n° 32 » ont en commun deux poètes Francis Pornon et Franc Bardou.

En vieux juriste, j’ai pratiqué la jonction de ces deux émissions en un seul et même éditorial.

 

Dans la première sont signalées les « Chroniques démiurgiques - Mémorial poétique de Terrefort » en 3 volumes, bilingue occitan français de Franc Bardou.(Troba Vox éditions, coll. Votz de Trobar Poésie occitane n° 25, 26, 27)

 

Ces poèmes sont une succession d’éblouissements. Ils forment avec ces trois volumes un mémorial forgé du bronze inoxydable de la parole d’un poète qui a pour vocation de relier les luttes des peuples, passées et actuelles.

 

C’est de la guerre civile d’Espagne, que montent les cris du poète occitan qui, dès la fin de notre premier confinement, s’est rendu au cimetière de l’ancien camp de concentration du Vernet d’Ariège où gisent 152 victimes venues de 20 nations différentes, la plupart anciens miliciens de la légendaire colonne « Durruti ».

 

Ce lieu entre Ariège et Garonne est appelé « Terrefort » et Franc Bardou a voulu l’immortaliser de l’exemple de ces combattants tous volontaires, tous « ses héros », par un mémorial du verbe dans les deux langues du poète : l’occitan et le français.

 

Nous reviendrons sur cette épopée poétique, grandiose comme l’engagement de ceux qui périrent là après tant de combats et de souffrances.

 

Michel del Castillo, victime infantile de cette guerre fratricide, a témoigné d’un vécu hors de tout préjugé dans tous ses romans ou presque. Pour lui « il y avait deux républiques comme il y avait deux Espagne : une république de l’intelligence et de la beauté [...] et celle des révolutionnaires, brutale et primaire ».(« La vie mentie » Fayard 2007,p 245).

 

Si l’on en croit del Castillo « Les français pensent avec leur intelligence, les Espagnols vivent leurs pensées avec tout leur corps » (Ibid. p 220)

A lire les « Chroniques démiurgiques » de Franc Bardou, l’Occitan réunit ces deux caractères car cette œuvre pensée avec intelligence est aussi un long frémissement de tout le corps.

 

La mémoire et l’épopée, le romancier guatémaltèque Edouardo Halfon excelle dans leur pratique comme il l’a glorieusement démontré avec son roman « Deuils » qui a obtenu en 2018 le prix du Meilleur livre étranger (éditions du Quai Voltaire).

Il vient de faire paraître toujours au Quai Voltaire : « Cancion » traduit de l’espagnol par David Fauquemberg, 120 p, 15 €.

 

Alexandre Fillon écrit dans « Lire » qu’ « Edouardo Halfon frappe par la précision et la musicalité de sa prose. Par son regard lumineux et son souci de vérité. »

Avec Halfon, dans ce nouveau roman nous plongeons aussi dans l’univers des guérilleros, mais ceux-ci sanguinaires, sans scrupules. Ils prennent en otage le grand-père de l’auteur, le séquestrent trente cinq nuits.

Le grand-père venu de Beyrouth était un « Turc » ainsi que l’on nomme au Guatemala tous les Arabes et tous les Juifs.

Dans ce roman qui se lit d’un trait, c’est une épopée crapuleuse qui nous entraîne dans une enquête sur l’identité sociale et politique de son grand-père et partant, du Guatemala.

 

Comme pour la guerre d’Espagne, il est souvent difficile de distinguer les bourreaux des victimes.

Un roman passionnant !

*****

 

Le poète et romancier toulousain Francis Pornon publie un nouveau roman « Mystères de Toulouse de rose et de noir » éd. TDO, coll. Noir Austral, 430 p, 20 €.

 

A lire ce livre, j’ai l’impression d’entendre la voix de Francis Pornon tellement ce roman colle à sa personnalité propre. Et c’est pourquoi je lui ai demandé, outre la présentation de ce copieux roman qui se déguste longuement, de nous lire de larges extraits que vous pouvez donc écouter dans cette émission.

Car en dehors de l’intrigue bien réussie (Francis Pornon est un auteur confirmé de roman policier) ce roman de 430 pages, est celui qui le révèle le mieux.

En effet, au détour du récit bien enlevé, l’auteur s’attarde sur son patrimoine culturel, celui de Toulouse et de l’Occitanie, pour en révéler l’importance et ses secrets le long d’une grande ballade historique et géographique.

On imagine que se livrer à sa passion de montrer les trésors culturels de cette Occitanie dont il est un des fils, a dû constituer pour le romancier, un exercice jubilatoire.

Et ce plaisir, nous le partageons, nous lecteurs, en le suivant dans son itinéraire.

Ces digressions qui émaillent le cours du récit sont le sel de ce roman qui a ainsi en filigrane le décor superposé de l’Histoire de la cité du plus grand poète en langue d’Oc, Godolin, avec son « Ramelet Mondin » jamais égalé, et de l’Histoire souvent cruelle de ce vaste pays qu’est l’Occitanie historique.

