L'éditorial de Christian Saint-Paul

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2024

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18-02-2024

Dans l’urgence, pour ne pas allonger la liste des émissions privées d’éditorial, je vous invite à consulter la rubrique « Pour écouter les émissions » du site lespoetes.site .

Consultez les auteurs présentés en particulier en fin d’année 2022 les émissions consacrées à cette remarquable « Anthologie de la poésie mondiale » des éditions Caractères, les entretiens avec Nicole Gdalia, Jean Portante et Sylvestre Clancier.

Pour 2023 le 7 février, Pierre Maubé et Stéphane Amiot, poètes vivant dans la Haute-Garonne étaient cités. Béatrice Libert de Belgique était l’invitée du 28 février. Le 7 mars 2023 était rediffusée une émission de juin 2010 d’Alain Lacouchie qui venait de mourir le 3 février. Le 28 mars 2023 le Frère Benoît Dubigeon et Nicolas Dieterlé illustraient la poésie de haute spiritualité et Jean-Luc Pouliquen interrogeait en philosophe en 30 questions un poète. Le 3 octobre l’écrivain, poète de l’autofiction Yves Charnet parlait de son amitié avec « le libraire de Gambetta ». James Sacré occupait les émissions du 10 et du 24 octobre avec son œuvre poétique continuée. L’écrivain toulousain Francis Pornon le 7 novembre commentait son roman « Spoliations » ayant pour cadre la Résistance à Toulouse. Jean-Paul Michel était l’invité du 28 novembre. Michel-Eckhard-Elial commentait son œuvre d’éditeur et de poète dans les émissions du 12 décembre 2023 et du 9 janvier 2024. Jean-Paul Maulpoix le 19 décembre 2023 termina l’année 2023. Ce début d’année 2024 figurent au sommaire Joël Vernet, Jean-Louis Clarac et Emmanuel Savy que je vous invite à découvrir. Enfin la dernière émission a pour invité le poète toulousain Casimir Prat qui vient de faire paraître son dernier livre « Cours, Antigone, cours !» un vrai régal entre pièce de théâtre, poème lyrique et autofiction. Ci-dessous le sommaire des trois dernières émissions.

Dans le proche avenir, j’espère retrouver la disponibilité pour accompagner les émissions d’un commentaire. L’exercice se renouvelant toutes les semaines, peut-être vais-je choisir un propos bref mais régulier. Contrairement aux idées reçues, l’activité poétique est abondante, les publications de qualité nombreuses. Encore faut-il les faire découvrir au public... Et pas seulement le temps d’un printemps, fût-il des poètes, c’est pourquoi depuis 1983 à Radio Occitanie, aidé à la technique radiophonique par le fidèle Claude Bretin avec lequel je travaille en radio depuis 1981, nous proposons chaque semaine de découvrir des auteurs et la richesse de vie qu’offre la littérature en général et la poésie en particulier.

Et puis, l’avenir est beau, la revue Encres Vives poursuivie de haute lutte par Michel Cosem continue de paraître et depuis la disparition de son créateur a publié déjà 6 numéros à commander à Eric Chassefière : encres.vives34@gmail.com (abonnement 40 €, chèque à adresser à Eric Chassefière, 232 av. du Maréchal Juin 34110 Frontignan).

 

Les sommaires des 3 dernières émissions :

 

le 30 janvier 2024 :

L’émission « Les Poètes » présente ses condoléances au poète chanteur

toulousain Bruno Ruiz pour le décès de son épouse, l’artiste plasticienne

Kathy Ruiz-Darrasse.

Est diffusé de Bruno Ruiz son poème chanté « Hom-Louve » extrait

de son CD « Après ».

***

Lecture d’un poème de Ioulia Fridman, poète, écrivain et traductrice qui vivait à Moscou

et qu’elle a dû quitter dès l’agression de l’Ukraine par les troupes russes. Ce poème est extrait du recueil « Non à la guerre ! » Poètes contre la guerre des éditions Caractères (9 €).

***

Présentation enthousiaste de la réédition en format poche de l’œuvre de

Jacques Ellul (1912 - 1994)

écrivain, philosophe, théologien, Résistant, dans la collection « La petite vermillon »

des éditions La Table Ronde. Parmi les titres publiés Christian Saint-Paul invite à lire particulièrement :

« L’espérance oubliée » 398 p, 10,50 €

« Politique de Dieu, politiques de l’homme » 304 p, 8,90 €

« Le livre de Jonas » Préface de Sébastien Lapaque, 192 p, 7,30 €

***

Le reste de l’émission est consacrée à l’œuvre poétique toujours continuée de

Gilles Lades

avec trois de ses dernières publications :

« Ouvrière durée » éd. Le silence qui roule, 2021, 100 p, 15 €

« Le poème recommencé » éditions Alcyone, coll. Surya, 90 p, 20 €

Lecture d’extraits.

Un poète ancré dans son pays Le Quercy et par là-même dans la terre, celle de nos campagnes et la Terre universelle.

***

As-tu regardé l'insigne maison

er les lieux du poète ?

 

Le vent parcourt les chemins et les chênes

tu reconnais ton ancien passage

aux champs abolis par l'hiver

à la cabane de pierre

qui n'est qu'un tas aveugle

 

une feuille tombe à tes pieds

la dernière à rejoindre l'humide

 

un buis demeure

dans la niche d'un fourré

comme un chevreuil vigilant

 

Noël cahote dans ta mémoire

avec les larmes de joie de l'enfance

 

l'on a tant fait pour que tu vives

et puisses dire

 

tu mets le cap à l'inconnu

en quittant la vue du village

rajeuni de soleil au fond de la vallée

 

Gilles Lades (extrait de Pays perpétuel)

****

le mardi 6 février 2024 :

Diffusion de « Ma vieille France » de Gérard Blua

chanté par Jean-Claude Ettori

extrait du CD « Vivre » (AGIC diffusion, 20 €)

***

Lecture de poèmes de Michel Eckhard Elial

extraits du livre de Ronny Someck et Michel Eckhard Elial :

« Cristal Blues »

illustrations de Giraud Cauchy (verre) et Ferrante Ferranti (photographies),

avant-propos de James Sacré

éditions Ségust, 40 p, 15 €

***

Présentation et lecture d’extraits

de « Cette enfance à venir » poèmes de

Gilles Baudry, dessins de Nathalie Fréour

éditions L’enfance des arbres, 15 €

***

Présentation et lecture d’extraits

de « René Guy Cadou La fraternité au cœur »

de Jean Lavoué

préface de Ghislaine Lejard, postface de Gilles Baudry

éd. L’enfance des arbres, coll. Poésie et intériorité, 298 p, 20 €

***

Présentation et lecture d’extraits

de « Ecrits de l’arbre dans le soleil »

de Jean Lavoué

éd. L’enfance des arbres, 134 p, 15 €

***

L’éternité est-ce autre chose

que cette épiphanie

entre déclivité nativité

le seul sésame

qui nous ouvre la porte des humbles ?

 

Celle-ci déjà

 

d’air et de bleu

qui gît en nous inentamée

et se tient à l’orée des merveilles

 

Gilles Baudry « Cette enfance à venir »

***

Se laisser traverser simplement

Par la splendeur muette

De la vie qui se cache

Dans l’évidence de sa victoire

Qu’aucune menace n’altère vraiment !

 

Pour cela, s’en tenir à la confiance

De ce qui s’élève en nous

Même si nous tombons lourdement.

 

C’est à partir du sol que s’élance la sève,

C’est dans le tremblement des racines

Que partout s’élève la terre vers la lumière.

 

Nous serons guidés dans ce frémissement

De feuilles et de branches

 

Vers ce ciel qui nous accepte tel que nous sommes

Dans notre fragilité arrachée aux verrous de la peur.

 

Jean Lavoué « Ecrits de l’arbre dans le soleil »

***

le mardi 12 février 2024 :

Signalement de la poursuite de la parution de la revue Encres Vives

qui change de format, avec déjà 6 numéros dont :

le 529 ème « Une vie consacrée à la poésie » Spécial Michel Cosem

sous la supervision de Annie Briet

le 530 ème « L’heure de la tourterelle » inédit de Michel Cosem,

préface d’Annie Briet.

Chaque volume : 6,60 €

Les autres numéros seront cités dans une prochaine émission.

Abonnement à Encres Vives, 40 € par chèque à adresser à Eric Chassefière,

232 av. du Maréchal Juin 34110 Frontignan

***

L’invité de la semaine est

Casimir Prat

venu présenter son dernier livre

« Cours, Antigone, cours ! »

frontispice d’Elise Lopez,

éditions Le Taillis Pré, 130 pages, 17 €

Entretien avec Christian Saint-Paul et lecture d’extraits

par l’auteur.

Encore un livre qui fera date dans l’œuvre de ce poète qui sait nous parler

des grandes voix de l’histoire de la poésie et des grands mythes

sans tourner le dos à la vie tangible, notre vie quotidienne.

Il s’en suit une sensation familière assez jubilatoire, paradoxale pour un sujet aussi tragique que le sacrifice d’Antigone qui est l’aveu d’une force de langage singulière propre aux grands auteurs.

***

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23/10/2023

L’émission du mardi 11 juillet 2023 débute par le signalement des livres suivants :

 

CHRISTOPHE BOURSEILLER « DOSSIER TROCCHI »

éditions La Table Ronde, 2023, 144 pages, 16 €.

L’acteur Christophe Bourseiller, par ailleurs journaliste et historien, est surtout un écrivain dont les investigations dans ses recherches des faits ne nuisent en rien à la qualité littéraire. La fluidité et l’immédiate accessibilité du récit rendent très attractif son dernier livre au titre qui pourrait figurer sur le bureau d’un juge d’instruction : « Dossier Trocchi ». Et si effectivement, ce livre se lit comme l’on suivrait les pièces d’un dossier d’un homme à juger, avec la même implacable précision dans les faits marquants d’une vie, il est en creux un regard porté par l’auteur lui-même sur ce personnage du magnifique raté que fut Alexander Trocchi (1925-1984).

Aucun faux-semblant. La fascination qu’exerce cet écrivain (qui aurait pu mieux marquer son siècle) sur l’auteur de cette biographie, se révèle maîtrisée par la distance critique avec laquelle il se souvient de ses propres passions et égarements artistiques de sa jeunesse. Trocchi fut le gourou secret de l’underground qui voulait mettre à bas les valeurs dominantes. Né à Glasgow dans une famille bourgeoise qui a périclité, son père devenu chômeur, il est introverti dans l’enfance et frondeur dans l’adolescence. Sa mère meurt en 1941, le plongeant dans la dépression. C’est à l’armée qu’il va s’endurcir et, déniaisé par une prostituée, il pratiquera sa vie durant l’amour libertin. Chroniqueur littéraire à Paris, il mène une double vie : mari et père de famille et vie dissolue à Saint-Germain. Séducteur invétéré, il finit par divorcer. Il crée la Revue Merlin, sauve le poète Logue à Canet (plage de Perpignan), immigre aux USA où, capitaine d’une barge, il transporte des minerais sur l’Hudson River. Il proclame son goût pour la drogue, épouse Lyn âgée de 21 ans au Mexique où il essaie la mescaline et le peyotl. Résidant ensuite à Los Angeles il fréquente la beat generation et Jim Morrison. En 1957, drogué, amoral et révolté il est l’archétype du situationniste de « L’Internationale Situationniste » dont Guy Debord est le chef. Ces « aventuriers du quotidien » veulent transmuer leur propre vie en œuvre d’art. Ils se veulent révolutionnaires professionnels dans la culture. Dans la panade, Trocchi gagne Las Vegas où il demande à Lyn de faire le trottoir. De retour à New York, Lyn lui donne un fils. Devenu mercenaire de la plume, il signe un contrat pour la publication de son livre « Cain’s book » (Le livre de Caïn) qui paraît en 1960. C’est une autofiction, une ode à la drogue. Arrêté pour deal dans le Bronx puis une deuxième fois pour vente à une mineure, il risque la peine de mort. Se piquant devant les caméras d’une télévision, il devient l’incarnation satanique de la dépravation. Alors que Lyn est arrêtée, lui s’enfuit au Canada où le reçoit Leonard Cohen. Il abandonne sa femme et son fils et revient en Ecosse. Essayiste situationniste il s’oppose à la revue D’Edgar Morin. Debord élabore « la société du spectacle » : acteurs malgré eux, les hommes doivent se libérer de toute entrave. « Le spectacle est le visage contemporain de l’idéologie ». Trocchi crée « Sigma » sa carte de visite qui n’est qu’une baudruche vide. Il se lie d’une amitié de parias avec Ginsberg. La popularité de la poésie est telle en 1965 que 7000 personnes assistent au Royal Albert Hall à un récital de poésie Ginsberg-Trocchi. Mais rien n’est plus répétitif qu’une révolution permanente. Trocchi devenu bouquiniste reconnu à Londres voit sa femme Lyn mourir à 35 ans d’une hépatite et son fils Marcus d’un cancer des poumons à 18 ans. Lui meurt en 1984 à 58 ans d’une pneumonie après une opération d’un cancer du poumon. « Une comète s’est évanouie dans l’espace après avoir frôlé le soleil ». Son appartement sera incendié volontairement, ses textes partis en fumée. Son autre fils, Nicholas saute du toit de son immeuble à 18 ans. En 1994, Debord se tire une balle de fusil dans le cœur à 63 ans, bouffi par l’alcool et les excès. Debord se revendiquant chef des situationnistes n’avait qu’une idée en tête : contrôler. Contrôler tout, les autres, les publications etc. Cette boulimie frénétique exerce une tyrannie d’exclusion.

Trocchi a-t-il fait comme le prônaient les situationnistes de sa vie une œuvre d’art ? Il a couru après un mirage de liberté absolue. Il a été aimé et admiré de nombreuses personnalités. Mais la vie n’est pas une œuvre d’art.

Cette biographie de Trocchi nous en dit long sur les errements littéraires d’une époque qui n’a jamais su s’affranchir de ses contradictions. Debord qui préconisait la création d’œuvres collectives n’a travaillé qu’à sa propre gloire. Merci à Christophe Bourseiller d’avoir réveillé cette mémoire.

note de lecture de Christian Saint-Paul

***

Pierre Ech-Ardour, épiStellaires, poésie

éditions Phloème, 130 pages, 15 €

 

« épiStellaires » est ce battement, cette trame discrète où s’orfèvre le poème ; chaque mot porte le dépli d’une pensée poussée à l’orbe du confin. L’écriture, jouant de sa lumière et de sa contre lumière, laisse doucement à l’entente la palpitation du froissement et du défroissement des mots, maintenant perpétuels leur vastité et leur respir. Ce sont dans ces amples et discrètes variations que la parole trouve son surgissement de visage, cette force particulière d’être elle-même l’envol de ce qui d’un coup se dévoile à la vue et à la pensée et aussitôt se dérobe, insoluble. Et si se laisse saisir par la peau que donne la traverse des langues, des souffles terrestres, des sensualités et des mémoires d’une certaine intimité, « épiStellaires, » est une voix portée, une entière adresse à l’humain et à son tremblement d’infinité.

 

EXTRAITS

 

Depuis l’ombre qui accompagne l’apparent mutisme des arbres, abondent avec la semblance de ta voix cristallines les nuits apaisées. Palpable et visible émane buccale et lumineuse la musicalité de nos silences. Ici nommer les sens éveille leur résilience.

 

 

 

Déceler par la lumière de tes yeux l’envol du cœur

serein dévisager de tes apparaissances la couleur

en le don du regard farde le khôl miroité le ciel

 

À pleine bouche avec partage d’allègre élégance

épousent fusionnels nos souffles les mots

abstraites fissures en écho de nos utopies

 

Au capiteux vent bleu fleurant ta chevelure

odorante oint l’aurore graciles tes épaules

d’aromales étoiles comme parfum d’existence

 

Court joueur le rêve sur les ridules de ton teint

harmonique effleurement d’innés linéaments

amadoue nos frémissements la succulence

 

De l’emmiellé suc du fruit de songeurs déserts

inéclose appétence à te boire en plénitude

goûte nu mon inavoué baiser levantines tes lèvres,

 

 

Poser ma bouche sur la nudité de tes yeux quand sourdent de l’oubli de séculaires visages érigés. D’un fond de mémoire où croupit l’absence du regard, flotte dans les veines du germe l’ombre de nos racines. Soufflée du temps respire par l’entrelacs de nos plaies l’image de langues écorchées.

 

 

 

Coule à toi le monde

 

Bruit en contre-ciel

fuyante mon imminence

 

À l’en-dessous des airs

s’abouche au souffle

feutrée fleurie ta voix

 

Sous l’élan du dedans

à l’orée d’écheveau

palpite lèvre à lèvre

notre baiser du silence

 

Brochée d’obscurité

sur son orbe tangente

s’évade hyaline l’étoile

en ton ventre fécond

antre de soleils à venir,

 

***

Anne-Marie Jeanjean « Dans les yeux de Zazz’ »

L’Harmattan éditeur, 106 pages, 12,5 €

 

Voici ce qu’en dit Christian Cavaillé :

« Un livre pour l'oreille et pour l'œil, un livre où les sons et les graphies se confrontent et se rencontrent, dansent en vis-à-vis et ensemble. Anne-Marie Jeanjean expérimente dans la langue comme sur la page une poésie visuelle qui émeut les mots et les lettres, rend sensible le sens en jouant avec jubilation sur les similitudes et les différences internes et externes des sonorités et des tracés. S'y reconnaissent des sortes de placards humoristiques, de comptines et l'influence de l'Extrême-Orient. Dans l'enfance du poème et de la graphie.

Un livre aussi poétiquement didactique qu'inventif. »

***

L’invité de l’émission du mardi 11 juillet 2023 est le poète et romancier :

 

Stéphane Amiot

 

Stéphane Amiot est né à Toulouse en juin 1968, mais il a passé son enfance en Charente, à Angoulême. Après des études de Lettres à Bordeaux, il est parti comme volontaire pour le Service National à Djibouti, découvrant la Corne de l’Afrique, la Tanzanie, Zanzibar, l’Éthiopie, le Kenya. Puis il a enseigné en Gironde, en Seine-et-Marne, dans le Loiret, à la Réunion.

Actuellement il est professeur de français dans la région toulousaine.

Stéphane Amiot est poète, romancier et auteur jeunesse.

Pour son livre « Saisons de lagunage » aux éditions Unicité il a reçu le Prix Renée Vivien et le Prix Touny-Lérys (de l’Académie des jeux floraux de Toulouse).

 

L’entretien avec Christian Saint-Paul sur sa création poétique est entrecoupée de lecture d’extraits de :

« Exegése des ruines » Encres Vives 2006

« A l’enseigne de mes pas » Encres Vives

Saisons de lagunage » éd. Unicité

« Observations pour un futur tératologique » Encres Vives

et d’un poème extrait de « Farfulaisons » poèmes pour la jeunesse à paraitre aux éditions Unicité.

 

Extraits :

 

Exégèse des ruines

 

île

parfum d'éden

dans l'haleine 

laiteuse du matin

le soleil allaite

tes seins dressés

dans la brume

collines au duvet roux des fanjans

miellat butiné du ciel

dans l'exil des palmes

 

----

 

goûte les fruits de ton île

enfant

ils ne sont pas défendus

ton île n'est pas le paradis

 

---

 

île

haute graminée de ta voix

que soit la juste mesure

de terre et d'eau

pour que s'envolent graines

ni trop lourdes

ni trop tendres

des paroles vagabondes

 

---

 

que reste-t-il

de la filiation des mornes

une toponymie

fantôme de la révolte

sur une insurrection de pierres

et la litanie que nul n'entonne

Anchaing

Cimendef

Cilaos

Mafate

Dimitile

Hauts lieux d'exil

de la mémoire

 

 

Saisons de lagunage

 

saute la porte des ganivelles

ouvre l'été

son ventre de saumure

ta course n'a pas d'âge

le crépuscule 

est loin

où tu mourras

tant de grains à arpenter

de sable et de peau

 

---

 

l'espoir

est d'un pays plus lointain

ses meutes en chasse

battant l'horizon

la tempête répand sa nuit

du ventre gonflé ne fleurissent 

que des labours d'orage

des percées d'oiseaux

éventrent les nuages

les caillebotis le disent

la saison des hommes est passée

chacun de nos pas

sur la grève

réveille un naufrage

la dune à genoux

il nous reste

à implorer les pins

dans le souffle des villages

suspendu par l'hiver

 

---

 

quelles mains jointes

à recueillir

quelle ablution

quelle sueur

du sel âcre des départs

sur la gabelle des jours mornes

sèche le sang des aurores

 

je parle dans les rameaux verts

d'anciennes blessures

 

quel sang à verser

pour faire parler les morts

quelle aube

à ensemencer

pour espérer demain 

 

 

Farfulaisons (inédit)

 

Plaire

S'il a plu aux temps composés

Demain plaira sans hésiter

Mais pour un peu qu'on recherchât

A piéger tous les candidats

Plaire sait jouer les mauvais plaisants

Et lui complaire peut être usant

Quand simple et passé nous leur plûmes

Et qu'elles plussent avec ou sans plumes

Il plut sans plaire mais de pleuvoir

C'est une plaie pour le savoir.

***

Stéphane Amiot : une voix à suivre qui renforce la richesse des forces poétiques installées en Occitanie.

***

L’émission du mardi 17 octobre 2023 est exclusivement consacrée dans le cadre des « Tempo Poème » lecture spectacle publique donnée à l’Ostal, la Maison de l’Occitanie, 11, rue Malcousinat à Toulouse à la poète :

Murièle Modély

Cette prestation s’est déroulée devant un public conquis le jeudi 19 octobre 2023.

Vous pouvez dans l’émission du 17 octobre 2023 en écouter de larges extraits, étant précisé que l’artiste lors de son passage à la radio était seule à lire ses poèmes alors que lors de son récital public elle était accompagnée de deux musiciens et d’un comédien.

L’amour est le chemin d’accès à la connaissance. Et c’est bien cette voie réellement infinie, elle, qu’empruntent depuis l’aube des temps, les artistes assoiffés de connaissance, les poètes en tête.

Dans la mémoire collective des toulousains et, nous l’espérons, dans la mémoire universelle, résonne cette phrase écrite en mai 1940 par le Cardinal Saliège : « Qui n’aime pas, ne comprend pas. C’est l’amour qui donne le sens du divin et de l’humain ».

Muriéle Modely vit à Toulouse où elle exerce le plus beau métier dont peut vouloir un poète, celui de bibliothécaire. Elle perpétue ainsi sans la savoir la tradition toulousaine qui veut que les bibliothèques soient animées par des poètes. Après Pierre Trainar à la Bibliothèque Universitaire et Monique-Lise Cohen à la Bibliothèque du Patrimoine de la Ville de Toulouse, Murièle Modély officie dans cette dernière prestigieuse bibliothèque.

 

Venue de l’île de La Réunion où elle est née à Saint-Denis, elle se fait connaître en publiant dans les revues puis fait paraître des livres de poèmes :

 

Penser maillée (2012) ; Je te vois (2014) ; Tu écris des poèmes (2017)  aux éditions du Cygne, Rester debout au milieu du trottoir, éditions Contre-Ciel (2014), Sur la table, éditions numériques Gazaq (2016) et Feu de tout bois, Délit buissonnier n° 1, tiré à part de la revue Nouveaux Délits (10 €) et Radicelles avec des photographies de Vincent Motard-Avargues, préface de Dominique Boudou, éditions Tarmac (18 €).1 - Feu de tout bois avec des illustrations de Sophie Vissière (10 € à commander à Nouveaux Délits, Létou, 46330 Saint-Cirq-Lapopie),

Feu de tout bois : une suite de poèmes écrits dans une langue simple et percutante, abordant sans emphase, comme par inadvertance, des constats sociaux, philosophiques, sans concession à la dure réalité de notre monde qu’elle révèle à sa fille :

« à l’instant même où la claque / nous pousse au premier cri / sache qu’à cet instant précis, des doigts invisibles / enfoncent dans notre gorge une gomme », mais ne se lamente pas et ramène à l’essentiel : l’amour

« sache ma douce enfant que je veux tant remplir, que tout s’estompe / l’amour est une éponge qui fait place nette pour d’autres ».

 

Et même si « l’arche n’empêche pas l’engloutissement » elle ne s’abandonne pas au défaitisme : « vivre au fond n’est pas bien compliqué / il suffit de s’en tenir au mot du jour / composer, décomposer, recomposer / une croix après l’autre / l’empilement des faits ».

 

Un souffle bien maîtrisé, une langue sûre qui dessine les contours obscurs et flous de notre monde convenu avec l’habileté de la mère douce qui sait conduire ses enfants sur les bons chemins.

 

Un ensemble de poèmes qui se rangent dans ce que Michel Cosem recherchait dès les années 70, une poésie à « l’imagination créatrice fondée sur le réel ».

Radicelles avec des photographies de Vincent Motard-Avargues, préface de Dominique Boudou, éditions Tarmac, 38 pages, 18 €.

 

C’est un beau livre par sa conception, son papier épais, ses reproductions photographiques d’une haute précision qui flamboient et qui creusent les ombres, tel un soleil qui traverse une journée.

 

Dominique Boudou dès ses premiers mots dans sa préface, prépare le lecteur à ces poèmes qui, s’ils relèvent plus du sensible que de l’intellectuel, sont de redoutables métaphores du monde hostile qu’il faut apprivoiser.

Ses poèmes sont le combat de Murièle Modély.

L’enfance qui la ramène au créole, à son île de La Réunion, à l’histoire douloureuse du peuple de cette terre grosse de magnificence.

Nul ne peut effacer ses racines, fussent-elles des radicelles qui, bien que fines et fragiles s’infiltrent plus sournoisement dans la mémoire.

 

Avec Radicelles, Murièle Modély est parvenue à sa pleine maturité.

Il est certain qu’elle va poursuivre ce ton de l’apogée. Nous sommes heureux de savoir que Toulouse compte parmi ses artistes de l’écriture, la figure de haut-vol de Murièle Modély !

 

à l’intérieur, tu as ce réseau complexe de radicelles

à l’intérieur, il a cette architecture compliquée de racines

et la ligne vous maintient dans cette autoplastie

 

Murièle Modély pratique "une poésie tendue comme un arc", comme elle le dit elle même dans l'entretien à lire sur le site des éditions Contre-Ciel. Il est vrai qu'on est loin ici d'une poésie surannée et gentillette sur l'amour et les petits oiseaux... en même tant qu'on n'est pas du tout du côté de l'expérimental à tout crin qui évacue le fond (autant dire le sens) au profit d'une forme complètement éclatée. 

 

Murièle Modély parvient à développer une écriture tranchante mais en même temps fluide : on lit ses poèmes d'une traite pour rester dans la vague de ses mots. Sa poésie est emprunte d'une grande sensualité. Les cinq sens et les corps sont omniprésents dans ses textes. C'était encore plus le cas avec "Penser maillée", son premier recueil qui explorait son identité réunionnaise. Dans "Rester debout au milieu du trottoir", on croise des couples au prise avec la jungle dans des appartements exigus, des femmes mauvaises, une ancienne fillette rousse qui attrapait des mouches, etc.

L'écriture de Murièle Modély a une poigne d'enfer.

***

Extraits :

Les filles à l'intérieur ne débordent jamais

Elles chauffent, éclatent, on ne les entend pas

Elles sont ceintes, tendues, droites, dans les nervures du cerveau

Elles explosent, l'une ou l'autre, l'une et l'autre, dans de tout petits pop

Les filles du dedans sont solidement scellées aux os par des agrafes

Elles sont le continuum, les cris qui miaulent à l'envers de la peau

Elles sont les acouphènes noyés sous le désordre du dehors

Les claquements de talons qui cèdent et font si joliment tanguer

Les filles à l'intérieur pourtant, ne sont rien, non vraiment rien

Que des petits bouts de métal qui rouillent, de la chair émiettée

*

Les filles de l'intérieur sont fébriles et sauvages

Elles aiment à rejouer les scènes du passé

La tragédie comique de tes airs compassés

Elles aiment, elles t'aiment

Tout tient en peu de lettres

Tu ne sais qui dehors souffle tous ces poèmes

Toute cette buée où les filles enfermées t'invitent à danser

*

Dans ton sac tu as

Ce miroir

Rond

Comme une pupille

De chatte

Tu inscris en son cercle

Le reflet

De ton demi-visage

Le rouge cramoisi

De ta demi-pommette

Et le monde à moitié

Se dilate, se contracte

Puis glisse à pas feutrés

Son velours sous l’iris

Sous le pan de l’étoffe

Tu regardes perplexe

Des filles feuler

*

Les jours où tu es triste

- Il y en a, elles n’y coupent pas-

Elles glissent d’entre tes jambes vers tes chevilles

Elles descendent en rappel les parois raides des pensées

- Elles sont fines : elles savent parfaitement où se cachent les mots-

Les jours où tu te sens triste

Elles tombent

- Tu ne peux rien y faire-

Elles gémissent et tombent

Ou le contraire

Tu reconnais toujours leurs cris sous tes talons

Les filles au dehors s’effritent

Comme des feuilles mortes

*

Au-dedans de toi, des villes

Des canaux, des réseaux s’agrègent

Des flux filent, des artères dévient

Des centres complexifient à la périphérie

Des strates et des strates de feuilles s’empilent

Dessinent des contours, un peu flous, un peu mous, à ta chair citadelle

Des filles et des filles se construisent, se déconstruisent, depuis la nuit des temps

A l’intérieur, des villes meurent

Tu le sens jusque dans la pointe de tes cheveux.

Ce champ de ruine sous le chantier toujours renouvelé : les pages

Qu’elles ou toi noircissent

Les filles, tu dis, habitent

Les cités inachevées

*

Sur tes papilles

Ça roule

Ça compte

Ça énumère

Que font donc les filles la nuit à l’envers de paupières ?

*

Qui sait ?

Au centre de la cage, ça grouille

Les filles toujours posent l’énigme

Elles sont des sphinx sublimes

Des silhouettes immobiles

Marmoréennes

Fatales

Elles usent des fils

Les déroulent sans fin

Entre ta vulve et ton vagin

Il y a là

Quelque part

Une pièce du puzzle

Les filles à l’intérieur sont futiles et joueuses

Elles s’amusent à cacher la découpe au hasard

Tu cherches, grinces

Des dents

Écarquilles les yeux

Tu tends

L’oreille à chaque indice

Dans chaque cicatrice se cache

Un élément manquant

Mais tout reste illisible

Au fond de ta culotte

Car bien que sympathique

L’encre (tout comme les filles)

Se carapate

***

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26/09/2023

L’émission du mardi 5 septembre 2023 est l’occasion avant de donner la parole à l’invité de présenter trois livres remarquables ; il s’agit de :

 

Alima Hamel « Médéa Mountains et autres textes »

éditions L’Œil d’Or, 2023, 77 pages, 13 €

***

La tragédie de la décennie noire de l’Algérie ne peut s’effacer. Elle ressurgit à Toulouse spasmodiquement le 4 mai 2023 dans les larmes de la poète algérienne Samira Negrouche évoquant l’assassinat de Tahar Djaout au moment de recevoir ses lettres de maîtrise ès-jeux de l’Académie des jeux floraux de Toulouse.

C’est aussi à Toulouse qu’est venu se réfugier mon ami le poète Abdelmajid Kaouah, journaliste et homme de radio.

C’est à Toulouse, au théâtre Sorano en janvier 2019 qu’a été donnée « Médéa Mountains » d’Alima Hamel, ce long poème autobiographique qui déroule le fil ténu d’une vie, celle d’une femme née à Nantes d’une famille algérienne de Médéa, avec cinq filles, qui voit ses sœurs livrées à la fatalité d’un destin décidé par le père dans la complicité incompréhensible de la mère : celui du retour définitif à Médéa en vue d’un mariage arrangé.

C’est lors d’une résidence dans un théâtre toulousain qu’a été écrit ce texte sobre et magnifique qui hurle tout le traumatisme de ce choc de deux mentalités, la première, ouverte, des jeunes françaises promises aux études, l’autre, fermée sur sa tradition, de femmes amputées de leur vie, réduites à la domesticité de leur mari. Qu’une mère abandonne ses filles à un sort aussi sordide épouvante la conscience d’Alima Hamel. Une de ses sœurs parvient à fuir le jour même du départ pour l’Algérie. Son courage lui épargne une vie recluse à Médéa et elle vit désormais en France près de sa sœur et de sa mère. Mais une des filles remises à Médéa est égorgée avec son mari par les islamistes en 1997.

Le long poème scénique « Médéa Mountains » nous immerge dans la violence ritualisée des vies empêchées, dans l’acceptation suffocante de mœurs qui maintiennent la femme dans l’esclavage de l’homme.

« Médéa Mountains » est une catharsis pour parvenir à vivre dans l’image d’une sœur innocente égorgée, mais constitue aussi un acte de conscience : celui de nommer par l’intensité de l’écriture le désastre de la résignation.

 

****

Lydie Salvayre « Irréfutable essai de successologie »

éd.Seuil 2023, 70 p, 17,50 €

 

Lydie Salvayre qui occupe une place prépondérante parmi les grands auteurs de notre siècle, nous a habitués aux romans qui nous saisissent d’heureuse admiration par leur puissance. Impossible d’en sortir indemnes. Se renouvelant quelquefois par le poème avec sa magie de l’oralité, elle nous stupéfie par le style éminemment jouissif de son « Irréfutable essai de successologie ». Elle s’était déjà attaquée autrefois aux travers de notre société marchande, mais en empruntant la voie de l’essai, elle décuple par son ton l’efficacité de tourner nos mœurs mercantiles en totale dérision. La voilà qui se lance tête baissée dans la plus grande apologie de ceux qui n’ont qu’un but dans notre monde, celui du succès. Car le succès peut tout. Il transforme l’imbécile en génie. Il efface nos défauts, fait oublier nos mauvaises actions. Il est aphrodisiaque. Et puisqu’il faut s’acharner à la conquête de ce succès, remède miracle à tous nos maux, elle va nous en donner la recette aux multiples facettes. D’abord, il faut plaire au plus grand nombre. Savoir se comporter dans le seul souci de son propre intérêt dans le monde littéraire (qu’elle connaît bien !). Fuir par exemple, immédiatement, le poète débutant. La médiocrité nous étant naturelle, il faut composer avec elle car elle nous ouvrira les portes du succès si nous savons conquérir la classe moyenne. L’essentiel est de paraître. Aujourd’hui, l’habit fait le moine. Les moches et les vieux ne peuvent plus rien espérer. Parce que tout s’achète, il faut apprendre à vendre du vent, à médire d’autrui, à mépriser à bon escient et à faire bon usage du malheur d’autrui et du mensonge. Au regard des règles du succès des poètes tels Rimbaud ou Sylvia Plath n’étaient que des infirmes en matière de Gloire et l’ont payé de leur vie.

Ce catalogue hilarant des ingrédients du succès est un exercice de style d’autant plus remarquable qu’il est ponctué de l’authentique culture de son auteure qui recense comme des hérésies à ce succès à atteindre, la posture d’artistes aussi peu doués qu’Horace, Paul-Jean Toulet, La Fontaine, Rilke, Corneille, Rousseau, Tsvetaieva, Hemingway, Sylvia Plath etc.

Les quatre dernières pages apaisent l’incompréhension qui finit par s’emparer du lecteur sidéré des certitudes sur la valeur inébranlable du succès.

A vous de les découvrir pour votre salut.

****

Louis Aragon « Les chambres - Poème du temps qui ne passe pas »

éd. Gallimard 2022, 75 p, 12 €

 

C’est dans cette année de rupture : 1968, que Louis Aragon au faîte de sa gloire poétique entame l’écriture de ses plus bouleversants poèmes d’amour et les derniers. Le Seuil les publiera l’année suivante et Gallimard les rééditera en 2002.Jamais le génie poétique de ce poète mythique n’avait été aussi puissant dans ses aveux d’une réalité cruelle mais exaltante qui est celle d’un bilan d’une vie dominée par les affres de l’amour et qui s’enfonce dans la vieillesse. Une humanité désarmante tissée d’une humilité sans pudeur donne à ce recueil une grandeur à nulle autre pareille de son œuvre grandiose. Et le style inégalable est toujours aussi percutant.

Les poèmes sont œuvre de mémoire. Celle d’une vie entière qui laisse ce goût habitué d’un étirement sans cesse prolongé et pourtant le déchirement d’avoir à quitter la scène. Une vie fait d’ombre et de solitude comme l’amour voué à Elsa avec son éblouissement et ses orages. Cet amour fou qui a été perdu juste le temps d’en connaître l’effrayante absence, comme pour se faire peur.

L’amour s’abrite dans les chambres qui défilent dans la mémoire. Et celui qui a tant vécu n’a plus de secret à préserver devant la mort qui s’avance. La sincérité qui en résulte autorise cet hymne à l’amour que sont « Les Chambres » à ne rien éluder d’une réalité triviale, celle d’une violence propre à l’homme : « Chambres d’attente où la femme patiemment / Prépare son corps à la violence ». L’amour est la seule consolation devant la finitude de la condition humaine, mais il ne parvient pas à entraver une désolante solitude.

L’amour est le « temps qui ne passe pas » ce qui fait dire quelques décennies plus tard au poète André Velter : « Je ne peux me passer de ce qui ne passe pas » (« Trafiquer dans l’infini » Gallimard).

« Les Chambres » un chef d’œuvre de la poésie du XXème siècle qu’il est impossible d’ignorer.

***

Dans cette émission du mardi 5 septembre 2023, l’invité est le poète et critique :

 

Georges Cathalo

 

Né le 22 décembre 1947 à Albi, il a passé toute son enfance dans la campagne tarnaise avant de devenir instituteur. Il vit depuis lors à Saint-Vincent, non loin de Toulouse.

Ses premières publications poétiques, en revues, datent de 1974. Il a fait partie des Comités de Rédaction de plusieurs revues comme La Tour de Feu, Texture, Rétro-Viseur et Friches. Ses textes ont paru dans de nombreuses revues et anthologies. Sa bibliographie comprend actuellement 40 recueils parus essentiellement chez des éditeurs dits "confidentiels" ; la plupart de ces ouvrages sont épuisés. Parmi les plus récents, on peut citer :

 

Noms communs (Gros Textes éd., 2004)

Quotidiennes pour oublier (La Porte éd., 2006)

Absurdement vôtre (Mots & Cie éd., 2006)

L'échappée (Encres Vives éd., 2006)

Brèves d’Ovalie (Chiflet & Cie éd., 2007), avec Laurent Galès

Quotidiennes pour dire (La Porte éd., 2007)

A l’envers des nuages (Encres Vives éd., 2009)

Noms communs, deuxième vague (Gros Textes éd., 2010)

Brèves d’Ovalie, deuxième mi-temps (Chiflet & Cie éd., 2011), avec Laurent Galès

Au carrefour des errances (Airelles éd., 2011)

Quotidiennes pour écrire (La Porte éd., 2011)

Quotidiennes pour résister (La Porte éd., 2013)

Près des yeux près du cœur (La Renarde Rouge éd., 2014)

La feuillée des mots (Henry éd., 2014)

Quotidiennes pour interroger (La Porte éd., 2014)

Brèves d'Ovalie, troisième mi-temps (Chiflet &Cie éd., 2015), avec Laurent Galès

Bestioleries poétiques (Les Carnets du Dessert de Lune éd., 2015)

Quotidiennes pour lire (La Porte éd., 2016)

Quotidiennes pour survivre (La Porte éd., 2018)

La cendre de nos jours (A l’index éd., 2019)

***

Dans le recueil « La cendre des jours » le poète prend la précaution d’avertir le lecteur : « Ce recueil de poèmes aurait pu s’intituler « La réalité fragmentée » par antiphrase ou par provocation par rapport à deux notions actuelles qui prennent sournoisement une ampleur inégalée : la fragmentation et la réalité augmentée. »

La matière qui donne lieu au poème est sa captation du réel à partir des faits marquant l’actualité : faits divers, scandales politiques, catastrophes naturelles, attentats etc. Le constat est une succession de cataclysmes y compris littéraires, que seule la poésie par sa seule survivance dans la débâcle peut nous faire endurer. C’est cette présence vécue comme un présent que nous offre la poésie. Elle rend une dignité de vivre à celui qui n’en finit pas de s’indigner.

Ces poèmes disent sans ambages la folie du monde que le progrès technologique, loin de l’avoir détruite, a tragiquement, en certains cas, particulièrement renforcée.

Ces cris d’alerte se mêlent à un vécu métaphysique, à une appréhension de la mort qui seule l’obligerait à cesser d’appartenir à l’action du monde.

Et l’action contemplative est action de célébration. C’est ce regard émerveillé qu’il porte sur des lieux parfois aussi familiers que sa maison de plein vent « La Citadelle » dans le vallonnement du Lauragais.

Le poète n’a d’outil que les mots pour changer le monde. Avec eux, il a décrété faire alliance et il lance les mots dans les poèmes toujours dans la fraternité, dans l’affection des êtres qui l’environnent, vivants ou morts.

A chaque poème, un être cher pour lequel le poème est écrit. De l’essence des personnes désignées, il en saisit le relief et le dilue dans ce qu’il rencontre de plus spécifique et étonnamment universel.

Une langue sobre économe d’adjectifs.

Georges Cathalo met les mots au profit de ce qu’il voit. Et c’est la peur qu’il voit, celle qui rôde partout.

« Ils ont peur » dénonce-t-il dans le recueil éponyme très justement illustré par Lionel Balard par des gravures sur le thème du « Cri » de Munch.

Car la peur est un cri sourd. Peur engendrée plus par l’agissement des hommes dominateurs que par le condition humaine. L’asservissement des hommes aux hommes abolit toute pensée et conduit à se taire.

C’est de ce silence forcé qu’il faut sortir le cri.

Trois recueils à lire sans attendre !

***

Extraits :

 

FILETS

 

à Régine et Guy Bernot

 

relever chaque jour les filets

d’une pêche miraculeuse

afin de se rassurer

sans se disperser

 

simple question de survie

 

et les gardiens de la peur

auront beau souffler

sur les braises du doute

vous avancerez de front

 

avec les mots devinés

posés sur la page blanche

 

avec les images furtives

fixées sur la pellicule.

 

-&-&-&-&-

 

SOUVENIR

 

à Yves Heurté, i.m.

 

toi qui t’excusais toujours

qui avais peur de déranger

nous pardonneras-tu

d’avoir poursuivi notre chemin

pendant que tu agonisais

 

nous pardonneras-tu

d’avoir ri et d’avoir souri

en découvrant de nouveaux miracles

avant et après ta disparition

 

nous pardonneras-tu enfin

d’avoir osé escalader nos souvenirs

comme tombes et caveaux refermés

après les ultimes gestes symboliques

une rose une poignée de terre

gestes des derniers instants.

 

(in En alliance des mots (Henry éd., 2022))

 

Ils ont peur du vacarme

Et des remous de leurs cerveaux

Et du vide qui les entoure

Et du trop-plein de chaque jour

 

 

Ils ont peur du silence

Et du poids des secondes

Qui s’égrènent à la vitesse du feu

Aspirées vers un gouffre invisible

***

Ils ont peur de la paix

De la sournoise et sourde alliance

Des pactes de non-agression

Du calme plat avant la tempête

 

 

Ils ont peur de toutes les guerres

Atomiques et bactériologiques

Des guerres de sang et de religion

De toutes les guerres aux gueules béantes

***

Ils ont peur quand ils arrivent

Égarés dans un pays inconnu

Sur une terre jugée inhospitalière

Sous leurs pieds hésitants

 

Ils ont peur quand ils partent

En laissant derrière eux

Leurs ombres portées sur une façade

Et les regards inquiets de ceux qui restent

 

(in Ils ont peur (Les Cahiers des Passerelles éd., 2023))

***

 

dites donc les poètes

y aurait-il un âge pour mourir

à 46 ans comme Nerval

ou à 37 comme Rimbaud

ou bien encore moins

à 32 comme François Villon

ou à 20 comme Radiguet

faut pas encombrer l’espace

vivre trop vieux lasse les foules.