 

Et comme Francis Pornon est avant tout un poète, il convoque dans son roman, outre le grand Godolin qui compose pour l’éternité dans l’immobilité de sa statue de la palace Wilson, tous les poètes qui ont marqué de leur majestueuse empreinte les terres occitanes.

 

Vous avez bien compris que « Mystères de Toulouse de rose et de noir » est bien plus qu’un roman policier qu’on dévore pour connaître le dénouement.

C’est un guide au service aussi bien des habitants des lieux que des visiteurs.

 

Un autre aspect et pas des moindres, de la personnalité de Francis Pornon transparaît dans ce roman comme dans les précédents. C’est son attachement aux hommes et aux femmes, à la fraternité qui se dégage des personnages du roman.

L’ensemble dessine comme un halo chaleureux d’humanité qui enveloppe le parcours méandreux du roman.

 

Et cette émotion ajoute au plaisir de la lecture.

Ce qui fait aussi la grandeur de ce roman, c’est sa langue, le style Pornon : une langue classique, à l’aise dans les phrases longues et les belles descriptions mais redoutable dans le parler familier et l’humour jovial d’une ironise à fleur de peau.

Le romancier s’est inspiré facilement de sa propre vie et de sa propre expérience. Renat de Saint-Hilaire est comme lui, occitan de naissance, septuagénaire assagi mais en éveil, professeur à la retraite à la pension que rabougrissent les années qui passent. Et Fleur, la belle héroïne est comédienne comme sa compagne.

 

Francis Pornon nous mène par la main dans les mystères de Toulouse, cette ville des troubadours mais aussi de l’aveuglement religieux qui conduit Vanini et Calas au supplice. Il nous révèle les fastes et les noirceurs de la ville rose.

C’est un grand roman qui prend place dans les romans culte ayant pour objet Toulouse et l’Occitanie.

*****

Pour l’émission « Confinement n° 32 » Franc Bardou et Francis Pornon sont en compagnie de l’éditeur, poète, musicien, directeur du festival « Les troubadours chantent l’art roman », auteur d’une riche discographie, Gérard Zuchetto, Mainteneur de l’Académie des jeux floraux.

 

C’est une nécessité culturelle de disposer dans notre bibliothèque de la somme prodigieuse du travail de cet infatigable chercheur :

« La Troba, l’invention lyrique occitane des troubadours XII°- XIII° siécles » ( éditions Troba Vox).

 

A défaut ou en complément, le fascicule n° 9 de la collection Votz de Trobar Poésie occitane des mêmes éditions Troba Vox :

« Retrouver le Trobar » en trois langues : occitan, français et anglais.

 

« Art de trobar et art d’amar, c’est là toute la Maestria des troubadours. A partir de la poésie chantée, le trobar devient une idée artistique révolutionnaire des plus intelligentes et pertinentes dans les domaines de la littérature et annonce tous les courants de la pensée moderne » nous convainc Gérard Zuchetto qui met en pratique cette haute culture en publiant les troubadours modernes que sont les poètes occitans.

Parmi ceux-ci, le « Jim Morrison » de la poésie occitane :

Franc Bardou, Maître ès-jeux de l’Académie des jeux floraux.

Son volumineux « Cahier nocturne d’errance - Nocturnal d’errança » bilingue occitan français, (éd. Troba Vox, coll. Votz de Trobar Poésie occitane n° 10) est encore une épopée.

 

Cette œuvre confirme, s’il en était besoin, le génie poétique de cet artiste déchiré par l’état de déshérence de sa langue occitane et par une société « qu’il voit péricliter dans un cynisme abject, égocentrique et vain, conduisant chacun à l’horreur du refus de l’Autre, au désamour global et à la solitude ».

 

Franc Bardou ancre la poésie occitane dans la plus actuelle des poésies contemporaines. Il maintient, dans la langue du XX° siècle, le prodige poétique des troubadours. Amoureux, impertinents, libres, habités d’amour et de beauté.

 

Franc Bardou s’était expliqué sur cet important livre dans une émission du 9 mai 2019 toujours disponible sur le site lespoetes.site.

Nous y reviendrons quand nous retrouverons les studios de Radio Occitania, le Covid vaincu.

 

« Gare au Covid » précisément c’est le titre du dernier recueil de Francis Pornon paru à Encres Vives mais que vous pouvez vous procurer aussi chez l’auteur, dédicacé, 9 € en le commandant à son adresse : 23, rue d’Orbesson, 31100 Toulouse.

 

Ce recueil est né à l’occasion de la présentation de l’œuvre de Francis Pornon par le Gué Semoir qui réunit dans les animations Tempo Poème les poètes de la région toulousaine autour du poète franco-suédois occitan Svante Svahnström.