 

-=-=-

comme il ne pouvait plus écrire

Johann Wolfgang Goethe

hurlait hurlait tant qu’il pouvait

sur son lit de mort

dans la pénombre de sa chambre

il hurlait et répétait

son chant du cygne et de poète

Mehr Licht ! Mehr Licht !

plus de lumière plus de lumière.

 

-=-=-

 

de grâce n’oublions pas

Alphonse de Lamartine

débarrassé du romantisme

des préjugés des fausses-images

pour rappeler le courageux député

qu’il fut pendant quinze ans

et qui fit rajouter le mot « fraternité »

à la devise républicaine.

 

-=-=-

 

« comme le scorpion mon frère »

chantait le poète Nazim Hikmet

tu es comme le scorpion

ou disons plutôt

que tu aimerais être comme lui

à tenir plus de deux ans

sans boire et sans manger.

 

(in Noms propres au singulier, à paraître en 2023chez Gros Textes éd.)

***

Une année auparavant, le 6 septembre 2022, après avoir présenté la dernière publication de Marc Tison « Autour du pot » éd. mtmgn coll. Les phonations flexibles » (56 p, 10 €), poésie à dire où l’art puise son éclat dans une trivialité pleine d’humour, et la publication aux excellentes éditions Po&Psy de « Eclats de vie » de Tatiana Daniliyants  (traduit du russe et illustré par Christine Zeytounian-Beloüs), je recevais à Radio Occitanie le poète, romancier, slameur, Maître ès-jeux de l’Académie des jeux floraux de Toulouse :

Marc Alexandre Oho Bambé.

Dans cette émission il décrit son parcours de vie d’homme et d’artiste. Venu du Cameroun il quitte Douala pour poursuivre ses études à Lilles. Il devient journaliste et chroniqueur littéraire. Il fonde On a slamé sur la lune publie Le Chant des possibles qui est récompensé par le Prix Verlaine de l’Académie Française en 2016.

Son œuvre puissante ancrée dans un humanisme profond se continue après de nombreuses publications par « La vie poème » paru aux éditions de L’Armourier.

Le slameur accompagné par la musique de Caroline Bentz donne à écouter aux auditeurs les poèmes rythmés de cette dernière publication.

Le public toulousain a eu le plaisir de l’écouter lors des journées européennes du Patrimoine à l’Hôtel d’Assézat le 17 septembre 2023.

***

Extraits de La vie poème :

 

Est-ce grave

Si je Douala

Si je N’gola

Si je Garoua

Si j’Abidjan

Si je Paris

Si je Dakar

Si je Brazza

Si je Safi

Si je Beyrouth

Si je London

Si je New York

Si je Québec

Si je Jacmel

Si je Camer

Si je Comores

Si je m’en vais

Si je m’évade

Si je me vide

 

C’est pour m’emplir

 

De paix

****

Est-ce grave

Si je m’attache

A rien

Et me détache

De tout

Si je me meurs

Si je me mens

Si je me mets

Dans de beaux draps

Parfois

Si ainsi seulement

Je me sens vivant

Si jeune et vieux

Je suis une âme

A feu

Est-ce grave

Si je me meus

Vers vous

Est-ce grave

Si on s’éprend

Si on s’apprend

Si on se jette

Si on se reprend

Si on s’entend

Si on se défend

Si on se détend

Si on se ressent

Si on se ressemble

Si on se rassemble enfin

 

Est-ce grave ?

***

Nous sommes des ingouvernables

Fous perchés qui résistent

Depuis leur astre lunaire

Fous perchés qui osent y croire encore

Et s’attèlent, à cueillir chaque jour

Le jour et l’espérance du jour

Fous perchés qui persistent et signent

Amarrés à la beauté, martèlent et sèment

l’amour et la tendresse

A marée haute

Mettant tant de cœur à l’ouvrage

De vivre en harmonie et de faire de la vie

Une prose commune, cause première

Au-dessus de toutes les causes connues

****

La vie poème éd. Mémoire d’encrier, 155 p, 14

 

 

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08/08/2023

Elisabeth Aragon traduite en espagnol et dans l’épouvante de la guerre

 

Elisabeth Aragon et sa traductrice en espagnol Matilde Muñoz sont les deux invitées de l’émission du mardi 27 juin 2023.

Elisabeth Aragon annonce la création d'une collection de poésie en langue espagnole nommée "Esparto" aux éditions en région toulousaine : AZ'ART ATELIER dont elle est la directrice.

 

Le premier ouvrage publié est le livre d'Elisabeth Aragon : "Horizonte Andaluz" traduit de "Horizon Andalou" par Matilde Muñoz (16 € ).

Matilde Muñoz donne une lecture d’un extrait révélant la magnificence de la langue espagnole qui donne un nouveau relief aux poèmes d’Horizon Andalou comme si ceux-ci avaient trouvé leur vraie patrie dans la langue espagnole.

Elisabeth Aragon ensuite, en hommage à Michel Cosem récemment disparu, lit des extraits de recueils publiés à Encres Vives : "L'Echo venant du monde", "Lieu-dit du Grand Silence".

On l’écoute après cela dans la lecture d'extraits de "L’Échappée belle" livre paru aux éditions du Petit Véhicule. Elle termine par la lecture de poèmes inédits en réaction à la guerre en Ukraine « Belchite ou Kiev ».

Ces lectures sont entrecoupées d’un dialogue autour de la poésie, de son œuvre, et de sa posture humaine et créatrice.

C’est une personnalité volontaire, engagée dans la vocation d’habiter le monde en poète, volontiers nostalgique et empreinte d’une mélancolie originelle qui se dessine au cours de notre entretien.

Cette dernière émission avec Elisabeth Aragon confirme en l’augmentant le commentaire d’une précédente émission pour laquelle j’avais noté :

« Elle avance dans son œuvre d’abord à pas furtifs, et maintenant avec la marche sûre et puissante des faiseurs d’épopées.

D’emblée les poèmes d’Elisabeth Aragon dans « La Découvrance » en 1987, révèlent un ton, une voix où les surprises des images, illuminent la parole du poème. Car ses poèmes sont des poèmes de l’oralité. Ils se situent dans le vécu. Les expériences de la vie accompagnent, selon sa propre expression, « le chemin poétique qui [la] tient ».

Le poème dit alors l’amour toujours reçu comme une découverte :

« je découvre mon corps à ton corps emporté / et je sais maintenant / nos yeux cyclopéens / se riant de la terre / comme une ondée ».

Mais elle subit aussi le tourment de l’absence :

« Je suis la perte, la déchirure à l’infini / Blessure léchée de l’enfance, / je ne sais que le martèlement / de mon âme qui grêle / dans ton silence. »

Elisabeth Aragon va poursuivre son long chemin d’écriture dans l’illustration parfaite de l’assertion de Joël Vernet : « Je ne connais qu’un beau mariage : celui de la langue et de la vie. Il est toute ma joie ».

C’est cette joie d’unir dans l’harmonie la langue et la vie qu’elle nous offre dans ses poèmes.

Son nom apparaît dans les revues : Décharge, Verso, Comme en Poésie, mais surtout Encres Vives. En 2000, elle publie aux éditions du Petit Véhicule à Nantes, « L’Echappée belle ».

Des poèmes plus resserrés, une extrême précaution dans l’ajustement des mots, une sobriété qui signe une grande tension pour concentrer les épousailles de la vie et de la langue dans un poème dépouillé de toute scorie, de toute fioriture qui en dilueraient la puissance.

Elle saisit et magnifie les fulgurances de la vie.

Mais la parole se fait plus ample dans son recueil « L’Echo venant du monde » paru en 2010 à Encres Vives. Le poème se fait célébration, l’intensité dramatique s’estompe au profit d’une volupté née toujours de cette union réussie de la vie et de la langue.

La célébration sera aussi celle des lieux. L’Italie avec « Lieu-dit du Grand Silence » aux éditions Encres Vives.

 

Enfin, l’épopée jaillit, avec « Horizon Andalou » ( az’art atelier éditions) magnifique dans son envol, son ampleur qui force le vertige de plaisir de la fusion inégalée de la vie et de la langue.

 

L’amour du village Gorafé, dans ce qu’il a de plus intime et donc de plus difficile à exprimer, résonne comme une cavalcade de tintements de cloches pour le fêter.

Elisabeth Aragon s’empare de ce monde andalou qui non seulement l’accueille, mais encore la renferme en son sein, comme une de ses nécessaires composantes.

Nous demeurons à l’écoute de cette grande voix d’Elisabeth Aragon.»

 

Ce 27 juin 2023, nous avons eu la chance d’écouter les plus récents poèmes d’Elisabeth Aragon nés du choc ressenti par cette artiste percluse des souffrances humaines, par la guerre de la Russie contre l’Ukraine.

 

Ecoutons-la dans ces poèmes bientôt publiés et qui pourraient avoir pour titre « Belchite ou Kiev ».

Elisabeth Aragon, une œuvre à suivre ainsi que les éditions de notre région toulousaine Az’art Atelier et de la collection « Esparto ».

*****

 

 

Poèmes encore inédits au 27 juin 2023 :

 

 

 

 

Tanière de l'exil

L’horodateur des explosions

A inversé le temps

Retour au soir

Vers l'immeuble éventré

Mygale de poutrelles

L’heure hybride des guerres

Et des bombardements

Je tremble à vos noms

Qui tirera encore la sonnette d’alarme ?

Le corridor des caves

Tremble de vos rumeurs

Le chat roux frôle mes jambes

Les volets sont en tuile

Pourtant ici rien n’a bougé

 

Le jour s’abandonne

Ton ombre familière,

Glissante

Je m’accorde au pas de l’hôte

Cet à côté de l’infini

Poussière d’espadrilles

Les ailes sont repliées

Sac à dos

Balancier des défunts

Juste ce duvet coincé dans la fermeture éclair

Une goutte de sang

Poinçon sur le trottoir

Qui en saura le sceau ?

 

Tu regardes au bas de ton désir

Tout te revient

Ce suintement des corps

La chaleur étouffante

Et ce balcon au ciel

La peau translucide du rideau

Au pied du lit

Un rien du plus de l’âme

La robe échouée

L’empreinte de tes pieds nus

A peine évaporées

La nuit se fait plus douce

 

Tu n’allumeras pas la radio

Tu garderas seulement l’écho

Des tourterelles

La boule froissée du temps

S’élargit dans ta poche

Elle gonfle le coton comme une tumeur maligne

Dans ta main

Aucun calendrier

Rien n’est plus à se dire

 

Ce divorce aux hommes

L’actualité des guerres

Et ces supercheries

Plus d’accords dissonants ni de discours haineux

Tu n’es plus au savoir des nouvelles

Aucune explication suffit au désespoir

Tu as derrière toi trop de prénoms sans yeux

Le disque sur la platine

Se raille de leur silence

 

Le soir entoure le jour de lueurs métalliques

La haie comme une herse

Martèlement des langues inconnues

D’un pays, de frontière effacée

Tes lèvres en ont gercées de leur flot

Ces corps à la renverse

Un fourré de linceul

 

La ligne du feu est pourtant plus lointaine

Plus au sud, plus au nord,

Au plus de chaque errance

Toujours au plus du présent

Enfant, guérillero

Femmes sans étreintes

Invincibles mémoires

 

Ce bras tendu encore chaud

Angle de rue ou basse fosse

L’adresse m’est inconnue

Mais ce gel de l’âme

Mais ce gilet sur un visage

Drapeau déchiré à l’éphémère

La laine moisira

Terruel

Dombas

 

La voix suave du GPS

Je tourne sur moi-même

Derviche de la mort

Nous faisons route ensembles

 

Les corps ont égrené leurs semailles de chair

Orbites sans yeux

Broderie décousues au revers du mouchoir

L’amante sur le palier du vide

Ana

Anastasia

La neige fond

Le sol craquèle

Guadalquivir

Danube

Le manque des années élargira le front des nouveaux nés

 

Les corps ont égrené leurs semailles de chair

Qui sait

Les épines, les chardons ?

La dernière bouffée

Et ce vol des milans

Qui sépare le ciel

 

Tu t’étends face au blé, à l’ombre des chênes

Tu regardes la sauterelle toute proche

Ces lichens comme des taches d’encre sèche

 

Le vent encore une fois a retourné sa veste

Bach ou Mozart vacillent dans la cuisine

Mise à sac au repli de mon âme

L’assiette s’est brisée

Un carreau s’est fendu

Tu décomptes en silence

La perte au vaisselier

 

L’invraisemblable toujours parraine l’absurde

Fredaine tronquée du cri de la révolte

A l’heure du journal

Tu détournes ta peur

Inlassablement ton regard s’échappe

La pile des livres près du Canapé,

Ton amour endormi

Le virage des mois n’a pas fini de creuser le delta

Tu n’écoutes plus la voix, tu fuis dans le poème

Les noces de coton

Se déchirent à ton coude

Tu sauves ton enfance dans un dédale bleu

Les marches de l’océan, bennes du bas-fond

Tu avales l’eau salée et recrache le rêve

Les livres près du canapé

Toujours

Leurs mains te portent

 

Cohorte des vivants,

Lagunes humaines des fossés

De Marioupol à Guernica

La même déshérence

Le crève-cœur des vies

balluchons,

pompons sanglants des manèges

Valises éventrées

Quatre roulettes à la russe

Brigade invisible

La divisons des corps

Belchite ou Kiev

 

Les chats dans leur caisses

Peluches de l’exil

Dernières trophées du passé

Et ces enfants assis

Aux bras de leur doudou

La confusion des mères

La confusion

 

 

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13/07/2023

Joan Jordà ; Alain Dulot ; Fethi Benslama ; Tahar Bekri

J’ai profité de l’émission du mardi 4 juillet 2023 pour faire l’apologie des deux expositions consacrées au grand artiste Joan Jordà ( 1929 - 2020 ), qui était la fierté de Toulouse, ville qu’il avait élue pour résider dès 1945.

Cette rétrospective de son œuvre sous l’appellation « Ombre et lumière » est considérable tant par la quantité des toiles, dessins, gravures, sculptures que par l’engagement artistique d’une originalité telle qu’elle fait de ce plasticien un artiste unique. Jamais un titre pour une exposition n’a été à la fois si coutumier et si représentatif de la posture de ce peintre qui, certes, avait composé des scènes tauromachiques - l’arène étant par définition le lieu même où alternent l’ombre et la lumière, solaire dans ce cas - mais n’avait jamais cessé de naviguer tout au long de sa prodigue création de l’ombre terrible des ténèbres à l’illumination solaire de la vie.

L’exposition a lieu au Château de La Réole dans la Haute-Garonne du 2 juin 2023 au 24 septembre 2023 et à Toulouse à la Galerie 3.1 du 2 juin 2023 au 26 août 2023.

A l’occasion de cette exposition, a été édité un livre au titre éponyme sous la direction de Muriel Sirat Jougla, textes dans les deux langues de l’artiste : le catalan (Ombra i lum) et le français. Les textes sont signés : Sébastien Vincini, Danièle Devynck, Muriel Sirat Jougla, Marie-Louise Roubaud, Béatrice Bouffil, Lydie Salvayre, Christian Saint-Paul.

Dans cette émission radiophonique du 4 juillet, je dis aux auditeurs, que je vois dans les expositions et le livre magistral comme dans tout ce que nous laisse Joan Jordà, « une œuvre prophétique ».

Joan Jordà, une œuvre prophétique

« Dans mes toiles je ne saurais me passer d’une présence humaine pour le dialogue ou l’interrogation » révèle Joan Jordà dans ses notes d’atelier qui éclairent avec une sobriété exemplaire le cheminement de sa création artistique. L’abondante œuvre de cet artiste exilé en France à l’âge de dix ans est toujours imprégnée de l’âme espagnole et catalane de ses origines. Cette sensibilité particulière, née de l’enfance, n’a cessé de s’amplifier dans une volonté inébranlable qui signe sa posture esthétique, dépassant de très loin l’évidente influence des maîtres espagnols, Picasso et Goya en tête. Et si ses tableaux nous saisissent tant, c’est parce qu’il règne en chacun d’eux cette « présence humaine » comme autant de regards sur notre humanité.

Joan Jordà place l’homme au centre de son bouleversant travail. Même lorsqu’il exerce sa virtuosité de coloriste et de compositeur de formes comme dans sa toile « Modernité » pour nous signifier qu’il s’inscrit de plain-pied et sans retenue dans la contemporanéité de l’art, lui qui n’ignore rien des traditions, aussi à l’aise dans l’épopée tauromachique que dans la familiarité des Ménines, il a recours à la figure humaine sans laquelle rien n’aurait été possible.

Dans ses toiles, Joan Jordà est un démurge. Il façonne un monde qu’il nous tend comme un livre à lire. Et il a beau écrire que « même dans ses moments les plus agressifs, la peinture est trop silencieuse pour être dérangeante », toutes ses toiles sont prophétiques.

Or, la prophétie est ce qui caractérise l’artiste authentique. Ce n’est pas une divination. Jordà ne joue pas à la Pythie. Il dépouille les formes pour récurer jusqu’à l’os la chair de la réalité. Sa vision nous désigne le monde tel qu’il est et que nous ne voyons pas. Le choc qui en résulte est précisément celui de la sidération de la prophétie. L’humanité devient spectrale. Nous contemplons des êtres aux prises avec leurs bourreaux ou, s’ils sont saufs, qui deviennent des choses pour toute leur vie. Seuls les tyrans tentent d’échapper à cet anéantissement qui s’abat sur la plupart des êtres qui aspirent à s’évader du vide d’une vie noyée dans l’oppression qu’exerce leur survie, mais n’y parviennent à aucun moment.

C’est cette lucidité dérangeante née, enfant, de la fuite de son pays sous le feu de la guerre, s’incarnant dans ces corps rouge sang aux contours noirs, qui hurle sa terreur dans le silence des toiles.

L’obsession de cette violence, expression prophétique du génie de Joan Jordà, a le pouvoir de nous tenir éveillés. L’incendie de ses toiles brûle nos vies habituées, réveille la torpeur de nos bonnes consciences réfugiées dans le déni. La prophétie de Joan Jordà prolonge par l’image les propos de la philosophe Simone Weil qui fit aussi l’expérience de la guerre d’Espagne et qui avait constaté qu’il n’était « rien de plus naturel à l’homme que de tuer » ceux dont la vie était remisée par les puissants en dehors de toute valeur. Force est de témoigner que cette prophétie prévaut toujours dans notre monde.

Alors, Jordà a immortalisé dans ses toiles la multiplicité des formes que peut prendre la douleur, telles ses représentations de la Crucifixion sous le titre blasphématoire de « Personnage cloué ».

Mais la prophétie de Jordà ne se borne pas à nous écraser de malheur. Il n’est pas de fatalité sans issue. L’homme est aussi capable de forger son Paradis puisqu’il a le don d’émerveillement. Avec sa série de diptyques sur « Les désastres de la guerre et les délices de la paix », confrontant les deux états, sa jubilation de peindre est flagrante. Il y a comme un retour aux œuvres plus anciennes où il excellait déjà dans sa recherche d’un rendu très graphique.

Joan Jordà, comme tous les grands désespérés, n’était pas un homme triste. Aucun de ses malheurs n’avait entaché son amour de la vie, alors même qu’il considérait celle-ci, dans une conception très espagnole à la Unamuno, comme une tragédie.

Son œuvre, en sus du patrimoine artistique qu’elle nous offre, est salvatrice puisqu’elle nous guérit de l’indifférence, le pire de tous les maux.

Christian Saint-Paul

***

Béatrice Bouffil, Mainteneur de l’Académie des Jeux floraux et qui a publié un livre de poèmes « Obstinés à la vie, chassés du Paradis » (Les éditions de La Sibylle, non paginé, 27 €) avec et sur des illustrations de Joan Jordà qui a remporté le Prix Poésie des Gourmets des Lettres, a écrit en hommage à son ami peintre, un poème qui figure dans les deux langues dans le livre « Ombre et lumière » :

Joan, l’écorché

 

Ta peau de parchemin

Luit de larmes noircies

De crocs de chien limés

De peines incendiées

Et ta cendre couvre mon front

D’un impossible repentir

T’avons-nous suffisamment aimé ?

Avons-nous tendu les mains

Au creux de ton obscurité ?

Je t’ai vu épuisé de vie

De lente agonie de la vie

Tu t’es ouvert en deux

Les cerneaux de tes toiles repoussent le destin

Mais sa putréfaction menace jusqu’aux chairs

L’os purulent de sang

Le sang des morts pour rien

L’ignominie sadique l’indignité cynique

De tous les assassins

Tu nous a dénudés

Et en te regardant c’est le fond que l’on touche

Les jambes écartées

Le rose d’une peau qui tremble de désir

Et la main et la main qui ne se pose pas

Et tous ces orifices

Qui ne se comblent pas

Tu nous as déboîtés

Enfant au pied lancé de rage dans ses cubes

Qui sait les pyramides pour toujours effondrées

Faces éclatées de rouge Feu et froid,

Bleu et noir

Froid réveil Réchauffer

Et l’orgueil du plus haut

L’élévation attendue aspire tes humeurs

Vers une bouche immense

Aux dents de gouttes et plaies

Tu les mords tu es mort

Depuis si longtemps que tu en ris

Et je ne sais quoi dire sauf

À lire tes yeux avalanchés d’images

Gelées dans le chaos couleur persécution

Et cristaux de tempête

Qui est venue amasser

Le monde à tes pieds

Le scalp de ton pinceau

Panse les Écorchés

Par toi sommes Pensée

Et ton œuvre s’allonge

À l’horizon muet de tous les exilés

Ton nom venu de loin

De descente de croix *

Ton nom Joan Jordà

Béatrice Bouffil

 

* JORDA , Etymologie possible hébreu : Descente

 

***

Poème suivi de mon poème :

Né à San Feliu de Guixols

 

à Joan Jordà (1929 - 2020)

 

Joan,

quand la porte s’ouvrait

tu apparaissais

les yeux rieurs pour un fort abrazo

et nous montions les quelques marches

impossibles à Amapola *:

nous allions clore le monde sur nous

pour l’illustrer

brouillant les frontières

mêlant le feu et les cendres

dans la vision noire de la foudre.

 

Tu me disais que le poème

avait son propre corps

qu’il s’ouvrait dans ta main à sa mesure

qu’il façonnait son image

simple représentation de la parole.