Covid oblige, l’animation qui rassembla le Gué Semoir, la Maison de l’Occitanie avec la Convergence Occitane et Radio Occitania se fit par un enregistrement avec les voix de Cécile Chapduelh, Danièle Catala Franc Bardòu, Capitaine Slam, Christian Saint-Paul, Svante Svahnström et au piano : Alain Bréheret.

Cette lecture-performance est intégrée à l’émission « Confinement n° 32 » et a été diffusée deux semaines sur les ondes de Radio Occitania.

 

L’œuvre notable d’auteur de romans historiques de Francis Pornon est évoquée également dans le préambule de l’émission.

 

Vous pouvez écouter les émissions « Confinement n° 26 » et « Confinement n° 32 » sur le site lespoetes.site à « Pour écouter les émissions ».

 

Extraits de « Gare au Covid » :

 

BERCEUSE AU GRAND FLEUVE

 

(Pour toutes les petites filles des deux rives du Grand fleuve)

 

Dors petite belle

Parce que le grand fleuve

Vient à te parer

De colliers de cœurs

Et t’offrir des ailes

 

Dors petite fille

Parce que le printemps

Méditerranée

Éclaire le temps

De tes futurs rires

 

Dors petite dame

Parce que le cheval

Se met à pleurer

Pour laver le mal

Qui pèse à ton âme

 

Dors petite poule

Parce que ton papa

Cueillit la nuée

Offerte à tes bras

Dansant dans la houle

 

Dors petite chère

Que le vieux pochard

Chante son passé

Pour que ton plus tard

Vogue sur la mer

 

Dors petite amie

Afin que les hommes

Sachent mieux aimer

Décrocher les pommes

Mûres de la vie

 

Dors petite femme

Parce que le grand fleuve

Se met à couler

Des brassées de fleurs

Qui sèchent les larmes

 

Lyon, nuit du 7 au 8 mars 2011

« Printemps des poètes » au Théâtre des Ateliers.

 

À QUAND LA SORTIE

 

(chanson pour le temps présent)

 

Tout serait fini

Covid sale bouille

Tu foutrais la trouille I bis

À quand la sortie I bis

 

L’automne que l’on dit doré

Se montre en robe humide et froide

Tiédis les rêves et calmée

L’ardeur virile un peu moins roide

Reste à garder ses illusions

Quand la camarde se radine

Lever haut désir et passion

Et narguer ce qu’on nous destine

 

Rapias pas jolis

S’emplissent les fouilles

Et les autres mouillent I bis

Jusqu’à la sortie I bis

 

Mais où est-il le paraclet

Où sont les lendemains qui chantent

Et les neiges immaculées

Quand catastrophe et risque hantent

Quand l’homme redevient le loup

Sans même rouge chaperon

Le monde semble un ventre mou

Ou peu de traces laisserons

 

Tout semble fini

Des taries gargouilles

Aux lunes qui rouillent I bis

Ça sent la sortie I bis

 

On s’occupe à cramer le monde

Et à estomper le soleil

Voiler les étoil’ à la ronde

Fondre banquise et glacier Seil

De la Baque en peau de chagrin

Empoisonner torrents et fleuves

Perdre animaux oublier grains

Éliminer tous qui se meuvent

 

Les temps sont taris

Si au fond des fouilles

Seul’ la peau des couilles I bis

Peut garder un prix I bis

 

Passant qui délaisse la fête

Sous le coup d’édits et panique

Entends quand même le poète

Qui veut en termes magnifiques

Toujours colorier le trottoir

Chanter aux rues contre les vents

Encor’ l’horizon voulant voir

En dépit de tout mauvais temps.

 

Le temps est fini

Et le corbeau fouille

Les dernières douilles I bis

Tirées la proie gît I bis

 

Sur cette terr’ peu changera

Après homme et femme partis

Et tant et tant il restera

À la nature assujetti

Comme après toi et après moi

Les fleurs sauront toujours fleurir

Et aux animaux un émoi

La lune pourra bien fourbir

 

Tout serait fini

Covid sale bouille

Tu foutrais la trouille I bis

À quand la sortie I bis

 

 

 

Au couchant enfin avivé

La paix venant après tempête

Les fronts et cœurs gros délavés

L’amour élève l’âme en fête

C’est un élixir guérissant

Plus que tirades aux gros mots

Le baiser volé résistant

Panacée qui vainc tous les maux

 

Tout n’est pas fini

Faisons belle bouille

Et bisque la trouille I bis

À quand la sortie I bis

 

 

 

Écrit au cours du 2e confinement

pour être dit à l’occasion de Tempo Poème

à l’Ostal d’Occitania

(novembre 2020).

 

 

 

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27/01/2021

Pouvoirs du poème

 

Pouvoirs du poème

qui redonne vie

à celui qui mourait

d’inanition

 

écrivait Charles Juliet.

Les pouvoirs du poème opèrent, sollicités sans relâche en cette obscure période.

Sans eux, je pourrais être enseveli dans le vide sans fond de l’absence de celle et de ceux qui ont arrêté leur course, ruinés par la maladie ou/et le virus chinois.

 

Dans cette société du spectacle où tout converge vers le marché infini de la communication, nul répit à ces mauvais orateurs qui s’affichent sur les inévitables écrans qui polluent notre vie.

Ils officient doctement, députés, sénateurs, élus locaux, journalistes, politologues, les « spécialistes » que chantaient Jean-Roger Caussimon et Léo Ferré.

Ils encombrent les conversations de leurs clichés, ils s’embourbent au marécage des lieux-communs, récupérés dans cette savante communication qui n’ose plus s’appeler propagande.

 

Pour échapper à cette emprise funeste, pour retrouver des figures inattendues naissantes qui régénèrent le langage, les poètes répondent à l’appel. Leurs images sont les visages d’une réalité qui n’a plus rien de factice.

 

Le poème se lit et s’écoute.

 

Dans l’écoute du poème, la voix est primordiale.

Jean-Pierre Siméon le souligne dans « La conquête dans l’obscur » de Charles Juliet et de Jean-Pierre Siméon (éd. Jean-Michel Place, 2003) :

« La voix est un témoin véridique de l’être du dedans, une manière de quintessence de la substance interne. La voix trahit - traduit - plus que le sentiment, elle renseigne sur le grain de l’âme, si l’on veut bien nommer ainsi, par commodité, la texture de l’être intérieur. »

 

En prêtant ma voix au poème d’autrui, j’en oriente le sens, ne pouvant refouler ma propre sensibilité.

 

Dans l’émission « Confinement n° 21 » qui a été diffusée par Radio Occitanie, j’évoque quatre artistes avant de prêter ma voix au poète central de l’émission.

 

Ces quatre là ont fait de la poésie une initiation au bonheur dans la définition que lui donne Philippe Mathy :

« Jusque dans ses chants désespérés, la poésie procède d’une vocation au bonheur. La flamme qui allume toute promesse, quand bien même elle ne pourrait être tenue, mérite que nous travaillions à renouveler la mèche, à lui offrir un peu d’huile, qu’elle saigne ou jaillisse du pressoir de nos jours. » (« Barque à Rome » L’Herbe qui tremble éd. 2011, p 125).

 

Je vous invite à lire :

 

- Francis Pornon : « Mystères de Toulouse, de rose et de noir »

TDO éditeur, 20 €.

Ce roman policier historique a fait l’objet d’une émission spéciale diffusée en décembre 2020 « Confinement n° 26 » et fera l’objet prochainement d’un éditorial particulier.

 

- Jean-Claude Ettori « Le collier de verre » éd. Sabine, 15 €.

Après « L’homme qui aimait Diana Krall, Axel Bauer et le café Aguadas » aux mêmes éditions, nous retrouvons la verve maîtrisée et chaleureuse de ce poète et chanteur qui traverse les lieux avec une acuité du regard toujours bienveillante, répondant là aussi à la conviction de Philippe Mathy : « il faut aussi que le lieu nous tende la main » (p 98).

Les lieux, les personnes, les situations ont tendu la main à Jean-Claude Ettori qui nous régale de ces poèmes-récits où la vie s’installe avec son histoire.

 

Dans ce marché de plein vent

De la ville d’Ajaccio

Le matin avait les yeux clairs

Elle cherchait comme tous les dimanches

De vieux livres d’histoires

Elle aimait les odeurs du passé

Qui racontaient tant de choses

Ce bord de mer sous les palmiers

Etait une carte postale

Mais elle n’y faisait plus attention

Elle espérait le livre rare

Un stand de vieux bijoux l’intrigua

Des montres des bagues des bracelets

Des broches et autres colifichets

Mais rien ne l’intéressait

Un homme l’interpella vivement

Il exhibait une boîte ouverte

A l’intérieur scintillait au soleil

UN COLLIER DE VERRE

 

- Marie-Josée Christien « Constante de l’arbre » photographies de Yann Champeau, éditions Sauvages Carré de création, 23,50 €.

C’est un très bel ouvrage, à considérer comme un véritable livre d’artiste par sa mise en page et la qualité des photographies.

La forte envergure de Marie-Josée Christien est recensée dans le livre qui lui a été consacré dans la collection Parcours de Spered Gouez : « Marie-Josée Christien passagère du réel et du temps », 13 €.

 

Rien ne s’inscrit mieux dans le réel et le temps que l’arbre.

 

Ce livre « Constante de l’arbre » le confirme s’il en était besoin. Il réunit les poèmes autour de l’arbre dispersés dans l’œuvre abondante de la poétesse bretonne avec quelques poèmes inédits.