 

Du monde sans appui tu témoignais

pur sujet de tous les poèmes

figure de tous tes spectres

se débattant sur les rives de la violence.

 

De mon poème** tout de suite tes pinceaux crucifièrent

Callas sur sa roue

 

Voir ce qu’il faut avoir vu

la sensation d’un monde vécu par tous

et son image donnée à ceux qui sont restés derrière la porte.

Tes barbouillages

comme tu les nommais Joan

sont des pierres lancées à la face des tyrans

le destin toujours chargé de menaces

le peu de feu qui couve jusqu’à l’incendie.

 

Joan

ton fier visage d’hidalgo

à la moustache de señorito

Don Quichotte jovial

dissimulait à peine

les blessures d’enfance

que tu portais Saint Sébastien criblé de flèches.

 

Joan

tu ne t’es jamais éloigné de ton exil

à dix ans la marche forcée

la fuite la guerre dans le dos

l’enfance cassée

par les décharges de fusils les coups de canon.

Tu n’as jamais consenti à oublier la peur des vainqueurs

qui chassèrent les tiens de San Feliu de Guixols

même si à San Feliu de Guixols comme je te l’ai dit

la ville rendit hommage

dans une solennelle exposition

aux vaincus morts et vivants.

Il y manquait tes œuvres

une seule eut suffi

à ouvrir les yeux des visiteurs

à brûler l’air marin

dans le brasier de tes couleurs

à retourner les ombres.

 

Joan

pourquoi les artistes sont voués

à la solitude du malheur

indélébile

même si les enfants vont maintenant en liberté

dans les rues de San Feliu de Guixols ?

José Angel Valente

né comme toi en 1929

écrivait en 1970 :

Comemos orden

(en sus haces de muerte)***

Nous mangeons de l’ordre

(avec ses faisceaux de mort).

C’est cette tragédie que tu poursuis dans tes toiles

Joan

pour nous préserver du mauvais vent de l’histoire

qui souffle un Guernica

chaque mauvaise saison.

 

Christian Saint-Paul

* Amapola : prénom de l’épouse de Jordà qui, souffrant d’un handicap de motricité ne pouvait monter les marches de l’escalier

* *Tolosa Melhorament (Encres Vives, repris dans « Vous occuperez l’été » Cardère éd.

***in Point Zéro (1972)

 

***

L’émission se poursuit par une présentation du livre de Fethi Benslama « Le sacrifice de Rushdie » éd. Seuil Libelle, 50 p, 4,50 €

Salman Rushdie est poignardé en août 2022 à New York par un homme qui n’était même pas né en 1989, année de la fatwa le condamnant pour ses « Versets sataniques ».

Le psychanalyste, membre de l’Académie tunisienne, Fethi Benslama, dans un vif essai de moins de cinquante pages, détaille les raisons de cette opiniâtreté criminelle. La terreur islamiste a visé d’emblée les intellectuels tel Tahar Djaout dont l’assassinat a rendu prophétique sa courageuse injonction : « Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors, dis et meurs. »

Le Coran est la parole révélée de Dieu par le prophète Mahomet dont on ne peut douter car il est doté de l’infaillibilité. Or, il est avéré que les événements vécus au cours de sa tumultueuse vie ont interféré avec la révélation du texte. En particulier les Versets qui auraient été dictés par Satan, celui-ci s’étant substitué à l’ange qui portait la parole de Dieu.

Salman Rushdie s’est emparé du Coran pour raconter à nouveau son histoire. Une façon de l’appréhender dans une pensée nouvelle suivant l’évolution des époques. Car l’histoire de l’islam s’est faite par agrégations de menus récits rendant compte du désir et du pouvoir, par citations comme autant de collages.

Ces pierres souvent désaccordées ne sont assemblées qu’après coup pour donner la grande épopée. C’est l’épopée, proclament à la fois Hugo et Adorno, qui libère les hommes de la peur et les rend souverains.

Ce besoin d’épopée explique pour une large part l’illusion dorénavant propagée par l’islamisme. Les musulmans dont la Tradition se limitait à lire et à se souvenir du Coran veulent désormais revivre ce grand récit ici et maintenant.

S’invente alors une nouvelle utopie : l’origine vécue au présent.

Et il est impératif d’étendre cette utopie de l’épopée d’un islam glorieux et pur dans le monde entier.

En voulant raconter à nouveau le grand récit du Coran, Rushdie transforme la religion en littérature. Et la littérature accorde à chacun le droit subjectif d’interprétation. C’est son essence et sa force.

Cette force là, qui repose sur la prédominance du fictif censé conduire à une civilisation tolérante, l’emportera-t-elle sur l’aveuglement statique qui amène à la barbarie fanatique ?

La fiction suffit-elle, sachant qu’Auschwitz était en fiction un camp de travail ?

Un livre d’une triomphale clarté à la portée de tous !

Christian Saint-PAUL

***

Le livre d’Alain Dulot « Tous tes amis sont là » roman, éd. La Table Ronde, 173 p, 16 € déjà cité dans les émissions précédentes fait l’objet d’une présentation plus longue, lecture idéale pour les vacances.

Le tour de force d’Alain Dulot qui nous régale de son dernier roman reprenant en titre le cri lancé par une des dernières maîtresses de Paul Verlaine devant sa fosse, est de nous offrir un panorama passionnant sur la vie et l’œuvre de ce géant de la poésie et de son époque. En effet, prétextant de suivre pas à pas le cortège des funérailles du poète, le 8 janvier 1896, le récit dans une langue alerte, légère, diluée d’humour, qui se vit comme un film, avec gros plans, retours en arrière, s’empare du mythe du Pauvre Lélian et en défait tous les aspects pour rendre au monstre sacré de la poésie sa désolante mais attachante humanité.

Il neigeait à Toulouse le jour de l’enterrement de Verlaine. C’est l’Etat qui a payé la note des croquemorts. C’est un Ariégeois, Gabriel Fauré qui a tenu les orgues à la messe et joué son Requiem.

Verlaine avait assisté à l’enterrement de Baudelaire, mais il fut absent, alité, à celui de sa mère, morte, pour secourir son fils, dans un hôtel miteux de Paris. Verlaine fut toujours un fils indigne, exigeant de sa mère un amour inconditionnel et exclusif, allant dans un de ses habituels états d’ivresse jusqu’à briser à coups de canne les bocaux qui contenaient les embryons des fausses couches de sa mère.

Le sordide l’enveloppe dans un quotidien qu’il n’a jamais su vivre. Il « avait le génie d’un dieu et le cœur d’un cochon » écrira le cruel Jules Renard dans son « Journal ». Son escapade avec Rimbaud, il l’a vécue comme une saison au Paradis. C’est la vérité de sa vie, sauvée pour la postérité par la poésie, sa seule fidélité.

Les étudiants qui suivaient le cortège, l’ont bien compris en déployant leur banderole : « Prince des poètes ». Verlaine ralliait déjà toutes les forces indisciplinées de la jeunesse. Lui qui avait tout raté, sa carrière pourtant facile de fonctionnaire, son expérience de fermier dans les Ardennes, ses amours polymorphes, lui, avare de ses maigres sous, ivrogne invétéré, incarne aujourd’hui la majesté miraculeuse de la poésie. Et dans la nuit de ses funérailles, la statue de la poésie du Palais Garnier de l’Opéra de Paris, perdit son bras qui portait la lyre qui se brisa sur le pavé. Un signe du Destin.

Le livre bifurque sur les personnages qui suivent le cortège et c’est tout un siècle d’histoire de la littérature qui nous submerge.

Une merveille d’écriture !

Christian Saint-Paul

***

L’émission s’achève sur l’évocation du grand poète tunisien, Tahar Bekri, Maître ès jeux de l’Académie des Jeux floraux de Toulouse avec lequel j’aurai le plaisir de m’entretenir lors d’une prochaine émission.

Je lis l’excellent note de lecture de son livre « Par-delà les lueurs » éd. Al Manar , illustrations de son épouse bretonne Annick Le Thoër par Marie-Josée Christien dans la revue Spered Gouez L’esprit sauvage, n° 28, ayant pour thème : « L’incertitude pour principe »(16 €).

Lecture ensuite d’extraits d’un autre livre de Tahar Bekri toujours illustré avec ce bonheur lumineux propre à Annick Le Thoër, « Chants pour la Tunisie » 73 p, 16 €.

Extrait :

Je t’écoute

Dans les luths aux cordes indociles

Dans les youyous des naissances difficiles

Dans les Kamanjas étirés et longs

Dans les stambalis effrénés et effervescents

Dans les chorales où résonnent tes enfants

Je t’écoute

Dans les marches contre l’oubli

Dans tes voix qui s’élèvent :

Ni tirs ni poudrières

Mais les martèlements du cuivre

Comme des cymbales

Je t’écoute

Dans le silence des soirs de prière

Dans le départ de ceux que l’on aime

Dans les adieux ultimes et inconsolables

Je t’écoute

Dans le brouhaha des cafés à l’étroit

Dans les rires complices et malicieux

Dans le bruit des dominos de mon père

Je t’écoute

Dans les sceaux qui lavent à grande eau

Dans les kabaks désinvoltes et lents

Dans le crissement des fenêtres qui s’ouvrent

Dans les ailes de tes oiseaux qui s’envolent

***

 

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2/07/2023

Alem Surre Garcia, l’amour courtois du double séparé

 

La postérité reconnaîtra en Alem Surre Garcia une voix majeure dont on fera appel pour s’enorgueillir du génie de la pensée qui, partie de Toulouse resplendit sur l’Occitanie, la France, l’Espagne, l’Orient et même l’Extrême Orient.

 

Le monde entier ouvrira bientôt les yeux sur une œuvre universelle dont ses contemporains noyés dans les mirages de la littérature marchande, n’avaient pas vu la véritable grandeur.

 

Certainement on prétextera que c’est l’usage de l’occitan, cette langue qui décidément ne veut pas mourir, qui est responsable de la discrétion d’intérêt du grand public à son égard.

 

Car si ses conférences sur « Au-delà des rives, les Orients d’Occitanie » (Dervy éd.) l’ont porté à parcourir un vaste territoire et ravir mille fois un auditoire, si son érudition d’historien de la littérature occitane lui vaut une renommée unanime, si ses essais redoutables sur « La théocratie républicaine, les avatars du Sacré » continué dans un tome 2 avec « Archipels et diaspora : essai d’émancipation - La théorie républicaine » (L’Harmattan éd.) le situent d’emblée comme un des grands penseurs alarmant contre l’hyper centralisation et uniformisation françaises du pouvoir, de la langue et de la culture, si sa connaissance minutieuse de l’art régional, en particulier du baroque occitan, en fait un des meilleurs experts de notre Occitanie, il n’en demeure pas moins qu’Alem Surre Garcia est avant tout un écrivain inspiré qui a débuté son œuvre dès 1967 par un recueil de poésie en langue française sous le nom d’Alain Surre avec ce titre « Insoumissions Natives » (Pierre Jean Oswald éd.) qui allait se projeter en s’étendant à toute sa création poétique poursuivie ensuite dans la langue d’Oc, résolument sa langue, mais qu’il fait le plus souvent traduire en français.

 

Son talent polymorphe le conduit à écrire un récit romanesque « Antonio Vidal » et un roman « Le livre du double séparé » « Lo libre del doble despartible », ainsi que des livrets poétiques pour composition musicale (des contes, des oratorios) sur des compositions de Gualtiero Dazzi, de Gérard Zuchetto, de Bertrand Dubedout, de Vicente Pradal, de Sasha Zemler.

 

Il est également l’auteur de « Man Trobat  - Tribulations dans la Grande Babylone », un récit picaresque où l’humour dissimule à souhait le traumatisme de l’enfance.

 

L’œuvre d’Alem Surre Garcia est d’une foudroyante originalité. Il subit avec profit l’influence des plus grands poètes dont Seféris, Walt Whitman mais surtout Pessoa son frère en hétéronymes.

 

C’est le même dans plusieurs, Alain Surre, Antonio Vidal, Grabial, Alem Surre Garcia, chacun apportant son génie propre.

 

La poésie d’Alem Surre Garcia, à la fois équilibrée, presque classique, mais baroque est une des plus puissantes du monde étonnamment prolixe de la poésie occitane.

 

Il n’a jamais cessé de chanter, comme ses ancêtres troubadours, la femme aimée, qui, disparue, survit dans le poème.

Car il est aussi un poète de l’amour courtois, en cela intemporel et universel.

 

Lisez vite ses derniers livres de poèmes parus chez Troba Vox en édition bilingue occitan-français. Les derniers : « Sabar, lo libres desls mòrts pirenencs – Sabar, le livre des morts pyrénéens » « L'òrt de la frucha inagotabla, Le Jardin aux fruits inépuisables »

 

Vous pouvez écouter la dernière émission consacrée à Alem Surre Garcia en avant première de son Tempo Poème qui fut un succès à la Maison de l’Occitanie de Toulouse, sur le site lespoetes.site, émission du mardi 23 mai 2023.

 

Extraits :

 

 

ALBA FRESCA

 

De jardin ne teni pas cap

alevat una flor pintrada

la peuna capitosa

 

D’amor ne teni pas cap

alevat lo remembre caput

un espet de lutz

 

D’ostal ne teni pas cap

alevat lo teu a mitat

fàcia un palais

 

De país ne teni pas cap

alevat lo teu amagat

al mièg de l’èrm

 

L’alba se’n va

tant umila tant discreta

tota abelida de frescor

 

 

AUBE FRAICHE

 

Je n’ai pas de jardin/sauf une fleur peinte/une pivoine capiteuse

 

Je n’ai pas d’amour/sauf un souvenir obstiné/un éclat de lumière

 

Je n’ai pas de maison/sauf la tienne en partage/en face d’un palais

 

Je n’ai pas de pays/sauf le tien caché/au milieu du désert

 

L’aube se retire/si humble, si discrète/toute embellie de fraîcheur

***

 

 

PREGÀRIA DE LA PAURA MÒRTA AL ESCAMPAR SOS CENDRES

 

Soi la barca qu’a ieu te mena

e la sal sus ta pòta assomida

Soi l’estorniga qu’amaisa lo mal

e l’aròma qu’enarta lo repais

Soi l’auta que bèu l’èrm

en sai pas quantas nèblas de posca

Soi lo flau purpurin en camin d’Africa

 

Sarra-te

 

Soi lo grau de las aigas envèrsas

Soi l’alba suspresa e lo calabrun charraire

Soi l’illa immutabla que la mar se n’aluènha

 

Alem

 

Soi l’impossibla tièra del nòstre téisser

e lo jòi amagat del teu sòmi

 

Escota

per l’autra riba cap a l’Espanha primièra

lo resson de ta pregària meuna

 

Alem

Soi çò qu’aimas e que te cabís

çò que tròbas e dapasset me desliura

Soi la partison requista de la solesa

 

Alem, escampilha-me

ara soi posca pel teu camin

 

Alem, polit amor meu,

qu’ara d’enlà en garbas de lutz

cada pas teu m’enarte

 

PRIÈRE DE LA DÉFUNTE POUR LA DISPERSION DE SES CENDRES

 

Je suis la barque qui t’a porté vers moi/et le sel sur tes lèvres endormies/Je suis l’arnica pour tes blessures/et l’arôme qui rehausse ton plat/Je suis le haut vent qui absorbe le désert/en invisibles brumes de poussières/Je suis l’oiseau pourpre en route vers l’Afrique

 

Approche-toi

 

Je suis le chenal aux eaux contraires/Je suis l’aube surprise et le crépuscule bavard/Je suis l’île immuable d’où se retire la merAlem/Je suis l’impossible répertoire de nos tissages/Je suis la secrète exaltation de ton rêve

 

Ecoute/sur l’autre rive vers l’Espagne première/l’écho de ma prière

 

Alem/Je suis ce que tu aimes ce qui te contient/ce que tu inventes et qui lentement me libère/Je suis l’exact partage des solitudes

 

Alem, disperse-moi/me voici poussière sur ton chemin

 

Alem, mon bel amour/que désormais chacun de tes pas/me soulève en gerbes de lumière.

 

Référence : poème extrait d’une brochure éditée à l’occasion de l’anniversaire de la mort de la compagne de l’auteur. Traduit en arabe par Naoum Abirached, ce poème a été psalmodié lors du spectacle musical « Rituals » représenté à Toulouse le 27 novembre 2007.

 

***

 

UN SOLELH NEBLÓS

 

Aquí lo camin cap a la fin de las tèrras

Apresta-te, caminaire sens fe

 

Me dintra dins lo còr, aqueste matin, un solelh neblós

Ja sosqui al viatge sus una barca freula que la tendrai a doas mans

Una nívol cargada de granissa m’anonciarà un ivèrn denantorat : s’estirarà sus un flume bèl coma una mar

Me caldrà, çò me dison, trapar la clau que mena a l’autra riba

L’ivèrn anonciat esquiçarà benlèu los arbres e la lutz del cèl tombarà sus la nèu suspresa

Poguèsse ausir alara la convèrsa de l’Etèrn amb las bèstias e l’àngel !

 

Esperi de trapar la sarralha dintre mon còr apasimat…

 

UN SOLEIL BRUMEUX

 

Voici le chemin vers la fin des terres

Prépare-toi, voyageur incrédule…

Ce matin, un soleil brumeux pénètre mon coeur

Je songe déjà à ce voyage sur une barque fragile que je tiendrai à deux mains

Un nuage chargé de grésil m’annoncera un hiver précoce : il s’étendra sur un fleuve aussi large qu’une mer

Il me faudra, m’a-t-on dit, trouver la clef qui mène sur l’autre rive

L’hiver annoncé déchirera sans doute les arbres et la lumière du ciel tombera sur la neige surprise

Puissé-je alors entendre la conversation de l’Eternel avec les bêtes et l’ange

J’espère trouver la serrure dans mon cœur apaisé

 

Référence : ce texte est inscrit sur une place publique du village de Lauzerte situé sur un grand chemin de pèlerinage vers Compostelle

***

LA CIFRA 1044

 

Veniái tot escàs de logar una estança del meu còs

Dobriguèri la fenèstra

Una gavina esquicèt lo cèl en cridar coma un nen secutat

Te vejèri pas passar

mas sus la paret d’en fàcia

m’apareguèt, metallica, la cifra 1044

Cabiá, entre dos sègles, lo meu nàisser

e lo meu morir

Aquò’s la vertat

la podètz devistar a Tolosa

carrièra dels boquièrs

D’ara enlà una flor de coralh me crama lo ventre

 

LE CHIFFRE 1044

 

Je venais à peine de louer un étage de mon corps/J’ai ouvert la fenêtre/Une mouette déchira le ciel en criant comme un enfant persécuté/Je ne t’ai pas vu passer/mais sur le mur d’en face/m’apparut, métallique, le chiffre 1044/Il contient, à cheval sur deux siècles, ma naissance

et ma mort/Voilà la vérité/inscrite à Toulouse/rue des bouchers/Désormais une fleur de corail brûle mon ventre

 

 

Référence : l’auteur, né en 1944, a aperçu ce chiffre 10-44 sur la maison d’en face. 2010 pouvait donc signifier l’année de sa mort ou de la mort de quelques chose en lui

***

L’ÈRM ES UNA MAR REVÈRSA

 

Los naviris seguisson l’asuèlh

fendilha aval del cèl

s’apichonisson per passar enlà

e tornan cargats d’escura esperança

 

Los péisses son de sèrps per la sabla

que i posam la sal

L’èrm es una mar revèrsa mas

tenem la memòria d’una jonquièra

 

Las femnas s’afonsan cargadas de velas

Lo naviri d’exili passa entre asuèlh e mar

 

Salva-me, amor, d’aquela vesença

 

Sem a pujar las partes de nebla

per i vèser cabussar, sens lo poder reténer,

l’esper d’aqueste jorn

 

Pluèjas d’arenas ont t’amagas,

E ieu, dessùs la pèira del potz

Badi lo malastre e sa lutz de velós

 

Cossí, sens tu, garir de ieu

E d’aquela memòria vana

 

LE DESERT EST UNE MER INVERSÉE

 

Les navires suivent l’horizon/cette fissure sous le ciel/ils se rapetissent pour passer au-delà/et reviennent chargés d’une obscure espérance

 

Les poissons sont des serpents sur le sable/où nous puisons le sel/Le désert est une mer inversée, mais/nous avons la mémoire d’un carré de joncs/Les femmes s’enfoncent, chargées de voiles/Le navire d’exil sous l’horizon

 

Sauve-moi, amour, de cette vision

 

Nous escaladons les murs de brume/pour voir s’effondrer, sans pouvoir le retenir/l’espoir de ce jour

 

Pluies de sable où tu te caches, mon amour/ruisselante de poussière vermeille/îles de vapeur…

 

Je tends l’horizon comme une corde à linge pour y sécher les navires et les larmes

 

Os de seiche et cadavre d’étoiles/en tous points tu te dérobes/et moi, sur la margelle du puits/je contemple le malheur et sa lumière de velours

 

Comment, sans toi, guérir de moi/et de cette mémoire vaine…

***

 

VEJÈRI L’ILLA

 

Vejèri l’illa

ont dormisses

e las enganas a l’entorn

Mas per la vèser

passèri la plana d’escobilhas

dins lo tarrabast de las benas

a descargar la carn poirida

Las gavetas i viran

e de contunh se carcanhan

 

Vejèri l’illa

ont dormisses

e lo lençòl de lutz cauda

Mas per la vèser

alenèri l’aspra pudentor

dins lo tarrabast de las benas

a descargar la carn poirida

 

Vejèri l’illa

ont dormisses

e l’estanhòl color d’estam

Mas al delai

sabi los dròlles regassaires

que la fam rosega

 

Vejèri l’illa

e l’estelum que l’acapta

ont se fargan los cataclismes

 

Tira-me d’aquel groüm

 

J’AI VU L’ILE

 

 

J’ai vu l’île/où tu dors/entourée de salicornes /Mais pour la voir/j’ai dû traverser la plaine d’ordures/dans le tintamarre des bennes/déchargeant la viande pourrie /Les mouettes l’encerclent /et s’y disputent sans cesse

 

J’ai vu l’île/où tu dors/et le drap de lumière chaude/Mais pour la voir/j’ai dû respirer l’âpre puanteur/dans le tintamarre des bennes/déchargeant la viande pourrie

 

J’ai vu l’île/où tu dors/et le petit étang couleur d’étain/Mais au-delà je sais des enfants aux yeux exorbités/ravagés par la faim

 

J’ai vu l’île/et le ciel qui la recouvre/où se forgent les cataclysmes 

 

Sauve-moi de ce bourbier…

 

Référence : il s’agit d’une ’île du golfe de Narbonne où ont été dispersées les cendres de la compagne de l’auteur

***

UN REVOLUM DE POSCA

 

Èri a legir lo libre que parla de tu

dins l’ombrilha doça de las persianas

 

Subte se levèt un brusiment

d’aura cauda e d’èrba seca

 

Son qu’un revolum de posca

pel camin davant l’ostal

 

Sapièri que veniás den passar

mas perqué non t’arrestères ?