La concision de ces poèmes, chefs d’œuvres d’orfèvrerie de la langue, concentre le vif plaisir de la lecture en quelques mots et images prégnantes.

 

Les poètes se retrouvent dans la fraternité des arbres.

 

Michel Cosem avait publié « Arbres de grand vent » sur des illustrations de Philippe Davaine aux éditions du Rocher (collection Lo Païs d’Enfance).

J’ai plaisir à faire se rejoindre ces deux livres dans ma bibliothèque et dans l’imaginaire des arbres, eux qui relient le ciel et la terre.

 

- Raymond Farina « Notes pour un fantôme, suivi de Hétéroclites » n&b Poésie éditeur, 12 €.

 

Philosophe, l’auteur fait naître le poème avec une apparente facilité, un naturel qui absorbe toutes les palinodies qui se bousculent à la conscience pour y répondre avec une simplicité déconcertante de vérité.

Le lecteur est surpris d’avoir si vite fait son miel de ces poèmes.

C’est du grand art de cerner les interrogations métaphysiques de l’existence avec une telle économie de mots, une absence de pathos et une telle sûreté dans la direction indiquée.

Car les poèmes ne sont pas l’aboutissement de nos doutes, mais l’orientation du chemin à suivre. Et c’est là, la toute-puissance du poète : ce chemin, il nous révèle que nous le connaissions.

Raymond Farina illustre par cette posture poétique séduisante, ce que Goethe prétendait, que dans toute œuvre de génie chacun reconnaissait une idée personnelle inaboutie.

****

Thierry Toulze, alias Capitaine Slam fait son retour dans cette émission « Confinement n° 21 ».

 

Il apporte l’indispensable marque de renouveau, de jeunesse, de vie en cours d’élaboration.

Ce parfait lettré, docteur ès-lettres, fait corps avec son époque. Et son époque frémit des mêmes sensibilités anciennes.

Eternel recommencement sous des formes nouvelles.

Mais ce sont elles qui créent ce déphasage dont Régis Debray nous dit qu’il est réclamé par le culot du poète.

 

Nos poètes intéressent-ils vraiment la jeunesse ?

Régis Debray avertit :

« La vieille religion littéraire a beau se survivre à coups de subventions, pubs, foires, festivals, résidences et Goncourt, l’encombrement des librairies n’empêche pas les désertions. La France entend toujours se doter d’une voix et d’un visage, mais les ados ont d’autres autels : ils écoutent et ils visionnent. » (« Du génie français » nrf Gallimard 2019, p 16).

 

Ecouter et visionner, c’est précisément ce que nous permet seulement la crise sanitaire.

Alors, le Capitaine SLAM alias Thierry TOULZE est venu à côté de ses pairs, rehausser de sa fraîcheur la lecture-performance autour de l’œuvre du poète écrivain, également homme de radio, Francis Pornon, qui sera diffusée à compter du jeudi 28 janvier 2020, et qui constituera l’émission « Les poètes » de ce même jour.

 

Espérons que le Capitaine SLAM saura trouver dans notre ville de Toulouse, abritant tant de poètes mais experte dans la lésinerie apportée à leur reconnaissance, un espace de création pour ses récitals et ceux des poètes.

La Maison d’Occitanie a été seule, à ce jour, à répondre à ce besoin.

 

La poésie véritable se moque des vêtements rituels imposés à ses prêtres.

Elle méprise ceux qui la servent en fonctionnaires ponctuels. Capricieuse, elle se rit du lieu, de l’heure, inspire, selon son bon plaisir, ses élus innombrables.

Et il faut le répéter, son domaine demeure immense comme la vie.

 

C’est ce domaine immense comme la vie, que je vous propose d’explorer chaque semaine et cette fois-ci avec le Capitaine SLAM.

 

Extraits de « L’Observatoire de Toulouse » :

 

L'OBSERVATOIRE

DE TOULOUSE

 

LOCOMOTIVE D'OC

 

Le train qu’tu conduisais

Est monté super-haut,

Sur des sommets magiques,

Des cimes insoupçonnées.

 

Après tu t’es cassé

Dans ta locomotive d’or,

Ce qui était pour toi

La plus belle des morts.

 

De la chanson française

T’étais le vrai taulier :

A la mort de Brassens,

A la mort de Ferré,

Celle-ci en effet

Aurait pu dérailler.

 

Mais tel Gabin dans La Bête Humaine (tchou ! tchou !),

Tu as gardé le cap,

T’es resté dans la place,

Remettant les pendules à l’heure

Et prouvant à ceux qui en doutaient

Que la poésie était soluble

Dans la chanson française.

 

Pour finir, remercions Claude

Car il aura prouvé au monde,

A travers l’album Nougayorque,

Que l’accent toulousain

Avait objectivement

Quelque chose de funky !