 

A travèrs las persianas

la posca es dintrada

leugièra e dançaira

 

Sus mas pòtas s’es venguda pausar

cada gran coma una gota de mèl

 

D’ara enlà me trapi ansiós

consulti totas las mapas

aquelas de ièr e las de uèi

en cèrca de ta pesada

 

UN TOURBILLON DE POUSSIÈRE

 

Je lisais le livre qui parle de toi/à l’ombre douce des persiennes

 

Soudain un vent chaud s’est levé/bruissant d’herbes sèches

 

Un simple tourbillon de poussière/sur le chemin devant la maison

 

J’ai su que tu venais de passer/mais pourquoi ne t’es-tu pas arrêtée ?

 

A travers les persiennes/la poussière est entrée/subtile et dansante

 

Elle s’est posée sur mes lèvres/En chaque grain une goutte de miel

 

Désormais je suis tourmenté/je consulte toutes les cartes/des plus anciennes aux plus récentes/à la recherche de ta trace

 

Référence : ce poème a été lu par l’auteur lors du spectacle occitano-persan intitulé « Persianas », representé à Toulouse le 28/11/10

***

Extrait de la revue Reclams n° 786 -2003

 

COMA LO VOLTRE

 

Coma lo voltre, volar en sus dels avencs, assanir combas e quièrs, encarnar pel front deNekbet çò etèrn

aquò’s m’es de manca

 

Coma lo colac, daissar la mar freja per s’anar regaudir dels rebats de lutz pels còdols de Garona e remontar lo flume per i morir d’aimar

aquò’s m’es de manca

 

Coma l’efemèra, viure son qu’una jornada coma se foguèsse eteèrna e flotejar dins l’aura cauda amb d’alas de gaza e tombar, a boca de nuèit, èbria de lutz, dins una infinida doçor

aquò’s m’es de manca

 

Coma la ròca d’un còp de jalada, se destacar del quièr e caire al riu e, sègles apertièra, se far còdol tan doç a la man de l’òme e redond e perfièch amb al còr una balma de cristal

aquò m’es de manca

 

Avalorar a travèrs d’una sola flairor s’es calor o frejura, secaresa o umedetat, menaça o seguritat, presar la fòrça del vent o l’airal manhetic, destriar los sons infimes, las ondas secretas e las colors escondudas, se congostar de las fòrmas

aquò m’es talament de manca

amb tot çò demai

 

Aquí lo perqué del meu escriure

 

COMME LE VAUTOUR

 

Comme le vautour, survoler les précipices, assainir les combes et les falaises, incarner l’éternité sur le front de Nekbet,

cela me manque

 

Comme le saumon, laisser la mer froide pour rejoindre dans les reflets de lumière les cailloux de Garonne et remonter le fleuve pour y mourir d’aimer,

cela me manque

 

Comme la roche soudain brisée sous l’effet du gel, se détacher de la falaise et tomber dans le fleuve et, des siècles plus tard, devenir ce galet si doux à la main de l’homme, arrondi et parfait avec en son cœur une grotte de cristal

voilà ce qui me manque

 

Evaluer au travers d’une seule odeur s’il fait chaud ou froid, sec ou humide, si le danger s’approche ou s’éloigne, apprécier la force du vent ou le champ magnétique, percevoir les sons infimes, les ondes secrètes et les couleurs cachées, se réjouir de toutes formes

voilà ce qui me manque vraiment

sans compter le reste…

 

Voilà pourquoi j’écris

***

LA BARCA

 

 

Un poème surgit d’une douleur. La musique le soutient, le chant l’exalte. Histoire d’une rencontre entre un écrivain occitan et une artiste séfarade. Histoire de deux langues en danger. La barque affronte la mer, d’autres voix surgissent.

 

1 POESIE 5’

Introduction : Durant l’été 1999, ma compagne décède. Une vie commune de trente ans de passion partagée pour le théâtre, les voyages et l’Occitanie, s’arrête en un instant. J’ai écrit ce poème pour qu’elle me l’adresse, le temps d’étirer le temps, le temps de raviver le temps.

 

1 er paragraphe

en occitan : Alem

 

Soi la barca qu’a ieu te mena

e la sal sus ta pòta assomida

soi l’estorniga qu’amaisa lo mal

e l’aroma qu’enarta lo repais

soi l’auta que bèu l’èrm

en sai pas quantas neblas de posca

soi lo flau purpurin en camin d’Africa

 

en français : Naïma

Je suis la barque qui t’a porté vers moi

et le sel sur tes lèvres endormies

je suis l’arnica pour tes blessures

et l’arôme qui rehausse ton plat

je suis le haut vent qui absorbe le désert

en invisibles brumes de poussière

je suis l’oiseau pourpre en route vers l’Afrique

***

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27-06-2023

Michel Cosem,(1939 - 2023) l’imagination créatrice fondée sur le réel.*

* Robert Sabatier « La poésie du XXème siècle » Albin Michel, 1988,p 395

A mon retour d’Espagne, m’attendait dans ma boîte à lettres ce mot manuscrit de Francis Pornon m’annonçant le décès de notre ami Michel Cosem, survenu le 10 juin 2023 à l’âge de 84 ans. Rien ne laissait envisager cette disparition. Le poète était plein de projets d’écriture et il poursuivait depuis Issepts dans le Lot où avec Annie Briet ils s’étaient réfugiés après le cambriolage traumatisant de leur maison de Colomiers, l’édition d’Encres Vives.

Dès l’âge de douze ans, je suivais Michel Cosem dans ses œuvres. En 1960, étudiant à Toulouse, il avait créé dans le cadre de L’Association Générale des Etudiants de Toulouse, un espace poésie et il fut le premier à faire découvrir la poésie contemporaine, dite à cette époque d’avant-garde, à Toulouse. Cette fringale d’innovations qui l’animait alors, se perpétua par l’édition sans discontinuité de la revue et des éditions Encres Vives. Un record absolu de fidélité à l’activité éditoriale certainement unique.

Dans les années 80, il fonda aux côtés d’Yves Heurté (1926 - 2006) Escalasud, un rassemblement des poètes du Sud qui permit la rencontre, inédite depuis, à l’abbaye de l’Escaladieu dans les Hautes-Pyrénées de tous les acteurs de la poésie de ce grand Sud.

Il nous laisse une œuvre polymorphe de contes, de romans, de romans pour la jeunesse, d’essais, d’anthologies, de poèmes. Un travailleur infatigable qui avait tourné le dos à toute l’agitation fébrile des animations et autres manifestations de poésie, hors d’atteinte de l’hubris qui y règne, signant simplement ses livres dans les salons du livre où il était fréquemment invité.

Avec plus de 1000 titres au catalogue des éditions Encres Vives, il a connu et le plus souvent publié la totalité des auteurs de poèmes en France. Les amitiés qu’il a pu nouer sont innombrables. Et pourtant, le jour de ses funérailles, seul le poète Gilles Lades était présent. Le hasard a voulu que je sois en Catalogne, ce pays dont nous partagions, Michel et moi, le même engouement étendu également à toute l’Espagne et en particulier à l’Alpujarra, cette région montagneuse d’Andalousie où lui aussi avait séjourné.

Un ami cher, apprenant le décès de Michel Cosem m’adressa ce mot : « Tu as perdu le témoin de ta vie. »

Ce manque qui me dévore quand je réalise la disparition de Michel Cosem, je suis loin d’être le seul à en souffrir. Voici ce que m’écrit la poétesse Régine Ha Minh Tu qui vit actuellement à Bram, dans l’Aude, où vécut aussi quelques années Michel :

« Bonjour Christian,

J'ai ouvert ma messagerie hier soir - je ne le fais pas quotidiennement - et ai appris cette nouvelle terriblement triste. Depuis, j'erre entre mes murs et le jardin, bougeant un caillou ici et là sans vraiment le voir, désemparée du départ de cet homme tranquille qui m'a accueillie dans ses cahiers. J'adresse mes plus chaleureuses pensées à Annie et à toute l'équipe d'Encres vives, merci Christian de leur faire suivre.

Avec toute mon amitié,

Régine »

La liste serait longue des auteurs bouleversés par cette absence. Le dernier en date, Stéphane Amiot récompensé cette année par l’Académie des Jeux floraux, et la cohorte des anciens, beaucoup vieux compagnons de route, en tête Jacqueline Saint-Jean.

Il aimait passionnément les lieux, ce qu’ils recèlent de beauté souvent, de mystère parfois, d’histoire toujours. Il créa donc une collection « lieu » qui fut un vrai succès.

Des nombreux lieux qui lui inspirèrent poèmes ou romans, un des plus proches est la ville balnéaire de Luchon. Il y rassemblait ce qui l’intéressait le plus : la montagne, la nature et l’histoire en particulier celle de la Résistance. En 2014 il publia aux éditions De Borée, "L'Aigle de la frontière", 288 pages, 20 €. Voici ce que j’écrivis alors :

« Michel Cosem n’a jamais cessé d’écrire : des romans pour grands et petits lecteurs, des contes et des poèmes où brille la plume très personnelle de cet authentique « raconteur d’histoires ».

« L’Aigle de la frontière », vient ajouter une belle pierre à une œuvre plusieurs fois primée (Prix Renaudot de la jeunesse).

Ce poète qui nous livre depuis des décennies des livres de poésie qui forgent là aussi, une œuvre considérable et également plusieurs fois primée (prix Artaud, prix Malrieu entre autres), ne fait pas de différence entre son écriture de poèmes et celle de romans et récits. Relater une histoire, fût-elle belle, ne suffit pas à en faire un roman. Celui-ci se découvre par la langue, par ce travail qui est le travail d'artiste qui donne sa vie et ses émotions au récit. Et la langue qu'utilise Michel Cosem produit avec naturel cette métamorphose de l'événement décrit en tension possessive. L'addiction à la poursuite du récit est immédiate, et c'est là la preuve que l'artiste a réussi son travail. Dans ce roman, le lecteur retrouve, un univers familier de l'auteur qui a passé, enfant déjà, des vacances à Luchon, qui connaît bien le Val d'Aran.

La montagne est le personnage dominateur du roman. La Nature a toujours fasciné Cosem qui vit dans le bonheur ténu d'en rendre compte. Les lacs, les bergers sont l'essence même d'une poésie émerveillée mais fragile. La ville aussi est personnage de ce roman. Luchon connaît une vie touristique facile, c'est un lieu de plaisir. Le héros du roman se retrouve dans cette ville, complexe sous ses apparences festives. Car dans ce roman, les Allemands de l'armée nazie sont très présents à Luchon, ville stratégique du fait de sa proximité avec la frontière espagnole. La frontière, même intangible est également un personnage du roman..

Ce roman est aussi l'approche d'un progrès humain, moral par la voie initiatique toute simple de l'instituteur Gilbert qui donne à Jean-Christophe, héros du roman, la conscience qu'il n'avait pas.

La question sur le rôle du chef est posée dans ce roman qui se révèle au delà de son esthétique baigné de Nature bouleversante, porter des valeurs éthiques denses et puissantes. Un grand roman, sans hésitation ! »

Les enseignants disposent tant avec les romans qu’avec les livres de poèmes pour la jeunesse de Michel Cosem, d’un bel arsenal pour instruire dans le plaisir leurs élèves en poésie et dans la richesse de la langue française.

Pour cette première émission sur Michel Cosem, j’ai tenu à parler en préambule d’un livre qui fait l’apologie de la liberté d’expression, valeur non négociable qui fut la sienne toute sa vie, éditant des poètes de tous horizons.

C’est ainsi qu’à partir d'une citation de Sophie Nauleau sur Rushdie :

"Rushdie a dit et redit clairement, au péril de sa vie,

cette chose si simple et capitale que l'on en vient à l'oublier : 

nul n'a le droit de décider des limites de notre pensée. 

Et c'est une vérité non négociable." 

(Des frontières et des jours, Actes Sud, p 52)

je fais dans cette émission du mardi 20 juin 2023 une brève présentation du livre de Fethi Benslama 

"Le sacrifice de Rushdie" éd. Seuil Libelle, 52 p, 4,50 €.

***

L’émission se poursuit immédiatement par l’évocation de Michel Cosem et par la lecture de poèmes extraits de :

"Aile, la messagère" éd. unicité, 145 p, 15 €

"Plumes tièdes du matin" photographies

de Marie Degain, éd. Tertium

coll. poésie/jeunesse, 78 p, 12,5 €

"Repères et nuées"

éd. L'Harmattan, coll. Poètes des cinq continents,

82 p, 11 €

"Un sillon pour l'infini"

préface de Gilles Lades

éd. L'Harmattan, coll. témoignages poétiques,

102 p, 13 €

***

C’est un monument de la culture littéraire et poétique qui nous est brutalement enlevé. Il demeure un pan immensément riche de l'histoire de la poésie en France de 1960 à 2023.

***

Extraits d’un livre non cité dans l’émission :

Michel Cosem

ECHO DE BRAISE ET DE CIGALE

Collection : Témoignages poétiques

éditions L’Harmattan, 110 pages, 14 €

 

Une braise. Un mot. Silence attentif et comestible tout autour. J’invite toutes mes idées mes personnages mes rêves, mes autres moi-même à partager le langage des connivences et des éternités. On a plaisir à tremper nos lèvres dans l’élixir de l’écriture et l’on se fait de petites offrandes dans la tiédeur du feu. Dehors l’hiver commence à hurler ses litanies déraisonnables entre les arbres décharnés et les herbes brûlées, mais c’est sans importance. On a tous pris de bonnes résolutions : une braise, un mot.

***

Qui a déposé des fleurs séchées sur le seuil de pierre et pourquoi ? Qui a écrit en lettres noires sur les restes du mur des mots incompréhensibles ? Qui a semé à foison des cris violents sous la pluie éphémère ? Je ne le sais. Il subsiste pourtant quelques vestiges de destins, quelques bribes de regards et de sourires, quelques parcelles de jeux d’enfant. Et l’on entend tout simplement le pas des revenants dans l’herbe haute.

***

Le cheval luisant dans le pré est sorti tout droit de la nuit. Son œil est toujours ouvert. Qu’a-t-il à dire ? Pourquoi ne bouge-t-il pas ? Quel est le secret qu’il tient serré entre ses mâchoires ? Il ne regarde pas l’herbe libérée par le givre ni les mottes comestibles comme des tranches de pain, ni le cercle de pierre d’un dieu gaulois. Est-ce dans son intention de devenir à son tour veilleur et rocher ?

***

Le vent l’hiver le maître de la tornade fait hurler les arbres comme des déments il décharne les haies aiguise les braises du cœur tourne la tête des renards et dépouille impudiquement la dernière rose. Que dit-il au juste dans son monologue déraisonnable sinon que la fin du monde approche qu’il faut pardonner nos offenses. Il jette par dépit des flopées de feuilles rouges et jaunes dans le ciel. Quelques branches cassent sur son passage et il enrage.

***

Juste une fleur de givre dans la nuit humide une parole sans lèvres venue par des chemins tenus cachés une forme de fourrure s’offrant on ne sait pourquoi dans la buée flottante sentant la sève et la fumée.

Si je devais choisir dans toutes ces images c’est elle que je prendrai dans le petit matin glacé enlacé au-dessus des montagnes à toutes les syllabes du monde.

***

Attendre quoi derrière la vitre glacée et embuée, attendre alors que le jour s’en va et que des ombres naissent dans les massifs de feuilles et de fleurs, que le silence est comme un linge humide qui ne bouge plus, attendre que quelque chose naisse des formes incertaines, attendre une petite musique. Mais ce sont les ailes noires d’un grand hibou qui viennent mettre le point final.

***

Là dans le petit matin glacé et pluvieux où donc sont passées les cigales ? Où est l’odeur de l’origan ? Où donc sont mes lointaines collines où m’attend mon ami l’olivier ?

Irai-je enfin remettre mes pieds dans mes traces de sable, dans les déserts si habitables et les villages blancs comme des hérons ? Je rêve et j’attends. L’heure est-elle venue ? Je me contente en ce moment du vent fou qui siffle dans les asphodèles et trouble la peau de la mer. Qu’est-ce qui tinte entre tes seins sinon le rouge corail ?

***

Le vent court dément sur les collines faisant hurler les pins ouvrant à la pluie les étendues soumises les maisons de terre et les châteaux mélangés les sillons et les crucifix. Tout le pays oublie les récoltes prochaines les guerres lointaines l’incertitude des sentiments humains. Le vent dément court sur les collines humides semant le doute les graines de ronces et de liserons. Le moulin depuis longtemps est en ruine.

***

On rêve d’une braise dans un quelconque repli de la montagne entre deux troncs de sapins entre deux rochers. La neige est là à perte de ciel. Est-ce que ce sont les souvenirs d’enfance qui aident à survivre ? Les miettes d’un festin ? Les amours inachevées ? On persiste telle une bête à l’écoute des forces incompréhensibles avec la seule lumière au cœur. Entre cascade et avalanche nul ne sait choisir et l’on continue malgré tout comme si de rien n’était. Est-on déjà mort lorsque l’on est vivant ?

 

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11-04-2023

Henri Heurtebise - Jean-Claude Ettori

deux poètes à Toulouse en 1981

Le 14 février 2023, jour où Henri Heurtebise (14 février 1936 - 7 janvier 2023) aurait fêté ses 87 ans, nous avons diffusé une émission qui avait été réalisée en 1981 à la radio toulousaine Canal Sud où je produisais alors une émission sur la poésie : Nausicaa assisté de Bertrand Colmet d’Aage.

 

Cette émission de 1981 réunissait deux invités qui eux-mêmes, à cette époque, réalisaient ensemble des émissions de radio sur la littérature dans une autre radio locale : Radio des Coteaux qui aujourd’hui n’existe plus.

 

Ces invités étaient Henri Heurtebise et Jean-Claude Ettori. Ce jour là ils s’entretinrent, entre autres, de la poésie parlée qui, disaient-ils alors, n’était pas à la mode.

 

Henri Heurtebise nous laisse une œuvre importante, actuellement dispersée. Nous faisons confiance à ses enfants et en particulier à sa fille Hélène, pour rassembler cette œuvre qui s’inscrit à présent dans l’histoire prestigieuse de la poésie française en général et des poètes du Sud Ouest en particulier, ces poètes qu’il avait tenu dans les années 80, à réunir dans une anthologie au titre éponyme.

 

Quant à Jean-Claude Ettori, cet artiste corse installé maintenant dans la Catalogne française, spécialiste de la voix qui avait obtenu dès 2002 le Jupiter d’or à Montréal avec la société Lacroix et Ruggieri, il poursuit sa route de poète et chanteur et vous pouvez l’écouter sur le Net. Citons ses deux dernières publications aux éditions Sabine (1, rue Petersen 66000 Perpignan) « Le Collier de Verre - récits » (15 €) et « Bestiaire pour rire » (13,90 €).

 

Il est intéressant d’écouter plus de quarante après, le commentaire d’Henri Heurtebise sur sa propre posture poétique, son engouement pour le mouvement, la ville, puis le retour à la campagne qui avait imprégnée toute son enfance.

 

Je n’oublierai jamais le désarroi d’Henri qui nous avait figé de terreur, le jour des obsèques de sa compagne la poète Jacqueline Roques. Ce jour-là, il avait commencé à disparaître avec elle.

 

Mais le poète ne meurt vraiment que si ses poèmes ne sont plus lus.

 

Alors laissons-lui la parole avec ces quelques poèmes ci-dessous dont un : « Ode à mon père » fut si bien dit par Bruno Ruiz la matinée du dimanche 12 février 2023 où nous lui rendîmes hommage (ce n’est qu’un début) à la Cave Poésie René Gouzenne de Toulouse.

 

Mon enfance

Mon enfance a frémi

le long des cloîtres

cherchant perdue courant

mon enfance menue

ma tendre

je commençais le temps

je me taisais

L’ai-je adoucie d’intense ?

 

J’avance dans la voix

la garantie des jours

souriant à l’incertitude

Je veille au monde à l’écriture

les accouplant les modelant

sans l’humaine amertume.

 

***

 

Dans les longues saisons du large

 

Je dors

là où tu dors

où la guerre grise n’explose

Je ris

loin du pouvoir

et des têtes courbées

Je vais

où le temps s’achemine

et nous nous consolons

d’avoir peut-être à bientôt mourir

 

La joie tient au présent

nous porte à l’imaginaire

Fleurissement

demeure parole pleine

 

Dans les longues

longues saisons du large

où les larmes viennent pour peser

(les nombres forts nous pressent

nous vulgarisent)

tu t’insinues santé

forme nouvelle

dans l’incompté

***

Extraits de « Chant Profond » éd. Rougerie 2005

 

****

Qui donne mai

pour Eric et Aurore Fraj

 

D’un geste non répété

d’une lumière de bouche à bouche

de fruits qui ne coulent pas

d’une tendresse vive

d’un mot tiède à l’abri du temps

et perdu

et tremblant

comme c’était à l’origine

 

D’un regard qui ne finit pas

dont on sait pourtant qu’il finit

dont on sait que perdu il manquera toujours

d’une qualité qui suscite

d’un bien qui n’a pas encore de nom

mais qui fixe

 

Humain

 

barque délicate

tu penses

habitant le lieu

que le temps surgira

et tu ris

porté par le cheval qui ne meurt pas

L’enfance sème en toi

la fraternité

la lumière d’aimer

que tu composes de celle

qui te sourit

 

Capte vite

Les trésors passent

La tendresse des feuilles tremble

Ne reste pas sans lendemain

La ville des ponts te parle

des imprimeries délicates

des justices à venir

à la naissance même

 

Vis

tendre existence

vis

rose et sensible

ajoutant de la main

de la pensée

des mots

 

Vis voisine

voisin des choses

rois d’être aimés

 

Aime qui donne mai

qui te puise

 

Imagine deux abandons

deux sourires glissant sur les choses

sui ne connaissaient que le vent

 

Surprise du vol

du toucher preste

 

Deux danses étirant les rives

de l’humour bleu.