 

De ta locomotive d’or,

Tu me salues en rigolant,

Sensible à mon hommage.

A mon tour je te salue

Et te dis bon voyage

A bord de ta

Locomotiiiiiiiive d’ooooooor...

 

 

 

 

L’ENTERRO DE NOUGARO

 

 

A l’enterro de Nougaro,

Toutes les générations étaient réunies.

Devant l’Eglise Saint Sernin,

Il y avait foule.

 

Douste-Blazy, le maire de l’époque

Et qui (dans une autre vie)

Avait été maire de Lourdes,

Se fendit d’un discours

Où l’émotion paraissait feinte.

Au beau milieu de son speech,

On entend : « Retourne à Lourdes ! »

Ce qui ne résumait pas mal

Le sentiment des personnes présentes.

 

Enfin, j’aperçois le cercueil.

Peut-on considérer que, ce jour-là,

J’ai vu Claude Nougaro ?

Oui et non.

J'ai surtout vu

Du bois.

 

Pendant qu’un convoi

Se met en branle

Pour l’enterrement proprement dit,

Un autre cortège

S’en va vers la Garonne.

 

A la suite d’un bus

Se déplaçant lentement

Gravitent 150 personnes.

 

Dans ce cortège : des gars sans pères,

Des paumés, des crevards

Des pauvres, des désespérés.

 

Raccord,

Je m’y joins.

 

Sur le plafond du bus, une sono.

On passe ses chansons et ses phrases percutent :

« Ici, si tu cognes, tu gagnes »

« O Déesse de Pierre, pour avoir ton sourire,

Il n’est qu’une manière : boxe ! »

 

Tout cela me concerne.

 

Sur le pont de la Garonne,

Nous ne sommes plus que trente

Et c’est comme un concours entre nous

Pour savoir qui est le plus paumé.

 

Puis je fais un détour,

Je m’achète du pain

Et je rentre chez moi.

 

GERONIMOC

 

Occitan, ta colère est légitime

Mais n'en fais pas trop quand même :

Au grand jeu-concours des victimes,

T'es pas le plus à plaindre.

 

Certes, on t'a interdit

De parler ta langue à l'école

Mais on n'a pas non plus

Décimé tout ton peuple

Comme on l'a fait du mien.

 

Ne t'énerve pas, Occitan

(Toi que je sais sanguin

Et prompt à la castagne),

Moi, Géronimo, sorcier apache et chef de guerre,

Je viens en paix sur tes terres :

Il ferait beau voir que l'Oc rejette l'Ocre ! (chanté, sur l'air de Requiem pour un con :)

 

Quoi ? Tu me regardes, tu n'apprécies pas

Mais qu'est-ce qu'y a là-d'dans qui t'plaît pas ?

 

Ton attitude viriliste

N'est plus de mise, crois-moi.

Les grands airs, ça ne prend pas

(Idem pour les rodomontades) :

Il faut la jouer plus fine,

Changer de stratégie,

Remiser l'ancien carquois,

Pratiquer l'ironie,

Troquer les flèches émoussées

Contre des armes

Miraculeuses...

Faire comprendre à ceux d'en face

Qu'ils auraient tort de te snober,

Que t'en as encore sous le pied

Et que tu pourrais même

Leur en remontrer.

 

Au lieu de ça, tu trépignes

Comme un enfant colérique :

On dirait Joe Dalton face à Lucky Luke !

 

Moi, Géronimo, sorcier apache et chef de guerre,

Je t'invite à te reprendre

Mais épargne-nous, je t'en prie,

Ton sempiternel numéro,

Tu sais bien : celui où, serrant les dents, tu bougonnes

Et où tu pestes contre la France

En tirant sur l'ambulance.

 

Ce numéro morbide et bien rodé :

Il appartient au passé :

Dévoile-nous plutôt

Les merveilles de ton pays !

Montre-nous sur le champ

Les arcanes de l'Occitanie !

 

Occitan, tu l'as compris :

Moi, Géronimo, chef de guerre et sorcier funky

Je te défie ! Je te défie ! Je te défie !

 

DESTRUCTION DE BOUDDHA

 

J'avais écrit un poème

Sur une cheminée

Que je voyais de chez moi

Et dont la forme générale

M'évoquait un Bouddha.

 

Voici qu'une grue, ce matin,

Vient de la détruire.

Cela me contrarie

Car c'était là pour moi

Un beau sujet de rêverie.

 

Allons, soyons bouddhiste

Et passons outre : Bouddha

Ne nous invite-t-il pas

A accepter l'impermanence ?

 

FOIX, DERNIERS FEUX

A Câline et à Marcelle Chaplet.

 

Je m'apprête à quitter

La maison de ma tante :

C'est là que j'ai vécu

Les années 80.

 

J'y retournais souvent,

Pour les vacances, les fêtes,

Pour écrire et

Me recentrer.