***

 

Extraits de « Humaine Humain » Rougerie éd. 2000

****

 

Ode à mon père

 

Toi qui m’a appelé ton petit frère, frère poète frère

communiste que tu ne comprenais pas

Nous nous sommes côtoyés dans le silence, moi

qui savais parler, moi qui ai vécu longtemps

seulement au bord de tes prés, de tes fleurs,

de tes départs brusques

Toi qui as payé mes diplômes qui n’ont servi qu’à

plus de silence, plus de gêne entre nous

Toi qui m’as légué ton rire (tu t’étonnais de ce

qui te venait comme ça et que j’appelle

maintenant ton humour)

Qui m’as donné cette naïveté forte, ce goût de

la vie et de la femme, de cette matière noble

que je sais chanter maintenant

Rien ne me fera baisser le col, rien ne rabaissera

ce qui en moi vient de toi, qui illustrera

notre nom aérien, cette musique qu’aiment

de grands étrangers

Sais-tu que george est un laboureur, un vacher

d’Homère, un terrien ?

Sais-tu que ce qui lui faisait honte (tu diras que

tu es le fils d’un propriétaire terrien) est

aujourd’hui mon honneur, mon émotion, ma

vitalité ?

Sais-tu que ton fils vieillit avec courage, aidé

seulement de ses mots, de ses gestes et de

ses regards ?

Un jour sans doute je serai vieux, très fatigué

comme toi

Mais aujourd’hui que la vie m’entoure comme

une amante rose, que j’aime et je suis aimé,

que Toulouse me pousse dans sa lumière,

que j’écris des odes qu’aiment de grands

étrangers, des femmes sensibles, des jeunes

à qui je donne ma passion, mon savoir senti

et livresque, toi qui ne lisais jamais

Je me tourne vers toi qui ne vois plus, qui

n’entends plus, qui ne bouges plus mais qui

m’aimes

Je te rends hommage,

je te rends amour pour amour

mon grand frère aîné, mon silence.

 

Pour ton anniversaire, ce 26 août 1992

***

extrait de « Le Chevet » Rougerie éd. 1993

***

 

 

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18/03/2023

William Cliff - Guillaume Decourt -

et une pièce de théâtre d’Anne Rebeschini

 

Ne voulant pas amputer trop le temps réservé à l’invitée de l’émission du mardi 14 mars 2023, je signale en préambule la parution des deux livres ci-dessous, tous deux édités par les éditions La Table Ronde qui poursuit un important travail éditorial sur la création poétique et que nous devons saluer avec tous ces éditeurs qui donnent leurs lettres de noblesse à la poésie nonobstant un marché restreint.

 

 

William Cliff

Des destins

éditions La Table Ronde

352 p, 22 €

« Je veux de la poésie, de la poésie

Pour charmer la déroute de mon existence »

 

C’est un chemin ample, et parfaitement cadencé, que William Cliff nous propose d’emprunter avec lui dans ce nouveau livre des origines. Avec le sonnet comme exigeante charpente formelle, il transporte page après page la simplicité puissante de son univers au rythme tranquille de sa langue limpide, rocailleuse et charnue.Des destins commence par revenir sur son enfance dans la petite ville wallonne de Gembloux, brossant les portraits intimes, souvent caustiques, de quelques-uns de ses proches. Il y a sa marraine – « une femme despotique qui avait mal au foie et criait son malheur », son parrain – « mon oncle bien-aimé qui a cessé de respirer / et dont le corps est cadenassé dans un coffre bien fermé », et de sa bonne-Maman, lectrice de romans policiers et fumeuse de tabac égyptien. Chacun a nourri à sa façon le destin poétique de l’auteur. Puis, la généalogie familiale laisse place à l’évocation de premiers émois érotiques auprès des garçons du village et du pensionnat, bientôt entremêlées de récits amoureux de l’âge adulte. Portée par un allant méditatif et la grande souplesse du vers, une sagesse désabusée et amusée se glisse dans les interstices de sa poésie narrative, entre un hommage à Baudelaire et un autre à Walt Whitman. La conscience du temps qui file surgit dans la banalité de scènes quotidiennes – un retour de nuit arrosée, une méchante chute sur les pavés – tandis que le poète solitaire voit la vie et la mort se tenir main dans la main, partout, dans la texture étrange des rencontres et des choses.Ainsi « la putrescence des oignons quand vient l’été / est nécessaire pour la floraison des fleurs / lesquelles fécondées donneront la jetée / des semences perdues au fond des profondeurs ».

 

***

Guillaume Decourt

Lundi propre

éditions La Table Ronde

88 p, 14 €

« Un ciel très bleu et des citrons très jaunes »

 

« La tour Eiffel scintille chaque nuit / je porte mes bottes de Tasmanie », écrit Guillaume Decourt dans ce détonnant recueil irrigué d’images ramenées du monde entier, telles des légendes. Après une enfance passée entre Israël, l’Allemagne, la Belgique et le Massif central, le poète a vécu à Mayotte, en Grèce, et même en Nouvelle-Calédonie. De ses voyages et de bien d’autres horizons réels ou inventés, il puise un matériau singulier, à la puissante force évocatoire, distillé dans les instantanés que sont ces soixante-dix dizains à la précision millimétrée.Percutant et concret, chaque poème peut se lire comme une énigme et une micro-scène en forme de patchwork. La voix du poète pose sa douce et drôle mélancolie dans un kaléidoscope de paysages vivants et immémoriaux, peuplés de personnages charismatiques et d’oiseaux exotiques. Cheminant dans la sophistication décalée de cette géographie intérieure, on croise le fantôme d’une femme aimée, l’enfant qu’ils n’ont pas eu, des rêves d’héroïsme et de bravoure masculine dépassée par l’épreuve des années, un rien blasée. « Quelqu’un me manque, je ne sais pas qui » – « ce soir je suis presque heureux de ma vie », constate celui dont la rime et la rythmique penchent souvent du côté de l’espièglerie et de l’autodérision. Tant que subsistent quelque part « un ciel très bleu et des citrons très jaunes », l’écriture est avant tout, avec Guillaume Decourt, un art de la gaité.

 

***

L’émission « Les poètes » reviendra dans une prochaine semaine sur ces publications mais il était nécessaire de donner au public connaissance de leur existence.

 

***

L’invitée de l’émission est Anne Rebeschini comédienne venue parler de la pièce de théâtre dont elle est l’auteur, le metteur-en-scène et le chorégraphe :

 

Absence(s)

 

pièce qui nous plonge dans l’univers de la maladie d’Alzheimer

 

et qui sera jouée à Toulouse

le mardi 21 mars et le mercredi 22 mars 2023 à 20 h 30

au Théâtre du pavé

 

"Absence(s)", nouvelle création théâtre-danse-vidéo d’Anne Rebeschini de la Compagnie des Sens, raconte avec humour et gravité des facettes de la maladie d’Alzheimer.

Voici ce qu’en dit la presse :

 

Quand disparaît la mémoire sous le choc de la maladie d’Alzheimer, comment donner forme aux souvenirs ? Comment la vie se recompose-t-elle ? "Absence(s)" nous questionne, nous émeut et nous réjouit autour de l’identité du sujet et de ses liens avec la mémoire. Une leçon de vie revigorante et sensible où la beauté et la violence s’entremêlent à l’aide d’une scénographie hybride liant onirisme et réalité.

 

À la question centrale que se pose l’humanité "de quoi sommes-nous faits ?", "Absence(s)" propose une réponse essentielle : c’est l’art qui nous constitue, il est ce qui reste quand tout disparaît.

 

Absences multiples

À travers le quotidien d’un couple, et du quatuor qu’ils forment avec leur fille et la sœur du personnage principal, sous l’attention de son infirmière, se dévoilent les problématiques liées à la perte de mémoire et aux absences dues à la maladie d’Alzheimer. Une confrontation aux absences multiples : égarement, solitude, manque, défaillance, défaut, fuite, déni, absences de réaction, de goût, de volonté, d’énergie, d’envie.

 

L’écriture se fonde sur la désorientation spatiotemporelle. Séquences et tableaux vont et viennent entre passé et présent, souvenirs ou rêves, réalité ou imaginaire. L’accumulation de sensations dans l’inconscient du personnage central immerge le spectateur : partition chorégraphique, dialogues, vidéos et espaces sonores expriment la fluctuation des souvenirs et la reconstruction de repères.

 

La pièce mêle humour et gravité. D’un côté la maladie dégénérative, incurable. De l’autre, une tonalité plus ludique : des situations étranges, surréalistes qui découlent de l’incompréhension à laquelle les cinq personnages font face.

 

"Absence(s) est un témoignage où l’humain se bat pour qu’existe une communication, certes non verbale mais vraie et sincère, donc réconciliant", avance Anne Rebeschini, autrice, metteuse en scène et chorégraphe du spectacle.

 

Si cette pièce à cinq personnages parle des conflits inhérents, des dénis et distorsions d’une famille en proie à l’inconnu face à la maladie, elle traite aussi des relations aidants/aidés, du milieu infirmier, de l’empathie, du dévouement et surtout, avant tout, d’amour.

 

Comment l’épouse, la fille, la sœur s’emparent-elles de cette relation à l’être Alzheimer ? Quelles sont les dislocations du couple et de la relation familiale ? Comment l’absence du passé place l’instant présent au centre de la vie.

 

Absence(s) nous questionne, nous émeut et nous réjouit autour de l’identité du sujet et de ses liens avec la mémoire. Une leçon de vie revigorante et sensible où la beauté et la violence s’entremêlent à l’aide d’une scénographie hybride liant onirisme et réalité.

Une pièce de théâtre absolument à voir !

 

Réservations : 07 66 39 04 26

 

Billetterie en ligne :

 

https://absences.festik.net

 

Distribution :

 

Conception, direction    Anne Rebeschini

Interprétation           Adolfo Vargas

                               Isabelle Saulle

                               Nathalie Broizat

Texte et chorégraphie Anne Rebeschini

Musique originale et espace sonore     Iván Solano

Lumières      Amandine Gerome

Vidéos         Clément Combes

Costumes   Olivier Mulin

Objet plastique   Marie Thomas

Sonorisation Ludovic Kierasinski

Adolfo Vargas : Celui qui oublie (Paul Pinadesco)

Isabelle Saulle : L'inconsolable (Natalia Pinadesco : son épouse)

Nathalie Broizat :  - L'inoubliable (Anaïs Pinadesco : sa fille)

                               - L'étrangère (Corinne Pinadesco : sa soeur)

                               - La protectrice (Camille Casadesus : son infirmière)

 

Extraits :

 

TABLEAU III scène 7 : le roman

 

(...)

Celui qui oublie ramasse le calepin de La protectrice. 

Il lit en marchant.

 

CELUI QUI OUBLIE : « Une nuit de garde dans la salle de repos. Il fait froid, les étoiles ne semblent pas se joindre à la fête lunaire. Je somnole sur le lit d’appoint. Sur ma gauche, des baies vitrées pour surveiller si quelqu'un, un patient passe. En sourdine assez loin, la chanson 10 000 fois fredonnée par Monsieur Henri, I put a spell on you. »

 

La protectrice apparaît en ombre. Camille est derrière l’écran.

 

LA PROTECTRICE en ombre : Allongée, je me laisse bercer par sa voix lointaine, pour tenter d'apaiser mon dos perclus de douleurs, dues aux heures interminables et épuisantes.

 

CELUI QUI OUBLIE lisant : « Je susurre, chuchote, soupire. Des souffles venus du fond de l'antre de chair s’agitent. Mon corps rythmé, contracté et souple, énergique et voluptueux s'élève, se gonfle, se perd, divague par vagues : souffle, vent, rafales, tout est démesure ! Le coeur bat l'allure d'un cheval au galop, il tape fort, tape fort dans le corps. »

 

LA PROTECTRICE en ombre :  Dans ce délire délicieux, soudain je sens une présence. J'ouvre les yeux, Monsieur Henri est là... courbé... à quelques centimètres de mon sexe... sa bouche ébahie devant l'antre de ma blouse blanche qu'il tente de soulever de son souffle. Dans un élan de survie, je me relève d'un bond sur le lit. Surpris, il me dit : « - Vous êtes jolie Mademoiselle Camille, vraiment jolie ». Dans un effroi qui me glace, je tente calmement de lui dire « - Monsieur Henri, vous devriez dormir à cette heure-ci. » Il me fixe de ses yeux bleus avides. La seconde de silence dure une éternité. Je le repousse à l'extérieur de la salle. Il me regarde stupéfait. Je referme la porte, prends son calmant, de l'eau, puis ressors avec la force d'une femme déterminée à ne pas se laisser impressionnée.

 

Les voix sont simultanées au départ, lui voix basse qui monte, elle voix haute qui s’amenuise. 

 

CELUI QUI OUBLIE et LA PROTECTRICE  simultanément:

« Je lui donne le médicament, il boit mécaniquement.

Il repart vers sa chambre. Je respire, referme la porte à clé, m'écroule sur le lit, paralysée de douleurs. 

J'apprends à mon retour de week-end que Monsieur Henri est mort. »

(...)

 

 

TABLEAU III scène 8 : le deuil

 

Scène 8 : le deuil

 

Appartement des Pinadesco. 

Nuit.

L’inconsolable, vêtue du haut de pyjama de Paul. Assise sur le fauteuil de Celui qui oublie, lit une lettre.

 

L’INCONSOLABLE lisant : « A ma femme chérie, aimée, adorée, vénérée par son mari comme nulle autre pareille. Ma mie, une fleur pour son retour mais une fleur, si belle soit-elle, est peu de chose au regard du bouquet qu’elle représente elle-même.

L’absence ne compte pas quand on s’aime dit le poète. Mais l’absence, c’est le vide absolu et dans le vide, il n’y a rien. Il n’y a pas l’air qu’on respire, la chaleur des rayons du soleil sur la peau, la légèreté des nuages, ni la douceur de l’herbe que l’on foule aux pieds. On n’entend même pas l’écho des voix familières, peut-être, seules, les larmes glissent sur la joue. Alors, je ferme les yeux. Nous sommes faits de l’étoffe des songes et notre petite vie, un somme la parachève a écrit Shakespeare. Bonne nuit ma chérie. »

 

***

 

 

 

 

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L’émission du mardi 21 février 2023 est exclusivement consacrée à la poète : Imasango

 

Imasango naît et grandit en Nouvelle-Calédonie, dans une famille dont l’arbre généalogique témoigne de la complexité de l’île et de l’archipel. Ses origines métisses suscitent très tôt sa soif d’ouverture à l’autre et sa volonté d’œuvrer avec lucidité en artisan de paix pour contrer la lourdeur des legs de l’histoire. Agrégée d’espagnol et poète, avec constance elle a mené en parallèle enseignement et actions culturelles citoyennes, pour accompagner les jeunes de son pays et

participer activement à la construction d’une société post-coloniale plus apaisée. Elle décide de se consacrer exclusivement à la poésie depuis deux ans et vit entre la Nouvelle-Calédonie et Bordeaux.

Elle sera reçue Maître es-jeux de l’Académie des jeux floraux de Toulouse le jeudi 4 mai 2023.

 

Sa poésie, parole unique et incontournable de la littérature calédonienne, lui vaut d’être invitée en tant que voix contemporaine d’outremer.

Auteure de plusieurs ouvrages, présente dans diverses revues, elle participe à plusieurs anthologies, notamment aux Éditions Bruno Doucey où sont édités son recueil Pour tes mains sources (2011) Se donner le pays, Paroles Jumelles, co-écrit avec Déwé Gorodé (juillet 2016), Ce pays dans mes veines (août 2022).

Elle signe également des livres d'artistes aux Éditions de la Margeride, en collaboration avec Robert Lobet, peintre et éditeur, Le baiser des pas de nos silences (2013), Le poème est nomade (2013), Le souffle du silence (2016), Arbre (2018). La voix des paysages (2021).

Elle publie un recueil de poésie jeune public, Les poètes marchent pieds nus, aux éditions Plume de notou, illustré par Stéphane Foucaud, à Nouméa, (juin 2022), avec l’espoir de guider la jeunesse de son pays, sur les chemins du vivre ensemble.

Kaléidoscope de l’âme humaine, son œuvre se nourrit de beauté, sensualité, spiritualité et engagement sur les chemins d’humanité.

 

Cette artiste donne des récitals de poésie, est familière du festival « Les voix vives » de Sète, et se produira dans quelques jours en récital à la Maison de la Poésie Jean Joubert de Montpellier.

Elle figure dans diverses anthologies dont la dernière « L’Ephémère 88 plaisirs fugaces » Anthologie établie par Thierry Renard & Bruno Doucey, avec la participation d’Ernest Pignon-Ernest, aux éditions Bruno Doucey, 235 pages, 20 €.

 

« A pas de vies multiples, j’habite une lumière, j’en garde souvenirs et afflux, abymes de mémoires orphelines » écrit-elle dans le poème de cette anthologie.

Et partant, révèle sa posture pour habiter le monde en poète, s’irradier de lumière, celle de toute spiritualité vivante, et d’en conserver la trace qui prolongera la lumière venue du lointain des âges , une lumière où s’épanouit la liberté.

 

Car toute l’œuvre d’Imasango peut être lue comme une ode intarissable à la liberté. Pas de beauté, pas de poésie, pas de fraternité en dehors de la liberté. Elle chante son pays, celui qui coule dans ses veines avec cette joie pure chère à Simone Weil, mais elle ne s’y enferme pas.

La liberté se partage, comme le poème qui est un don, pour lequel elle peut s’unir à d’autres artistes : les plasticiens pour un échange d’émotions, mais aussi une compatriote poète comme le fut Dewé Gorodé. Elle a vécu ce bonheur de nous offrir à lire un livre de poèmes à quatre mains.

 

Ecoutons cette voix venue de ce pays qu’on imagine de beauté foudroyante, écoutons ce cri d’amour à un pays, et à travers lui, ce cri d’amour au monde qui la fait chanter.

***

Poèmes extraits de ses livres :

 

Une œuvre au ventre

Le souffle créateur imprédictible impénétrable tresse

l’aube à nos vœux les distances aux rencontres

Il offre l’énergie de l’océan prête à rejoindre la sève des

espaces inconnus où découvrir l’autre et traverser ses

lieux

Je me suis si souvent retrouvée tel un arbre que l’éclair

foudroie habitée des couleurs du vivant quand par

magie mon œil n’était que vertige

Etirant le vert du monde et le bleu des attentes le poème

ouvre son territoire sur les iris des visages

Eloignant le monde de l’enlisement des limites insulaires

je suis une œuvre au ventre tel un pèlerin sur les

chemins

Rituels de soleils intérieurs reconquis pour l’écho de la

vie se côtoient en silence pins colonnaires écho des ifs

d’un autre continent

Ailleurs les nuances contrastées de l’île se taisent

peu d’incendie de lumière plutôt une brise sereine

s’échappant des couleurs d’automne

S’avancer sans geste d’envergure pour approcher le

flamboiement des reconnaissances portée sur nos

paumes ouverts

Le temps s’invite sur le seuil de l’intense je suis femme

enracinée aux espaces dispersés de notre humanité en

quête de sens

***

Pour tes mains sources

Carte de séjour

Tu donnes vie

A mes heures territoires

Alchimiste forgeur

De versants intérieurs

De haltes et départs

A la limite de toute frontière

 

Tu mesures démesures

Mes errances

Sur ta bouche

Offrant

Verdict d’horizons

A mes battements de cœur et d’ailes

 

Je me tais sur les embruns

De terre promise

Née à ton pouls

Ventre-océan

Artisan des instants-plaines

 

Je prends ma carte de séjour

***

Face à l’œil froid

 

Je refuse les étoiles placées sous cellophane

Je refuse les pierres évidées de leur moelle

Je refuse les entorses clouées aux pieds des arbres

Je refuse la noirceur des mille marées montantes

Je refuse les fugues agitées de regrets

Je refuse les colères des marches à l’aveuglette

 

La vie des uns chante l’exil des nuits de craie

Quand il pleut

Sur les escales d’intolérance

Se délitent les parcours

Demain s’efface des collines à gravir

Si les grilles et la rouille moulent l’éclair des accords

 

Le monde tremble de nuances à bâtir

Sur les faces abruties des âmes toujours en quête

Pétrifiées

D’incertitude glacée de cicatrices

Par les mots que l’on crache des griffes qui résonnent

 

Je t’offre l’éclat des mousses humides

Je tisse tendresse à ta veine cave

J’agenouille mes soupirs

Sur l’autel des espoirs

 

Je t’offre l’amour sans artifice

Le bohémien que rien n’encage

L’inachevé

L’oiseau vif

Prêt pour ensemencer

L’ardeur du soleil

Aux frontières généreuses

***

Renaître au sort

 

Tu pêcheras la lune des horizons sacrés

Tu chanteras le feu des voyages hors frontières

Tu mangeras le sel des douceurs que l’on offre

Tu iras où les mots bercent et captivent

 

Tu ouvriras les conques où repose l’histoire

Tu graveras la fable du temps qui emboucane

Tu panseras les bouches orphelines d’innocence

Tu prêteras tes ailes à mes évasions d’encre

 

Tu tairas les séjours gainés d’indifférence

Tu offriras le germe des chemins praticables

Tu guideras les mâts éclosant sur les monts

De nos jardins mystères

Où tout devient possible

 

Alors

Tu enfanteras les éclosions

De notre destin

***

Pour les soleils accumulés

Je porte ce pays dans mes veines son passé déchiré

ses limites et étroitesses lieu de rencontres qui

bouleversent fertile ancrage de ma présence au

monde

 

Où que débordent le ciel et les soles accumulés pour

accepter ma cage insulaire il m’a fallu coudre l’océan à

la face des linceuls

 

Sublime pays-village postcolonial me propulsant à la

table pour écrire trouver une aire de plénitude où

fonder des lieux d’élan faire jaillir l’outre-vie

 

Des fruits nichés sous la pluie brute des peaux cherchent

la nuance du foncé au clair j’ai mis à nu une balise un

phare des gestes vrais

 

Ainsi je vis j’écris ce lieu et l’ailleurs portés en moi

bouturant la terre océanienne sur l’horizon tel un

aveu de présence fébrile au seuil des mutismes

 

Sur mes paupières ouvrant la porte du temps la vie

affirme son évidence où je deviens une main tendue

vers l’autre

 

Appelant les pirogues et la marée montante adossée à

l’âme du pays tissant des liens malgré l’orage j’écoute

les paysages et la mémoire des repas partagés

***

La forge subversive

Parfois regarder le monde c’est avaler une pierre

marcher sur des tessons à cloche-pied

porter la montagne sur son dos

 

on se demande incessamment comment rester

une femme avec ses hanches osant ses seins

et la douceur d’aimer

 

doit-on être l’amazone convoquant le samouraï

et partir en croisade sur volcans et cratères

abîmés de l’absurde

 

les copeaux de nos yeux libèrent la vérité

rendant la pierre à son destin le cœur à sa bonté

on reconquiert les liens intimes de l’équilibre

 

évitant l’égarement forçat de dénouements de braise

le vaisseau de nos gestes assouplit la forge subversive

pour qu’advienne le miracle de notre foi en l’homme

****

 

 

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Yves Charnet - le modèle c’est lui-même -

 

Les circonstances et ce que tout le monde oublie dans la fuite éperdue de sa vie : la part de l’inconnu, ont eu raison de la régularité de mes éditoriaux. Dépassé par le temps. Les semaines s’enchaînent chacune avec son émission, chacune avec un auteur dont il importe de dire tout le bien qu’il se doit. De faire partager l’enthousiasme qui fut le mien à la lecture de livres. Propager la passion de la littérature comme une contagion inextinguible.