 

Elle déménage : il faut

Que je l'aide et que j'aille

Voir ailleurs si j'y suis.

 

Je m'apprête à quitter

La maison de ma tante.

Je m'apprête à quitter

Le giron de ma tante.

Il est temps que l'oiseau

Quitte vraiment le nid.

 

Cependant, comment ne pas

Se sentir un brin bluesy

Et même un peu blousé ?

Le moyen de ne pas

Ressentir de la peine ?

 

Mais là c'est terminé :

Il faut quitter le nid

Apaisant et douillet.

 

J'emballe des cartons

En songeant à ceci.

 

Je regarde le chat

Qui ne comprend pas tout,

Très critique à l'égard

De cette agitation.

 

Je veux le caresser

Mais il se barre au loin

Puis monte dans un arbre :

On dirait un hibou.

 

Mes jeux avec ce chat

Dans ce joli jardin,

Les manies de ma tante

Au moment des repas,

Mon footing matinal

Autour de la maison :

Tout cela est fini.

 

On déplace les meubles

Et on chamboule tout.

 

Il faut quitter les lieux

Car un camion se pointe :

C'est un déménageur

Qui vient nous épauler.

 

Il emporte trois lits

Et pleins de bibelots.

 

Je regarde ma tante :

Elle accuse le coup.

 

Maintenant, c'est acté,

La machine est lancée

Et le camion démarre.

 

C'est un peu de nos vies

Qu'il embarque avec lui.

 

 

 

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24/01/2021

Michel COSEM

« Les yeux de l’oursonne » et « Le Village écrit dans le ciel »

 

Observant le site de l’émission « Les poètes » (lespoetes.site) où des années d’audition de l’émission sont accessibles à la rubrique : « Pour écouter les émissions », Claude Bretin le dévoué technicien de l’émission et le webmestre du site, m’alerte : « Il y a trop de blancs ! »

Entendez par là, qu’en regard de chaque heure d’émission devrait s’afficher un commentaire ou un renvoi à un éditorial correspondant au contenu de l’émission.

Or, plusieurs de ces rédactions manquent.

Les circonstances m’ont parfois tenu à l’écart, et le temps ne se figeant jamais, les semaines se succédant sans répit avec chacune leur heure de diffusion de lecture de poèmes, le retard n’a pu être comblé.

C’est une injustice pour les auteurs qui n’ont pas bénéficié de cet éclairage.

 

Ainsi, pour une émission diffusée sur les antennes de Radio Occitania dans la semaine du 13 février 2020, présente sur le site mais exempte de résumé.

Délaissant l’actualité des dernières semaines, je répare donc cette carence ancienne.

 

Cette émission diffusée pour la première fois le 13 février 2020 signale plusieurs livres de poèmes :

- « Les Loups » de Sophie Loizeau, aux éditions Corti, 16 €

- « Verger » de Cédric Le Penven aux éditions Unes, 16 €

- « Chants des Crépuscules » de Jean-Michel Tartayre, n° 491 de la revue Encres Vives, 6,10 €

- « Couleurs Pierres » d’Annabelle Gral, n° 490 de la revue Encres Vives, 6,10 €

- « Le Village écrit dans le ciel » de Michel Cosem dans la collection lieu d’Encres Vives, sur Saorge / Alpes Maritimes.

 

Dans cette émission, Michel Cosem occupe la place centrale car il éclaire de ses précisions la genèse de son dernier roman

« Les yeux de l’oursonne » aux éditions De Borée, 217 pages, 18,90 €.

 

C’est avec une réelle nostalgie que je reviens sur ce roman en cette morne période où les voyages, les séjours ailleurs, sont difficiles sinon proscrits.

 

En effet, Michel Cosem comme dans tous ses romans, nous entraîne dans les lieux multiples chargés d’histoire et d’aventures.

Pas un lieu de ce beau roman, hormis la Grèce, que je ne retrouve avec une émotion décuplée par la langue fluide, classique et sobrement lyrique, du poète romancier Michel Cosem.

 

Le récit est alerte, aéré par des récits dans le récit, le personnage principal, Marcelin, clerc de notaire à Luchon, compilant lui-même les récits d’ours dans les Pyrénées.

 

C’est une triple histoire d’amour.

Pour une grange rudimentaire aménagée dans un versant de montagne du côté de Luchon, la Maison de Poupée ; pour une femme qui va comprendre et admettre la passion de la solitude de pleine nature de son amant ; pour une ourse dont il ne peut prétendre que ce dernier amour soit partagé. Et pourtant...

 

Tout l’univers romanesque et poétique de Michel Cosem est condensé dans ce fier roman.

 

Un regard lucide mais toujours pudique pour les passions qui mènent le monde, et Marcelin en particulier. Un regard aigu et aimant pour les lieux que les personnages, comme lui, traversent et qui s’inscrivent dans les mémoires en qualité de forts moments de vie. D’où la précision. L’exactitude dans la nomination. Le lecteur s’y reconnaît. Et s’il n’a jamais fréquenté ces lieux il les imagine sans effort.

 

Ce roman, au-delà du plaisir assuré de la lecture, nous interroge en filigrane. Avec une discrétion subtile qui oblige à la réflexion.

Pourquoi ce clerc de notaire, pourtant bien urbanisé, se lie d’une véritable dépendance à une grange en pleine forêt que le soleil n’atteint que parcimonieusement dans la journée ?

Être immergé dans la solitude de la montagne, à l’affut de la visite d’une oursonne, ne répond-il pas à un besoin vital de communion avec le monde ? A une pratique de spiritualité dépouillée de tout conditionnement ?

Ces temps de séjour dans la Maison de Poupée, tels des pèlerinages, Marcelin ne les vit-il pas comme autant de trêves dans l’affrontement avec l’inéluctable trivialité prosaïque de son métier ?

 

La fascination qu’exerce l’oursonne sur lui, le conduit à rassembler, exhumer les récits d’ours qui ont circulé sur toute la chaîne des Pyrénées. Et ces récits qui émaillent le roman sont autant de pépites qui illuminent le parcours du roman.

 

Luchon peut s’enorgueillir d’un nouveau roman qui met en avant sa quiétude de Reine des Pyrénées, sa beauté, son hospitalité fraternelle.

 

*****

Après les Pyrénées, ce sont les Alpes Maritimes qui sont le décor somptueux d’un livre de poèmes de Michel Cosem :

« Le Village écrit dans le ciel »,

le village étant Saorge et ce recueil constituant la 385ème publication dans la collection lieu d’Encres Vives, 6,10 € à commander à Michel Cosem, 2, allée des Allobroges, 31770 Colomiers.

Ces poèmes ont été écrits, précise Michel Cosem, lors d’une résidence d’écrivain en 2004 au Monastère de Saorge.

Ils nous font parcourir la vallée de la Brigue, le col de Tende, le Mercantour etc.

Ce dernier volume s’ajoute au grand nombre de recueils de la collection lieu écrits par Michel Cosem qui a toujours su ramener de ses voyages la quintessence de ses découvertes et de son imaginaire.

 

vous pouvez écouter la lecture de « Le Village écrit dans le ciel » sur le site lespoetes.site à « Pour écouter les émissions » année 2020, 13 novembre.

 

Extraits :

SAORGE, LE VILLAGE PENDU

 

Pluie battante et orage noir

l’eau bouillonne dans les gorges

roule les galets

Les arbres soudain sont pris de frissons

et perdent leurs dernières feuilles transparentes

 

Tout le pays se défend

tient haut son visage altier

crevassé de batailles et de regards

et répand la nuit venue le poison des craintes

 

*

 

La vue sur le jardin est inquiétante

Les rangées de légumes sont brulées

l’hiver est venu juste cette nuit sous son masque

de gelée blanche

Il ne reste rien sur les tiges

comme prémices à l’implacable vieillesse.

Seules des fleurs rouges et rondes

attendent de servir pour n’importe quelle

commémoration

 

*

 

L’ignorance fait signe à la sauvagerie

sur la pente inconnue

dans le noir total de la montagne

de la roche de l’histoire

J’entends un chien qui hurle

et qui emmène derrière lui tous les loups du passé

et les garous sortis des enfers des gorges où

s’amassent les blocs les falaises où seuls les esprits

malfaisants peuvent se loger

et ce hurlement comme un élixir vient peupler

cette première nuit

 

*****

 

La vallée des Merveilles

 

Alors que le fond de vallée

se recouvre d’une carapace de brume froide

comme la paume d’une chair sans mémoire

le haut tout là-haut

est comme une peau tendue vers l’azur où se

promènent les vagues et les bruissements de

l’hiver

où se gravent les fantasmes et les furieuses

victoires

là où vont les loups quand tout est gris bleu et que

l’on ne sait plus qui dévore quoi.

*****

MONUM’

MONASTERE DES BENEDICTINS

 

Naissance de saint François

 

Sait-on qu’un saint naît

dans la confusion et l’extase des femmes avec les

signes évidents de son destin.

Il est le nouveau-né déjà dressé contre l’orage et

l’offrande des filles.

Ses mains déjà sont des oraisons et l’on ne sait plus

s’il faut le laver ou l’adorer

 

Exorcisme d’Arrezo

 

Il dit aux esprits mauvais de libérer la possédée

Elle a la bouche ouverte et en sortent des diables

poilus aux ongles comme des becs des regards de

rapaces et des queues de serpents noirs

Il dit aux esprits mauvais de libérer la possédée et

elle lève la main en signe de délivrance

François est satisfait et l’on se demande pourquoi

il poursuit au loin les diables dans un nuage noir.

 

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