C’est donc avec un grand retard que je reviens sur une émission du mardi 29 novembre 2022 consacrée à mon invité Yves Charnet.

Né à Nevers en 1962, ce Toulousain d’adoption (professeur responsable du module Arts & cultures à SUPAERO depuis 1996) s’est fait connaître, depuis son premier livre (« Proses du fils », La Table Ronde, 1993), par une œuvre où l’enquête autobiographique reste inséparable d’une quête poétique.

Chacun des douze livres parus invente un nouveau chapitre de cette autofiction sans fin dont l’originalité tient une place singulière dans le paysage littéraire contemporain. Le dernier en date, « Chutes » (Tarabuste, 2020), a notamment été salué par des romancières & critiques comme Sarah Chiche & Camille Laurens.

C’est précisément le bel article de Sarah Chiche « Autopsyves » paru dans la revue de littérature « Les moments littéraires » n° 48 (160 p, 16 €) que je choisis dans le cours de l’entretien avec Yves Charnet pour rendre compte de sa singulière posture d’écrivain-poète. Et cet article, j’ai demandé à Yves lui-même de le lire. Charnet lisant ce que l’on écrit sur Charnet. L’analyse toujours pertinente de Sarah Chiche déchiffrée avec l’inimitable ton et résonnance de lecture de Charnet :

« Il y a presque 2500 ans, Diogène fit scandale en demandant à ses disciples qu’à sa mort son corps soit jeté par-dessus un mur, où il serait dévoré par les bêtes. Ce geste, Yves Charnet l’accomplit lui-même , de son vivant, à chaque phrase. »

Cet artiste tout en désordre permanent comme sa « péniche » (son logement près du canal du Midi) et sa psyché selon son propre aveu, a fait de la poésie « la grande affaire de sa vie », comme le révèle, mais on le savait depuis « Proses du fils », son amie écrivaine.

Dans cette émission qui se veut une répétition au sens théâtral du terme, du « Tempo Poème » qui lui a été consacré quelques jours plus tard à la Maison de l’Occitanie à Toulouse, seul lieu ouvert à la présentation des poètes (de bibliothèque et autres) à Toulouse, ville et région richissimes en poètes, mais dans le misérabilisme le plus affligeant pour leur accueil et leur promotion au public, Yves Charnet revient sur les poèmes en prose de « Chutes » (édition Tarabuste, 289 p, 18 €) qui avait fait l’objet de l’émission du mardi 21 décembre 2021 (toujours accessible sur lespoetes.site).

C’est un jet ininterrompu de proses qui enserre dans ce langage de haute lignée la poésie. Le regretté Michel Baglin qui aimait tant ces proses là, disait qu’elles cherchaient « à retenir dans ses filets ce que la vie nous offre et nous reprend aussitôt » et il ajoutait « quant à la poésie, elle est bien là, partout entre les lignes, elle est celle du désir impossible. De la ferveur et de l’élan retombé.»

L’autofiction ne s’arrêtera qu’avec son auteur. C’est la loi du genre. Dobrovsky vivait l’autofiction comme une autre forme de la poésie. Et c’est bien de cela dont il s’agit. De cette forme de poésie qui prend naissance directement dans le tréfonds du corps et de l’esprit de l’artiste qu’elle habite. Une nouvelle forme du romantisme que pratique celui qui aurait « aimé vivre parmi les types de 1830. Le clan des romantiques.»

« Il y a des soirs où je me prends pour Pessoa dans ma péniche dérangée » avoue-t-il. L’autofiction :« le moyen de décrire son psychisme le plus complètement possible ». Et « c’est toujours un testament depuis Villon un poème. »

Ainsi tous les livres de poésie sont posthumes. De chutes en chutes, Yves Charnet revisite sa vie, la fige par sa langue cruelle car elle cerne les ombres, celle du poème. Comme Van Gogh il est son propre modèle. Et comme Cendrars il trempe sa plume non dans un encrier mais dans la vie.

La vie, inséparable de la chute. Comme la marche, nous n’avançons que par chutes successives. Mais sans nous affaisser vraiment. D’angoisses en angoisses, de doutes en doutes, devenant toujours l’ex, l’autre en soi. Mais la littérature est toujours en filigrane dans les incessantes proses qui fabriquent ce long poème qu’est ce livre « Chutes ». La littérature, il connaît, ce professeur Normalien, tout comme la chanson dont il saisit dans chacune sa part de « vérité » universelle, cette vérité populaire qui « vous rend moins amer ».

Pour son « Tempo Poème » le poète a choisi de lire des pages évoquant Claude Nougaro dont il fut l’ami de 1981 à sa disparition en 2004. Intitulé : « Nougarostalgie », ce premier ensemble a été publié dans le n° 9 de la revue du poète-éditeur-dessinateur Bernard Deson « Instinct nomade » entièrement consacré au chanteur en octobre 2021.

Yves Charnet avait déjà évoqué son amitié avec Nougaro dans un livre qu’il était venu présenter à l’émission « Les poètes » dont j’avais alors rendu compte en ces termes :

"Quatre boules de jazz - Nougasongs" aux éditions Alter ego de Céret ( 192 pages, 19 €).

Ce livre, dont le personnage qui se promène au fil des pages, est Nougaro, est une suite de l'œuvre toujours en cours de construction d'Yves CHARNET. Tous les livres d'Yves Charnet pourraient être mis bout à bout : il en résulterait un long poème commencé avec "Proses du fils" et qui laboure les blessures d'une vie où l'abandon, la terreur du rejet de l'amour, seul sujet qui vaille, l'appel à l'amitié, à la générosité qui le bouleverse jusqu'à la moelle, creusent les sillons infinis d'une écriture spontanée, épidermique et pourtant si empreinte d'expérience, qui signe les grands poèmes de notre histoire littéraire.

Car si le vécu se taille la part du lion dans ces écrits, la culture littéraire, artistique, tauromachique même, s'y est agrégée en un conglomérat inséparable. C'est de là que provient cet énorme plaisir à lire les mots de Charnet : ils sont terriblement compréhensibles, faits de notre quotidien, mais aussi de nos réminiscences, les chansons populaires, et pas que celles de Nougaro, les poètes comme Stanislas Rondanski.

Et ce livre, même s'il est un fabuleux cri d'amour, à Nougaro, et de rage devant sa disparition, est bien au-delà d'un simple exercice de mémoire et d'exorcisme.

L'autofiction qu'il pratique inconditionnellement est la forme la plus élaborée de sa poésie. Et le lecteur s'y retrouve. Il ressent les mêmes émotions que l'auteur; Charnet abolit les distances, aucun subterfuge, les choses sont dites comme elles sont. Et cet accent inouï de vérité tient le lecteur dans un constant état d'émotion, ce qui fait l'indéniable grandeur du livre.

C'est un poète qu'il cite en exergue du livre : Jean Cocteau qui évoque Edith Piaf. C'est encore un autre poète, Jacques Audiberti qu'il cite et qui a quelque temps partagé l'appartement de Nougaro, l'un en bas, l'autre à l'étage. Audiberti qui le qualifie de "petit taureau dans l'arène du disque" en 1962. Et Charnet évoque aussi Breton, "Nadja".

Nougaro avait notre accent d'Occitanie et parlait "avec ses mains de chamane toulousain" comme ne pouvait que le remarquer avec fascination Charnet.

Cette chanson populaire, elle aura tout donné à Charnet, lui qui a réussi de savantes études à Normale Supérieure. Et Nougaro perpétue la tradition des troubadours, c'est le "troubadour de la blue-note" écrit Charnet.

Ce livre est un long poème où Nougaro et son fantôme apparaissent en filigrane; Charlet ne se complait pas dans un quelconque hommage, l'amitié vaut bien mieux que ça.

Aujourd’hui voici ce qu’il écrit sur cette amitié, celui même qui donna à un de ses livres le titre rédhibitoire de « La tristesse durera toujours » (La Table Ronde éd.) :

Yves Charnet

NOUGAROSTALGIE

La plume de Venise.

Au retour d’un voyage en Italie, Nougaro m’avait offert une plume & de l’encre. Une grosse plume en verre de Venise. Je revois encore ses torsades baroques. Ses torsades bleuâtres. Je m’accrochais à cette plume. Comme à une baguette de magicien. Je m’y tenais. Une rampe pour ne pas dégringoler. Était-ce dans Moulin rouge, le film de John Huston, en 1952, que j’avais vu cette scène qui traumatisa durablement mon enfance. L’interminable chute du tout jeune Toulouse-Lautrec dans un grand escalier du château familial. Il y avait ainsi des événements dont on ne pouvait pas se relever. De véritables catastrophes. Après de tels désastres il ne restait plus qu’à peindre. Écrire, chanter. Personne ne guérissait de ce genre de blessures. Jamais, nulle part. On ne pouvait que les entretenir. Comme des putains de luxe. C’est ce que fit le prodigieux portraitiste de la Goulue. Jean Genet, Claude Nougaro. Mon enchanteur avait une théorie des races. Pour les artistes. Un jour cette plume si précieuse s’est cassée. En tombant brusquement par terre. Elle s’est éparpillée en mille morceaux. Sur les carreaux de notre minuscule cuisine, au 64 avenue Ledru-Rollin. C’étaient deux chambres de bonnes récemment reliées entre elles. Au sixième étage d’un appartement collé contre le clocher de l’église Saint-Antoine. J’écrivais souvent dans ce recoin de notre studio d’étudiants. Sur une table bancale. C’était dans les premières années de mon amour. Mon amour fou pour Marie-Pierre. Cette femme douce deviendra, bien plus tard, la mère de nos deux enfants. Agathe & Augustin. Ma préférence préférait les livres de Bresson. Les films de Dostoïevski. Le chanteur viendra même lire, à voix nue, les paroles de « Assez ». Pour le baptême de Agathe dans l’église Saint-Antoine-des-Quinze-Vingt, le dimanche 12 janvier 1992. Il avait revêtu pour la circonstance son impeccable costume de chez Smalto. Son costume vert du dernier Olympia. Je ne savais pas encore que la vie serait, pour finir, plus fragile que cette plume. Cette grosse plume en verre torsadé, cadeau ramené par Nougaro de Venise. Clôde espérait que, un jour, j’écrirai des livres. Des chansons en prose. Que je finirai par le dénouer. Le garrot dans ma gorge. Ça m’étranglait. Depuis toujours déjà. Je ne pouvais pas la sortir. Cette parole étouffée. Je commentais les mots des autres. Chacun son tourment de silence.

L’eau verte du canal du Midi.

Je savais que, un jour ou l’autre, je ne pourrai plus. Plus échapper à ce mal d’enfance. Il y eut la saison à Sainte-Anne. Pour passer le cap des 25 ans. Il y eut l’Année Blanche. Pour les 45èmes rugissants. Mon enchanteur était mort depuis quelques années. L’année des fissures au plafond surveillées depuis mon lit muet. Il pouvait rester, lui aussi, de longues périodes sans parler. Sans sortir de son appartement, sa chambre. Ça se produisait, le plus souvent, à la fin des tournées. Parfois pendant la composition d’un nouvel album, l’impossible traque des chansons. Hélène prévenait que ça n’était pas vraiment la peine de venir. Ou alors juste pour un bref bonjour. Il l’avait trouvée, selon sa formule. La femme de sa mort. Elle le protégeait de lui-même. Dévotion amoureuse, oblation de soi. Il y avait quelque chose d’admirable & de bouleversant. Dans cette tendresse lucide, cette bienveillance désintéressée. Le hasard avait bien fait les choses entre ces deux-là. Le hasard objectif de certaines rencontres. Les elles au pluriel, c’est fini. La panoplie du donjuju au placard. Ulysse est enfin de retour à Itaque. Chiffre deux, nombre d’or. L’heure est maintenant venue d’être tendre. Un dernier mot pour toi avant de m’endormir. Près de son Occitane notre petit taureau retrouve la quiétude d’un nourrisson comblé. Le voici comme un enfant suçant sa laine. Il faut écrire un nouveau chapitre du livre. Les dernières pages, difficile sérénité. Il faut chanter la belle Hélène. Mieux qu’un troubadour du Moyen Age. À cette femme Claude doit, sans doute, les années les plus apaisés de son existence, les moins tourmentées. Pour ne rien dire, ici, de l’accompagnement sans faille jusqu’au dernier souffle. J’étais trop jeune pour piger. Le mystère de mes années Nougaro. Je serai passé de vingt à quarante ans dans sa turbulente compagnie. Et lui de vie à trépas. Il y aura bientôt vingt ans depuis la mort de mon ami. Bientôt quarante depuis le début de notre conversation dans le temps. Je la continue ce soir d’octobre 2021. À la terrasse des Tilleuls. C’est un bistrot de quartier. Une table sans chichis dans sa ville natale. C’est à quelques pas de l’eau. L’eau verte du canal du Midi. Nous avons la chance de quelques journées merveilleuses. Après cet été pourri. Il fait encore doux. Dans notre nuit d’automne. Il n’y a plus personne depuis triste lurette. Dans l’appartement du quai de Tounis. Je ne la reverrai plus. Cette vue imprenable sur la Garonne. Il n’y plus que le passage furtif de quelques fantômes. Trafics dans ma mémoire hantée. Je l’ai donc réparée comme j’ai pu. Cette plume en verre de Venise. J’ai bricolé les morceaux de mon existence éparse. Billes éparpillées sur le tapis du passé. Clôde avait, bien sûr, ramené une chanson. De sa visite au Pont des Soupirs. Cette chanson d’amour s’intitulait « Venise ». Tout simplement. Ce mois de novembre, ta bouche est si tendre que j’en oublie mon mal. Je finirai bien par le boucler un jour ou l’autre. Ce foutu bouquin sur Nougaro.

La cuisine de l’avenue Junot.

Ce sont nos premiers rendez-vous. Dans sa cuisine. Ça se passe au début des années 80. Les albums Assez, Chansons nettes en studio ; Claude Nougaro au New Morning (public d’un des meilleurs clubs de jazz à Paris). Qu’est-ce que je fous là. Vie baroque & picaresque. J’ai vingt ans. Et des poussières du temps éperdu. Je suis médusé. Mon rond de serviette sur ce radeau radieux. C’est une cuisine enchantée. Une grotte fabuleuse. La sirène qui l’habite est un sacré coco. Un mec abracadabrantesque. Ce n’est pas tout à fait un dieu. Déjà plus qu’un humain. C’est un chamane. Un sorcier de la voix. Il boit du champagne. Dans la bulle de cette cuisine. C’est un boxeur de chansongs. Un trappeur de sortilèges. Il les fait rimer avec la neige. Toutes nos vieilles histoires de manège. Il danse. D’un mot sur l’autre. Il sculpte. Sa parole dans l’air. Il triture sans cesse. Cette glaise des sons. Notre bonhomme fait ça de tout son corps. Les syllabes entre le pouce & l’index ; silences sur ses babines brusquement retroussées. Les yeux sont des écureuils furtifs. Dans la cage des verres de lunettes. Sa cinquantaine continue de darder sur le monde des regards de gosse écarquillé. De jouer aux billes dans une cour de recréation imaginaire. Son ivresse ne parle pas pour ne rien dire. Devin aux proie aux énigmes. Il essaye depuis tant d’années déjà d’entrouvrir cette putain de porte. La porte du Mystère. Il te dit ça. En griffonnant des créatures sur le papier trop fin d’un paperboard maculé de taches. Toute ma vie j’ai tenté de faire ça… De poser le pied sur le seuil du Mystère… Et maintenant je voudrais pouvoir garder mon pied à cet endroit précis… Histoire d’empêcher la porte de se refermer… Tu comprends… Yves… C’est ça que je veux faire, maintenant, en scène… Sinon rien… Yves ne comprend goutte. Facinéfaré. Sa mémoire prend des notes. À l’envers du temps. Yves regarde de tout son cœur ce druide parler en remplissant des coupes de champagne. Ces traces de mots, là, dans l’air ; cette sueur dorée. Le front du magicien s’appuie sur mon front. La peau, les mots. La main de rimes se pose sur mon épaule. Le fluide, l’alcool. Tu es mon frangin mental… Mon frère en poèmes… On est de la même race… Toi & moi… Il faut juste que tu dénoues ta gorge… Ce garrot dans ta gorge… Yves ne comprend rien. Idiot de la famille. Il se demande si ce ne serait pas quand maime un port d’attache. Cette fichue cuisine de l’avenue Junot. Si l’on ne surveillerait pas, pour une fois, son style. Après vingt ans à nager pour rien dans cette mauvaise mer. Si la star de l’Olympia, oui le type, là, dans la cuisine à bulles, ne serait pas en train de lui tendre enfin la main. La main. Ne finirait pas par les dire au bâtard échoué sur son rivage d’île. Ces mots attendus en vain depuis vingt ans. C’est toi, on t’attendait. Fiston. Yves a trois ans quand, en 1965, Nougaro chante « Schplaouch ! ». Sur une pétulante musique de Michel Legrand. C’est l’année des raids américains sur le Vietnam du Nord ; première bombe au napalm au sud d’Hanoï. Nougaro perd son propre père symbolique. Mort du cher Jacques Audiberti, ce chef de gang mystique. Quinze ans plus tard c’est devenu ma rengaine. « Schplaouch ! ». C’est, parfois, tout un poème. Le sentiment existentiel des chansons, leur intime retentissement à l’intérieur de nous, résonance secrète. Tu n’as pas en corps vingt ans. En octobre 1981. Quelqu’un te tend, enfin, une rame. Une coquille de noix. Et c’est ton seul chanteur de blues. Le fabuleux Claude Nougaro.

****

 

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J.M.G. Le Clézio et Abdellatif Laâbi

 

En préambule à l’entretien avec Abdellatif Laâbi, dans l’émission du mardi 31 janvier 2023, je signale la parution d’un livre dont il faut dire tout le bien qu’on lui doit dans l’approche de la poésie classique chinoise. C’est le livre de :

 

J.M.G. Le Clézio

« Le flot de la poésie continuera de couler »

Avec la collaboration de Dong Qiang

Gallimard - folio cat. F15

 

Selon la légende, en 762 le poète chinois Li Bai, âgé de 61 ans, épris de boisson aurait plongé dans un fleuve attiré par le reflet de la lune, incarnation de blancheur et de pureté. C’était un maître de la poésie des Tang et son neveu fera mettre en épitaphe sur sa tombe : « Sur la colline de la famille Xie, voici la tombe du noble Li / Le flot de la poésie continuera de couler au long des âges ».

J.M.G. Le Clézio reprendra l’idée bienheureuse de cette épitaphe dans le titre de son livre magnifiquement illustré sur la poésie de la dynastie des Tang. Dong Qiang, professeur à l’université de Pékin et ami du Prix Nobel de littérature 2008, termine cet ouvrage d’une exceptionnelle facilité de lecture par des précisions techniques sur la poésie chinoise. Cette anthologie commentée nous révèle un univers littéraire insoupçonné. C’est l’apologie de la poésie chinoise, elle inaugure une ère nouvelle. Nous apprenons que la Chine est le pays du Livre alors qu’elle n’a jamais engendré de textes sacrés comme la Bible ou le Coran. Quatre siècles avant nos troubadours, les poètes chinois introduisaient dans la littérature le raffinement, la célébration de la nature, l’altruisme de la compassion face à la condition humaine. Les poètes usent de toute la force du langage pour exalter leur amour de la femme, le plus souvent leur femme et déplorer la séparation de leur famille quand les vicissitudes de la guerre ou leurs fonctions impériales les obligeaient à s’éloigner. Les femmes elles aussi sont poètes. Le sort des femmes, facilement abandonnées, est dénoncé par les poètes Tang. Cette poésie ne peut se détacher du réel. En chinois la réalité - zhen - est composée du radical « œil ». Il est le symbole de ce réel chinois qui ne se préoccupe que de ce qu’il peut voir. Le poète reste avant tout un homme. Il dénonce la violence du pouvoir, le peuple étant victime des guerres de succession. La guerre n’est pas glorifiée, elle apparaît dans le poème dans l’horreur de sa cruauté. Le poète Du Fu compose une élégie à son cheval malade. Sa pitié s’adresse au monde entier. Cette sincérité de la poésie Tang est plus forte que les métaphores des troubadours qui finissent par être des clichés. Cette humilité qui sublime l’art est la contrepartie de l’égoïsme et de la volonté de possession de la gente masculine. Car la solitude est le quotidien des femmes, les hommes jouant leur vie à la guerre. La poésie évoque la vie du peuple soulignant la fracture qui le sépare des gouvernants. Dans cette époque rude, les poètes ont la grâce, celle de la langue, de l’inspiration. Sans rechercher la sagesse, ils se confient à la nature, le bienfaitrice, la nourricière, se faisant ainsi l’écho de l’éternité du monde et des astres. Cet abandon à la nature est proche du chamanisme et de la pensée taoïste. Face aux périodes troubles la poésie est une fidélité à soi-même. Elle instaure les lois du langage supérieures à celles de l’empereur. Ce puissant culte de la littérature crée une poésie d’une force de l’ordre du miracle. Elle réconcilie le monde et l’être humain. Hélas, elle ne reviendra pas avec cette force, même si le peuple chinois a une passion pour les poètes qui ont su exprimer leur compassion pour la souffrance populaire.

La forme qui atteindra son apogée avec les quatrains ou les vers en huit lignes de sept caractères (la langue chinoise est monosyllabique) influencera toute la Chine jusqu’aux poèmes de Mao pendant la Longue Marche.

Comme pour nos troubadours les poèmes, particulièrement les quatrains étaient rédigés spécialement pour la musique. Ils étaient accompagnés par la flûte ou des instruments à cordes. Certainement la musique favorisa l’écoute populaire. Mais la poésie va acquérir de plus en plus d’indépendance par rapport à ces accompagnements musicaux et va établir des règles propres de musicalité de la langue chinoise avec une alternance d’accents forts et d’accents doux.

La lamentable condition sociale de la femme dans la Chine de la dynastie Tang a suscité de certaines lettrées des poèmes de révolte dans lesquels elles manifestent leur douleur, leur détresse et leur désarroi. Elles lèguent ainsi des chefs d’œuvre au contenu universel.

Tous les poèmes de cette brillante anthologie sont à lire comme les poèmes atemporels d’une extravagante modernité !

 

Deux poèmes de Li Bai cités par J.M.G. Le Clézio :

 

Dure est la route, dure est la route

Tant de détours et de bifurcations ! Où se trouve la route royale aujourd’hui ?

Un jour viendra dans le grand vent et les fortes vagues

Je hisserai ma voile de nuage et naviguerai librement sur la mer !

***

Tu demandes pourquoi je vis sur cette Montagne verte

Je souris sans répondre, mon cœur bien en paix

Les pétales du pêcher suivent la rivière qui s’en va loin

Il existe des mondes au-delà de celui des êtres humains

***

Place est donnée ensuite à l’invité.

J’ai souvent évoqué durant les longues années de l’émission « Les poètes » l’œuvre du poète marocain d’expression française Abdellatif Laâbi.

Né à Fès en 1942, premier artisan de la résistance intellectuelle au règne d’Hassan II au Maroc avec la revue Souffles, il poursuit une œuvre de plain-pied dans la dure réalité humaine depuis 1965.

Cette longévité exceptionnelle qui révèle une capacité de renouvellement dans le fond et la forme le long de six décennies riches d’histoire, tout en ne trahissant jamais - quel que soit le succès - la fidélité à soi-même et à son idéal humaniste et culturel, fait de ce poète un des plus prestigieux poètes d’expression française. A lire ses deux derniers livres de poèmes :

 

« La poésie est invincible »

Préface de Jacques Alessandra

Collection « Poche / Poésie »

Le Castor astral, 9 €

et

« Je n’ai pas dit mon dernier mot »

(à paraître)

Si la forme s’est condensée, épurée pour solidifier l’architecture du poème, l’esprit, l’enthousiasme et la conviction qui éclataient dans son premier recueil « Le Règne de barbarie » sont intacts. Comment ne pas être stupéfait d’admiration pour cet artiste qui incarne cet absolu de résistance qui habite quelques grands hommes, fait de courage de générosité.

 

En 1963, l’UNFP le parti d’opposition à Hassan II de Ben Barka fait peur au régime. Sous prétexte de complot la police organise des rafles dans tout le royaume et arrête avec violence près de 50 000 personnes. Beaucoup sont séquestrés et torturés. C’est une horreur.

La revue Souffles naît dans ce contexte politique. En 1969, des dizaines de militants formés dans des camps militaires en Syrie rentrent au Maroc avec mission de renverser le régime. Mais ils sont trahis par un des leurs, Mounadi, petit commerçant de Marrakech qui est vite abattu par l’UNFP. De nouveau, une vague de répression sévit. Des intellectuels, dont des poètes, sont emprisonnés.

Je me suis rendu au Maroc pour tenter d’avoir un contact avec ces prisonniers. En vain.

En 1971 à Skhirat pour le 42ème anniversaire d’Hassan II un attentat contre le roi échoue. La vieille garde de l’armée avec Oufkir rivalise avec les jeunes officiers qui pourraient mener la révolution à sa place, une fois le roi liquidé.

Hassan II autocrate absolu terrasse alors les héritiers du mouvement national jusqu’à en faire des sujets dociles et repentants. Il châtie ceux qui se sont dressés contre lui, poètes compris, avec un raffinement de cruauté digne d’un empereur chinois.

S’ouvrent alors au Maroc des prisons secrètes, la police procède à des rafles massives, elle torture et la corruption est partout.

Après avoir réduit à néant tous ses adversaires, Hassan joue au peuple une berceuse télévisée qui va l’envoûter pendant 50 ans et certainement continue.

C’est un homme d’une intelligence hors du commun, tel que me l’a décrit en 1970 à Rabat son précepteur français, un Ariégeois. Hassan renouvelle le genre de l’autocratie féroce avec, il faut bien l’admettre de la substance et du style.

L’attentat du Boeing royal en 1972 est un nouvel échec pour les conspirateurs.

C’est précisément cette année 1972 que le poète Abdellatif Laâbi est condamné à 10 ans de prison.

Il restera huit ans et demi dans les geôles écrivant des poèmes d’une stupéfiante spiritualité.

A sa libération, il gagne la France et s’installe à Créteil, multiplie les publications et fait des aller-retour entre les deux pays.

Aujourd’hui, à 80 ans le poète met sa maturité et son génie au service de la poésie et des poètes et peuples opprimés.

Dans notre entretien du mardi 31 janvier 2023 à Radio Occitania il évoque certains épisodes de sa vie, trop longue et trop riche pour être contenue en une heure d’écoute.

Il parle encore pour et à ses frères comme lorsqu’il était incarcéré et s’adresse au poète Ashraf Fayad qui a été détenu comme lui plus de huit ans dans une prison saoudienne de janvier 2014 à août 2022.

Il lui dédie son dernier livre, dont le titre confirme la constance de son engagement : « Je n’ai pas dit mon dernier mot » (à paraître).

Toute le poésie de Laâbi, même surgie du long voyage de la réflexion et de la méditation est une poésie éthique qui va à l’essentiel en se voulant « recevable comme le fonds commun de nos peines et espérances ». C’est avec cette volonté qu’écrit ce témoin grandiose de l’absurdité tragique du monde. C’est par la simplicité de sa langue, même lorsqu’elle était au tout début sous l’effet de la rage, prolixe et heurtée, qu’il atteint cette capacité à incarner toute l’humanité.

C’est aussi le poète de l’amour et de la femme, la sienne en premier lieu, mais aussi la femme éternelle qu’il vénère.

Jamais le poète n’est grisé par le succès de sa parole poétique. Il cultive cette dérision de soi qui est l’apanage des plus grands. Il cite Robert Solé en exergue de son livre : « Rire, et d’abord rire de soi, est en effet une manière de ne pas pleurer ». Lui aussi connaît « Les larmes du rire », titre d’une partie de son recueil à paraître.

Ecoutons-le, lisons-le. Son œuvre antérieure est publiée aux Editions de la Différence. Et espérons avec ses poèmes qu’advienne la liberté et qu’elle recouvre notre humanité fragmentée où sévit toujours quelque part « Le Règne de barbarie ».

***

Extraits du livre « La Poésie est invincible »

 

Regain

 

Jours de plus

 

Jours de plus

merci pour l’hospitalité de l’air

la discrétion de la lumière

la sérénité des arbres

Je vous compte lentement

sur le bout des doigts d’une main

puis de l’autre

vous venez et vous partez

sans jamais dire « ce fut hier »

ni « à demain »

Jours de plus

merci du pain

du vin

de l’eau fraîche

des fruits de saison

de la musique ininterrompue

du fleuve de la vie

merci de me permettre

à votre discrétion

d’ouvrir…

d’ouvrir simplement

les yeux

et de me dire

non sans malice :

tiens, tiens

je suis encore là !

***

vieux compagnon

 

On s’accroche autant qu’on peut

à l’espoir

notre vieux compagnon

Comme nous

il n’est plus très vaillant

même s’il s’entête à marcher

sans canne

à cacher sa main

quand elle tremble

Comme nous

jeté dans l’océan déchaîné

des atrocités

il arrive tant bien que mal

à garder la tête hors de l’eau

à ne pas perdre de vue l’horizon

à gueer l’oiseau messager

la voile salvatrice

Comme nous

il s’accroche

aux rares mains tendues

s’abandonne

à la musique

du désert inspiré

des oiseaux

faisant le bonheur des arbres

du cœur nu

caressé par l’aile de l’amour

voilà pourquoi

et quoi qu’il advienne

nous lui restons fidèles

***  

le visage de l’assassin

À la mémoire, brûlante, de Samuel Paty

 

C’est un jeune homme

à peine sorti de l’adolescence

Le visage est racé

loin d’être laid

dans ses yeux

difficile de lire la haine

ou l’amour

la soif de sang

ou la peur panique

ce qui peut s’apparenter

à l’ange

ou au démon

On aura beau chercher

on ne trouvera pas le moindre indice

laissant deviner

derrière le masque humain

le monstre

C’est un jeune homme

à peine sorti de l’adolescence

il a un nez

une bouche

un sexe

un cœur

des poumons

des mains et des pieds

il a une mère et un père

des frères et sœurs

des amis

il mange

défèque

dort

rêve

il a eu une enfance

et songé parfois à un avenir

il a des souvenirs

des cicatrices

des tics de langage

il lui est arrivé de rire

de pleurer

de danser peut-être

C’est un jeune homme

à peine sorti de l’adolescence

il s’est renseigné

a tout planifié

s’est armé d’un bon couteau

a repéré sa victime

a bondi sur elle

et lui a tranché la tête

comme ça !

aux trois éternelles énigmes :

la vie

la mort

l’amour

sur lesquelles nous nous cassons les dents

depuis les origines

voilà que vient s’ajouter

une quatrième :

Comment l’un de nous

un jeune homme

à peine sorti de l’adolescence

en arrive-t-il à bondir sur son prochain

et lui trancher la tête

comme ça !

***

Extraits de « La Poésie est invincible »

 

Je puis l’attester :

la poésie est invincible

Je le sais

Je l’ai vu

Je l’ai vérifié

cent fois plutôt qu’une

rien ne l’arrête

ni la cruauté des hommes

ni celle des dieux

ni les rodomontades des puissants

ni les verdicts irrévocables de la mort

de l’homme à son humanité

la poésie est le chemin le plus court

le plus sûr

de la folie à la raison

et vice versa

elle offre le voyage

et les visites guidées

La poésie est fière

Face aux pires tempêtes

elle ne plie

ni ne rompt

effrontée

insoumise

féroce

excessive

mutine toujours

elle ne mâche pas ses mots

et ne se refuse aucune licence

amorale ? immorale ?

Le qu’en-dira-t-on l’indiffère

dans ses jardins suspendus

la poésie cultive

la distraction

la lenteur

le frisson d’avant le regard

d’avant le toucher

elle défriche

le sixième sens

puis le septième

le huitième…

La poésie désaltère

neoie les yeux

débouche les oreilles

attendrit la langue

parfume la bouche

et quand le ventre est plein

elle dit à la tête :

Chante !

art premier

la poésie est dans le secret

des origines

et du futur

elle a déjà des souvenirs

La poésie

tantôt fait du bien

tantôt fait mal

il arrive aussi qu’elle fasse du bien

en faisant mal

La poésie est de tous les combats

elle a la victoire modeste

la défaite placide

de la déconvenue

elle apprend davantage

que de la bonne fortune

[...........................]

alors

qu’on se le dise

haut et fort

ici et partout

aujourd’hui

et dans les siècles des siècles :

oui

la poésie est invincible !

***

Extraits de : « Je n’ai pas dit mon dernier mot »

« Les larmes du rire »

 

 

Dans quelle vie ?

 

Dans quelle vie

ai-je été artisan sellier

assis devant l’établi

à la place de mon père

dans son échoppe

de la rue Saqqatine

à Fès ?

 

Dans quelle vie

ai-je été guérillero

dans une montagne du Rif

le fusil sur l’épaule

après avoir prêté serment

les poumons gonflés

de fierté

méprisant la mort ?

 

Dans quelle vie

ai-je été guitariste

et compositeur

parlant castillan

dans un de ces pays

où l’on coupait les doigts

des chanteurs du peuple ?

 

Dans quelle vie

ai-je été un ermite

dans une grotte inaccessible

creusée à même la roche

à peine vêtu

ne buvant que de l’eau

mangeant

juste une poignée de dattes ?

 

Dans quelle vie

ai-je eu un pays

une demeure

des ancêtres

une progéniture

des racines comme on dit

et où j’aurais été anonyme

inoffensif

fataliste

heureux sans le savoir ?

 

Dans quelle vie

suis-je mort

à l’âge de six ans

sans avoir compris grand-chose

à la vie

la mort

le pouvoir des adultes

l’existence sur terre ?

 

Dans quelle vie

ai-je été enfermé

pendant une éternité

dans une petite pièce

d’une espèce de cimetière

et où

je peux le dire

« j’ai lu tous les livres »

en pensant à la chair

la réjouie

l’heureuse

l’enchanteresse

la glorieuse ?

 

Dans quelle vie

ai-je été sur le point

de commettre l’irréparable

parce que

en paraphrasant mon cher Maïakovski —

la barque de l’utopie

s’était fracassée contre le roc de la réalité

parce que le ciel humain

s’était avéré

irrémédiablement vide

lui aussi ?

 

Dans quelle vie

ai-je franchi

le seuil de l’éternité

naturellement

sans herbe ni autre terrifiant

sans rien demander

Cadeau !

De qui, de quoi ?

Inutile de chercher

 

Dans quelle vie

me suis-je reconnu

sans doute possible

moi

et non quelqu’un d’autre

une copie

un sosie

un travesti

un joueur quelconque

à la roulette des apparences ?

 

Dans quelle vie

quelle préhistoire

ai-je été un des ancêtres

ayant déjà acquis

une forme de conscience

mais pas encore la parole

ne connaissant de la musique

de la peinture

que les improvisations de la nature ?

Bref

un homme en projet

une page blanche

que ma main

mue par le plus grand des mystères

a commencé à remplir de signes

inventant ainsi

l’écriture !

 

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Christian Bobin poète pour l’éternité

 

Pour l’émission du 25 octobre 2022, après avoir signalé les événements majeurs autour de la littérature et de la poésie dans notre Occitanie, c’est-à-dire à ce moment-là le colloque « Les mondes de José Cabanis » de l’Académie des jeux floraux de Toulouse et la création de Laurence Pagès au Centre Joë Bousquet de Carcassonne et enfin la parution du dernier livre de poèmes de James Sacré dans la collection Poche/Poésie des éditions du Castor Astral Une rencontre continuée « Mais comment s’y prendre à cause des épines ? », 202 pages, 9 €, livre d’une grande puissance qui fera l’objet d’une émission à part entière début 2023, et avant d’aborder l’univers envoûtant de notre plus grand poète français : Christian Bobin, dont je ne pouvais ou voulais imaginer qu’il allait bientôt quitter ce monde qu’il savait louer mieux que quiconque, j’ai fait appel aux citations * d’une grande figure de notre poésie : Joël Vernet, proche de l’éthique poétique de Bobin, mais lui, plus grand voyageur sur les chemins terrestres.

Ce qu’il dit de sa posture de création poétique pourrait s’appliquer à notre poète disparu du Creusot :

« J’écris car la parole orale m’abandonne. C’est par l’écriture que je parviens à retranscrire cette beauté qui me traverse chaque jour, qui me fait baisser parfois les yeux. »

« Le poème rassemble l’essentiel, l’éclair. C’est l’art qui me convient le mieux. Il demande du courage, de l’obstination, de l’abandon. »

« J’ai écrit pour voir mieux, voir plus loin, bien peser ce que sont la joie et la fraternité. »

« J’écris pour vivre mieux, pas tout seul dans mon coin, terré comme une bête traquée, mais à l’unisson, même si les autres, je ne suis pas obligé de les croiser constamment . »

* : puisées dans la revue Rumeurs n° 8 d’Octobre 2020

 

Joël Vernet donne la main au maître Christian Bobin pour ne pas être écrasé par les facéties délétères du monde mais au contraire pour triompher singulièrement de la mort et emporter l’inépuisable beauté du monde à portée de notre regard pour peu qu’il soit fraternel.

Mais l’angélisme n’est pas de mise chez les poètes, et cette volonté fraternelle ne masque pas les dangers d’un monde qui, au fond, sera toujours à reconstruire spirituellement pour le rendre habitable en poète.

C’est cette force spirituelle, époustouflante chez Bobin, magnifique chez Vernet, qui fait la grandeur de la poésie.

« Le monde est un couperet, une trop grande sensibilité y signe votre arrêt de mort » lit-on dans :

« Eclat du solitaire » de Christian Bobin paru aux éditions Fata Morgana en 2022, 45 pages, 11 €.

« Un matin sur le rebord de la fenêtre, il y a eu dans cette chambre, d'un côté le dessin d'un visage, de l'autre un bouquet de pivoines. Ils sont entrés en lutte. Ce livre est la chronique de leur guerre."

Ce bref recueil se construit à partir d’un autoportrait de Gilles Dattas. Ce dessin recèle en soi, toute l’humanité, celle d’un gardien du musée du Louvre, artiste véritable et inconnu qui fige toute une vie de combats triviaux et laborieux dans son propre visage sans concession, piégé dans le miroir des toilettes du Louvre dans la nuit vide du musée.

Et le génie de Christian Bobin est de restituer par le poème, par cette pure parole de l’esprit, toute sa grandeur à cet homme qui représente tous les hommes.

« Le vrai est humain, impossible à incarcérer dans un chiffre » poursuivra-t-il dans son autre recueil de l’année 2022, un pur chef-d’œuvre, qui apparaît aujourd’hui comme son chant du cygne :

« Le muguet rouge » aux éditions Gallimard, 80 pages, 12,50 €.

Un administrateur culturel, pour mettre certainement en valeur la poésie de performance qu’il est censé promouvoir, raillait avec un manichéisme affligeant « les poètes de bibliothèque ». Mais ce sont les poètes de bibliothèque comme Christian Bobin qui ont fait et feront avancer l’humanité dans son aventure spirituelle !

Dans « Le muguet rouge » le poète retrouve la figure de son père mort en 1999. Il lui fait injonction d’aller au-devant de sa famille jusqu’alors inconnue qui a inventé le muguet rouge. L’onirisme du poème n’est que le faire-valoir du regard prophétique du poète. Et ce livre sublime est maintenant un testament dont l’humanité, en se révisant, devra exécuter. Lautréamont avait raison : la poésie a une utilité pratique.

En premier lieu Christian Bobin nous met en garde contre la sacrosainte modernité. Il tempère le : il faut absolument être moderne du très jeune Rimbaud par cette assertion : « La modernité est le crime parfait - même le mort ne s’aperçoit pas qu’il est mort. »

Moi qui vais démuni de Smartphone, je ne me suis plus vécu comme un laissé-pour-compte en lisant : « La fausse présence dans leur poche, sur leur table, c’est leur pain, leur bible, leur père, leur mère, une toute petite pierre tombale vitrée sur laquelle ils se penchent jour et nuit pour tutoyer des ombres pendant que leur vie se décolore. »

A ma grande jubilation, Bobin fait l’apologie du livre : « Mes mains sont ce lutrin fait pour accueillir les ailes battantes d’un livre. »

Cet amoureux des arbres s’est retiré de lui-même pour laisser venir à lui l’écriture. « Et voici qu’elle me le rend au centuple » s’émerveille-t-il.

Même s’il n’accorde aucune confiance aux hommes de pouvoir : « Les hommes de pouvoir ont des têtes de lion en pierre. De leur bouche, aucune eau ne coule. Ces fontaines sont mortes », même si « Chacun est le génie de sa propre ruine », il ne faut jamais s’abandonner au nihilisme : « Que jamais le nihilisme ne vienne prendre son impôt sur le bord de mes lèvres. »

Toute la poésie de Christian Bobin est une éthique de vie et la dramatique finitude humaine « nous crée un devoir envers ceux qui nous ont précédés ».

Jamais un poète en si peu de pages nous aura légué un tel constat de lucidité, cette vraie arme de la poésie qui ne touche que par les salves de la parole. Cette lucidité est celle de la prophétie poétique qui échappe totalement à ceux qui s’arrogent le droit de nous gouverner. Ceux-là sont bien dans le monde de l’illusion : « Opinions et discours sont des fientes chaudes sur la paille électronique. »

La parole poétique est un raccourci lumineux vers la réalité. Elle condense tout le travail d’Hannah Arendt sur la banalité du mal en deux phrases : « Hitler n’était personne. Il était juste la totalité des gens qui le suivaient. »

Aujourd’hui qui suit Poutine et les autres ?

Et puisque « la vie n’est qu’un bivouac »il ne restait à notre plus grand poète français qu’habiter le seul monde possible pour ce grand agoraphobe, celui du poème : « Je n’ai jamais rien su faire dans le monde que m’asseoir sur les marches d’un poème et mendier. »

« Le muguet rouge » : un livre qui a déjà sa place dans l’histoire éblouissante de la poésie française.

 

 

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